Le réalisateur Cyril Leuthy explore la vie et l'œuvre de l'artiste Pierrick Sorin, et met en évidence la relation complexe du vidéaste avec les images, mêlant réalité et illusion. Pierrick Sorin utilise le burlesque et l'absurde pour ridiculiser l'art contemporain.
Ça commence par un effacement : chiffon en main, Pierrick Sorin nettoie méticuleusement une vitre, Cyril Leuthy le filme longuement au travers. Plus loin, l’artiste est assis devant son ordinateur : le réalisateur l’observe en plongée verticale d’assez haut, sans doute depuis une mezzanine.
Ces deux plans de l'artiste, derrière la paroi de verre, puis observé à bonne hauteur semblent reproduire un point de vue : celui du spectateur penché sur les petits personnages qui évoluent dans les aquariums remplis de poésie à ras bord que sont ses théâtres optiques vitrés.
Quatre murs, un puits de lumière, un bric-à-brac et de la hauteur sous plafond, voilà le décor posé. "La vie bien remplie de Pierrick Sorin" se déroule en quasi-totalité dans le huis clos du domicile et de l’atelier de Pierrick Sorin.
Faute de lumière du jour, le réalisateur y fait entrer la couleur du rêve. Nous voilà embarqués dans un intérieur où le temps bégaie au lieu de défiler, où la physique obéit à d'autres lois qu'au-dehors.
Cyril Leuthy est rompu au genre du portrait à base d'archives comme réalisateur (Barbara, chansons pour une absente - 2017, Melville, le dernier samouraï - 2019) ou comme monteur (Becoming Cary Grant, François Truffaut l'insoumis, Quand Jean devint Renoir).
Pour Sorin, le rapport aux images se complexifie : outre que l'artiste est vivant, la biographie consiste à faire cohabiter le réel et l'illusion, le vraisemblable et les faux-semblants dont il a fait sa matière.
Quand Sorin est-il lui-même, quand entre-t-il dans la peau d’un personnage ? Que nous dit-il de lui en s'exposant à la caméra du documentariste, et que nous montre-t-il de nous par l'auto filmage ?
Pour le raconter, il faut remonter à l’enfance sans histoires d’un jeune garçon avec une caméra.
Bobines
Revenir donc à la magie du Super 8 et à son cérémonial de spectacle domestique : l’écran qu’il fallait déplier, mais ce pouvait être un drap qu’on aurait tendu, les chaises installées côte à côte à moins qu’on ne s’assoie par terre, les rideaux tirés pour faire l’obscurité, puis le son de la bobine qu’entraîne le projecteur.
L'instant d'avant, on avait chargé avec précaution sur la machine un ruban fragile formé d’une infinité de rectangles contenant autant d’images fixes. Et voilà qu’apparaissait sur la surface blanche un espace, un temps qui est propre à cet espace bref, tout un monde avec des gens et des choses, des animaux et des paysages.
Voilà pour les moins de 50 ans.
Mes tous premiers films, c'est avec la caméra Super 8 que mon père me prête.
Pierrick Sorin
Enfant, Sorin jouait avec la caméra paternelle. "Mon père m’explique comment faire un dessin animé, avec des tas de dessins qu’on prend en photo avec la caméra."
Il se souviendra de l'expérience une fois inscrit aux Beaux-Arts de Nantes.
Filmé par Cyril Leuthy, Pierrick Sorin a ressorti les bobines de ses films de jeunesse, et de ses premières œuvres. C’est déjà drôle, foutraque, décalé comme dans les dessins de Glen Baxter.
À quoi pense-t-il aujourd’hui à 60 balais en nous projetant ses films d’étudiant pour les besoins du documentaire ?
La caméra scrute son visage à proximité du projecteur, lui regardant avec nous l’image du jeune type ébouriffé qu’il n'était, sans doute pas encore tout à fait "un personnage" et beaucoup lui-même, dans le grain de la pellicule.
Ça peut faire penser à ce que font les Youtubeurs actuels, mais à l'époque personne ne fait ça.
Pierrick Sorin
"Quand je rentre à l’École des Beaux-Arts, je ne suis pas vraiment au courant que l’art vidéo existe. Je fais de la photo, j’essaie de faire de la sculpture, mais c’est horrible !" rigole Sorin. "J’essaie de faire de la peinture, c’est très mauvais aussi. Du coup, je me remets à faire des petits films avec ma caméra Super 8."
