À quelques jours du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, rencontre avec Bérengère Orieux, la fondatrice de la maison d'édition nantaise Ici Même, 12 ans d'existence, 60 titres au catalogue et un ouvrage en compétition cette année dans la catégorie Fauve polar SNCF...
N'essayez pas de contacter l'attaché de presse, le responsable de communication, le maquettiste ou même l'homme à tout faire, car il n'y en a pas ! Et pour cause : Ici Même est une maison d'édition indépendante, une micro-structure fondée en 2013 par Bérangère Orieux qui assume seule toutes ces responsabilités.
Et la tâche n'est pas facile tous les jours, surtout lorsqu'il faut jongler entre les livraisons, quelques cours dispensés dans un établissement universitaire et les demandes d'interviews, y compris celle de votre humble serviteur. Programmée à deux reprises, deux fois reportée, notamment à cause d’un livreur peu ponctuel, notre rencontre a finalement pu avoir lieu. Direction non pas les bureaux d’Ici Même, mais une librairie nantaise bien connue des amateurs de bandes dessinées, Aladin, nichée en plein cœur du centre-ville.
Objectif coup de cœur !
Lancée en 2013, Ici Même propose aujourd'hui un catalogue d'une soixantaine de titres environ avec une moyenne de six nouveautés par an. Rien à voir avec les mastodontes de l'édition, mais ici, il faut le dire, tout fonctionne depuis le début de l'aventure au coup de cœur et à la passion. Retour sur une création...
"J'avais dans les tuyaux des auteurs et des projets qui me tenaient à cœur. Je n'en avais pas beaucoup, j'en avais quatre dans mes bagages, mais ça suffisait à allumer la mèche avec l'idée d'y apporter un petit peu ma voix à moi, avec pas beaucoup d'autres lignes directrices que du coup de cœur, et une attention à des types de narration et à des graphismes qui me surprennent, et dont j'ai l'impression qu'ils témoignent d'une voie vraiment particulière".
"Ça fait bientôt 12 ans maintenant que je publie du roman graphique, avec une grosse propension à travailler dans le domaine étranger, donc à aller chercher des auteurs d'un peu partout. Des auteurs souvent pas ou peu connus, y compris dans leur pays d'origine, et parfois des auteurs déjà reconnus".
Comme l'Italien Paolo Bacilieri, auteur de Vénus privée, l'adaptation d'un polar de Giorgio Scerbanenco.
"C'est le Simenon italien...", nous précise Bérengère, "Scerbanenco a écrit une tétralogie à la fin des années 60, autour d'un personnage qui s'appelle Duca Lamberti, un ancien médecin qui se trouve par le hasard des choses devenir une espèce de détective".
"C'est l'histoire d'une jeune femme retrouvée morte dans un champ près d'une route, et en parallèle d'un jeune homme très perturbé qui a sombré dans l'alcoolisme. Et le père de ce jeune homme va solliciter Duca Lamberti, l'ancien médecin, pour aider son fils à sortir de son alcoolisme. Très vite, on va découvrir que les deux histoires, l'assassinat de la jeune femme et l'alcoolisme dans lequel a sombré le jeune Italien sont intimement liées".
Un album en compétition
L'album Vénus privé est en compétition pour le Fauve Polar SNCF au prochain Festival International de la Bande Dessiné qui se tiendra du 29 janvier au 2 février à Angoulême. Ce n'est pas une première pour les éditions Ici Même, c'est même assez régulier, mais c'est à chaque fois une grande satisfaction pour Bérengère. Mais qu'est-ce que ça apporte ?
"D'être sélectionné, ça permet d'attirer l'attention des libraires d'abord, et des lecteurs ensuite, sur des albums, soit qu'ils avaient vu passer et qu'ils avaient défendu, soit parfois à côté desquels ils étaient passés. C'est une remise en avant au moment de Noël et donc on profite grosso modo jusqu'à Angoulême de trois mois d'un éclairage tout à fait unique en France en bande dessinée".
"Et puis les prix, on en a eu un, une fois ! En 2020, Giacomo Nanni a reçu chez nous le Fauve de l'audace pour Acte de Dieu. C'était un bouquin exigeant, pas facile, et je comprends bien pourquoi c'est le Fauve de l'audace qu'on a eu. Et force m'a été de constater qu'Acte de Dieu a eu une vie qu'il n'aurait jamais eue sans le prix. Tout simplement, je l'ai déjà réimprimé juste après Angoulême, ce qui n'était pas du tout gagné. Et puis c'est un livre qui du coup est devenu ce que j'appelle le fond dur de la maison, à savoir que c'est un livre qui sort tout le temps, qui est toujours repris par les libraires. Il y a la qualité du livre bien évidemment, mais on aurait sans doute moins bénéficié de ça sans le prix, c'est très certain".