Comprendre : utiliser la pellicule pour faire autre chose que du film de vacances ou du cinéma. "Si les gens ont une caméra Super 8 à l’époque, ce n’est pas pour se filmer eux-mêmes, c’est pour filmer des paysages. En plus se filmer soi-même avec une caméra Super 8, c’est compliqué, car on ne se voit pas."
La vie devant soi-même
Le selfie n’existait pas à l’époque, le buzz non plus, mais c’est tout comme : la reconnaissance arrive en 1988 avec "Réveils".
Grâce à un dispositif artisanal qu’il a conçu, le bricolage restera sa marque de fabrique. Sorin se filme chaque matin pendant deux mois au moment du réveil, se dit à chaque fois fatigué, se promet à lui-même de se coucher plus tôt le soir venu, n’y parvient pas puisque la scène se répète chaque matin.
C'est banal à pleurer... de rire ! Cette boucle qui tient le personnage encapsulé, la promesse vaine qui le rend pathétique, la réitération de l’échec, autant de thèmes qu’on retrouvera dans les œuvres à venir de Sorin.
"Réveils" lève aussi une ambiguïté : l’auto filmage, ce n’est pas pour se raconter puisqu’on a si peu à dire, mais pour renvoyer la société à ses travers, pêle-mêle la recherche de la performance, la place de l'artiste, la grandiloquence, la croyance qu'on peut agir sur les choses, liste non limitative.
Sur la mise en scène de soi dans son travail, Sorin est catégorique : "Quand je me déguise et que je me filme, ce n’est pas moi. Si je parle de mon personnage, je dis "il", ça ne me viendrait pas à l’idée de dire "je"."
Pierrick de Nantes revendique à juste titre un cousinage avec Jacques Tati, les burlesques Laurel et Hardy ou Buster Keaton. On y rajoutera Jean-Christophe Averty et Mister Bean pour faire bonne mesure.
Assuré que le ridicule ne tue pas, Sorin en fait une arme de dérision massive de ses cibles préférées, parmi lesquelles le milieu de l'art contemporain tient une place de choix. "Je n’arrive pas à comprendre comment on peut créer une œuvre sans avoir la préoccupation qu’elle soit comprise."
À l’hermétisme satisfait des petites transgressions en vogue dans le milieu de l’art contemporain, Sorin oppose la sienne, énorme : le gag, ce premier degré en apparence.
L’ambition artistique n’en souffre pas. "Je me souviens avoir vu un choc déterminant lors d’une expo au Centre Pompidou, il y avait une toile entièrement blanche" se souvient Pierrick Sorin. "À l’époque, je ne connaissais pas l’histoire de l’art ni l’art contemporain. Il y avait un titre : "There was a discussion" - Une discussion a eu lieu. Et là, je me suis dit : "ça, c’est intéressant". Le simple fait de se demander si une toile blanche, c’est de l’art ou pas, quelle que soit la réponse, ça m’intéresse."
Illusions
À la toute fin des années 80, le Super 8 et l’écran blanc des débuts, et de l’enfance, laissent place à la vidéo et aux écrans de télé avec une première installation et exposition personnelle, "La Belle Peinture est derrière nous", présentée à Nantes, et qui se promènera au fil des années sur tous les continents.
Le dispositif met à contribution le public : invité à se coiffer d’un casque audio puis à regarder par un œilleton sans savoir quoi, le spectateur se voit apostrophé par l’image vidéo d’un Sorin face caméra qui lui demande sans ménagement de se pousser, car il lui masque "la belle peinture" accrochée derrière lui.
Le spectateur surpris se retourne : la peinture en question est bien derrière lui, par ailleurs bien moche.
Sorin alternant perruques, fausses moustaches, accents divers, provoque les spectateurs les uns après les autres. Ils ressortent hilares de l’expérience comme autant de quidams pris au piège d’un programme de caméra cachée.
Hilares et interrogatifs sur ce qui vient de leur arriver, car ils ne sont pas dans la rue, mais dans une galerie. La "belle peinture", les espaces où l’art s’expose, là où il faut diriger son regard, le doute sur le sens de l’œuvre si on ne la comprend pas : au-delà des discours abscons et pompeux, si tout cela n’était qu’une farce ?