Dédicaces, sélection, prix... la vie de salon
Angoulême, capitale de la bande dessinée. Chaque année, des dizaines de milliers d'auteurs, d'éditeurs, de libraires et de passionnés se retrouvent sur les rives de la Charente pour célébrer le neuvième art. 52 ans que ça dure, 52 ans que les uns critiquent le côté foire populaire, que les autres dénoncent l'élitisme de sa sélection et de ses prix. Mais pour Bérengère, c'est avant tout un moment de rencontre et d'échange :
"Dans la partie Nouveau Monde, où se trouve Ici Même, avec les éditeurs indépendants, on n'a pas des chasseurs de dédicaces, clairement. On a des gens qui ont plus envie d'échanger, de discuter avec les auteurs, avec les éditeurs. Donc, ce qui fait le sel des salons, moi, je le trouve encore à Angoulême".
La question, et je n'ai pas la réponse, c'est : à quoi sert une sélection ?
Bérengère OrieuxIci Même
Concernant la sélection des albums en compétition pour les différents prix, Bérengère y voit surtout une forme de curiosité.
"La question, et je n'ai pas la réponse, c'est : à quoi sert une sélection ? Est-ce qu'elle sert à mettre en avant des choses qui sinon n'atteindraient pas le grand public parce que ces livres-là sont cachés par la forêt du reste ? C'est une vaste question. Je dois dire que depuis 2016, Ici Même a quasiment systématiquement été en sélection. Je ne peux que m'en féliciter. Je le prends comme une reconnaissance professionnelle importante. La sélection, c'est ça aussi. C'est une forme de curiosité, et je pense que c'est quand même comme ça qu'on tire un public vers le haut, en lui proposant des choses qu'il ne verrait pas spontanément".
Un festival au féminin ?
Pendant longtemps, l'un des autres reproches faits au festival et plus largement au monde du neuvième art a été le peu de place laissé aux femmes. Et effectivement, Florence Cestac a été la seule représentante féminine du collège des Grands Prix (2020) avant que ne la rejoignent Julie Doucet en 2022 et Posy Simmonds en 2024. Mais les choses évoluent très vite, les autrices sont de plus en plus nombreuses et cette fois, trois femmes, et seulement trois femmes, sont en compétition pour le Grand Prix 2025. L'autrice de BD serait-elle l'avenir de l'auteur de BD ?
"Alors là, effectivement, on a trois femmes en lice pour le Grand Prix. Est-ce qu'au prorata des auteurs de bandes dessinées, c'est logique ? Je ne suis pas sûre non plus. En tant que femme qui travaille dans la bande dessinée depuis quand même 25 ans maintenant, très honnêtement, je n'ai jamais souffert de ça, au sens où je n'ai jamais eu l'impression que ma place était plus difficile à faire. C'est un milieu masculin d'abord, ça l'était beaucoup plus, il y a 25 ans que maintenant. Je pense qu'on y vit des rapports hommes femmes comme on en vit dans tous les milieux et dans toutes les strates de la société. Après, je suis toujours méfiante quand on fait un peu trop inverser la vapeur. Je n'ai pas envie d'être sollicitée quelque part parce que je suis une femme. Et je pense que c'est la même chose pour les autrices".
À la recherche de nouvelles voix
"Le programme 2025 avec lequel j'arrive correspond vraiment à mon envie du moment, à savoir, dans la lignée de ce qu'on avait fait avec Josh Bettinger, et Goiter qui était en sélection l'année dernière, aller chercher des jeunes gens plein de talent, plein d'envie, qui ont des choses à dire, mais qui le disent de belles manières et qui utilisent le médium de la bande dessinée exactement comme j'ai envie de le voir utiliser. C'est vraiment à ça que je me concentre en ce moment. C'est aller chercher des nouvelles voix et des voix que j'ai vraiment envie de porter jusqu'en France".
Si tout ça était à refaire ? Je le referais sans doute différemment, mais j'ai peur de dire que je le referais
Bérengère OrieuxIci Même
Une belle aventure
"Si tout ça était à refaire ? Je le referais sans doute différemment, mais j'ai peur de dire que je le referais. Je me suis toujours dit que c'était une aventure difficile, solitaire, compliquée. Mais quand je me retourne et que je regarde les 60 titres au catalogue, je suis ravie que ce soit là".
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