Les progrès techniques de la vidéo lui permettront bientôt d’aller plus loin dans la création d'illusions et l'implication du public, avec plus de fantaisie encore.
Une vitre inclinée qui projette en deux dimensions le reflet d'une image vidéo dans un décor en trois dimensions : voilà ressuscitée une invention de music-hall de la deuxième moitié du 19e siècle, le théâtre optique.
Ces petites boîtes vitrées vers lesquelles on se penche sont autant de vitrines d'un cabinet de curiosités imaginaires. Elles contiennent les décors fabriqués par l’artiste et l’hologramme de ses personnages, la superposition des deux fabrique une poésie visuelle soutenue par des scénarios burlesques et oniriques. Depuis le tout premier en 1995, Pierrick Sorin en a produit des dizaines, et le documentaire de Cyril Leuthy nous en montre beaucoup, on en redemande !
On réinvente le monde comme un enfant qui jouerait avec une maison de poupées ou aux petits soldats.
Pierrick Sorin
"J’ai une fascination enfantine de voir un personnage apparaître comme ça dans un décor qui lui est palpable, réel. Retrouver les jeux de l’enfance et avoir un contrôle sur le monde, ce dont rêve tout individu !"
Si Pierrick Sorin se joue des proportions faisant du spectateur de ses théâtres optiques à la fois un géant et un enfant, il joue aussi avec une autre perception du temps : à l’intérieur de la boite vitrée, l'histoire se répète ad libitum, sans passé ni avenir.
Un présent à perpétuité comme dans l’œuvre "Artiste vieillissant dans le vent" où le personnage court sur une platine vinyle qui tourne, essayant maladroitement de se maintenir dans le coup, sans avancer comme le hamster dans sa roue, encagé.
Facettes
Ce que nous permettent les théâtres optiques de Pierrick Sorin, c’est de vivre une expérience artistique joyeuse et enfantine. C'est l'art sans peine, et sans douleur, pour tous.
Le film montre largement les coulisses de ses créations et de ses tournages dans son atelier-studio. Pierrick Sorin n’est pas avare d’explications sur ses dispositifs, qu’il laisse parfois apparents et explicites dans ses œuvres pour mieux questionner le spectateur, sans que cela ne nuise à la magie de l’illusion comme dans "Pierrick on the Moon", ou "143 positions érotiques".
Le documentaire parviendra à nous arracher du quotidien à huis clos de l’artiste le temps d’un déplacement de Sorin à Cagliari en Italie pour dévoiler une autre facette de son travail : la mise en scène d’Opéra et de spectacles vivants où il reprend le principe de capter en vidéo les personnages et les scènes sur fond bleu, pour les incruster ensuite dans de petits décors eux-mêmes filmés puis projetés sur un large écran au-dessus de la scène.
À son affaire, pour nous raconter son anti-héros, Cyril Leuthy ne s’est pas contenté du traditionnel tissage du témoignage, des extraits d’œuvres et des archives de Pierrick Sorin sur des plateaux télé, chez Laure Adler ou Michel Field.
Il joue lui aussi à l'illusionniste en construisant des scènes ou deux, puis trois Sorin s’affairent dans le même plan à ranger l'atelier. Ailleurs, citant son installation "Une vie bien remplie" à laquelle le documentaire emprunte son titre, le visage de l'artiste s’anime sur la face d’une assiette, dans le reflet d’un mug, trouve refuge dans la banalité d’un rouleau de papier absorbant, le temps d’une scène de vaisselle dans la cuisine.
Multiplicité et répétition de la figure de Pierrick Sorin qui signifient paradoxalement la solitude qu’il semble affectionner dans sa vie personnelle comme dans son travail.
Au terme de 52 minutes brillamment menées et montées, on assistera à une dernière pirouette qui dira tout du sens du mot "postérité" pour Pierrick Sorin, artiste solitaire, collectionneur de petits riens, parodiste de nos espoirs démesurés et comptable des effets médiocres qu’ils produisent sur nos existences.
"La vie bien remplie de Pierrick Sorin", une coproduction France Télévisions - Drôle de Trame, réalisé par Cyril Leuthy à voir jeudi 1er juin à 23h40 sur France 3 Pays de la Loire.
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