ENTRETIEN. "Ce livre, c'est vraiment un gros élan de vie", Mississippi, le premier roman de Sophie G.Lucas rend les gens ordinaires extraordinaires

De qui sommes-nous faits ? Voilà une question qui obsède la poétesse et écrivaine nantaise Sophie G. Lucas. Dans son premier roman qui vient de paraître, Mississippi, La geste des ordinaires, elle nous emmène avec elle sur les traces de ses ancêtres, à travers les siècles. Une épopée passionnante, poétique, qui fait la part belle aux gens "ordinaires".

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Ce roman est un fleuve. Comme le mythique Mississipi, dont il porte le nom, il traverse les paysages, les époques. Comme un héritage, le souvenir du fleuve nord-américain se transmet de génération en génération chez les personnages de Sophie G. Lucas. Ces personnages, l'écrivaine nantaise née à Saint-Nazaire les connaît bien. Ce sont ses aïeuls, dont elle a longuement cherché la trace, peut-être aussi pour se trouver elle-même. Entretien avec cette poétesse qui s'essaie pour la première fois au genre romanesque en publiant Mississippi, La geste des ordinaires, aux éditions de la Contre Allée.

  • Vous êtes poétesse, c’est votre premier roman, pourquoi avoir franchi ce pas ?

C’est une vaste question. Ce qui est assez étrange c'est que quand je publiais de la poésie, on me qualifiait de poète, mais moi je ne me suis jamais trop définie comme poète, parce que je trouvais que c'était un petit peu trop grand comme habit. Et je ne me sentais pas vraiment poète, j'écrivais. Quand je suis passée sur le style du roman, et bien je me suis sentie poète en l'écrivant. Paradoxalement. Dans ma poésie il y a beaucoup de textes qui sont assez narratifs. Les frontières sont très poreuses entre les deux. Pour que ce soit plus simple et plus clair pour l'éditeur on s'est dit qu’on allait le présenter comme étant un roman. Il est un roman, mais il a une forme assez particulière. On pourrait presque l'identifier à une sorte de chant. Un chant pour toute cette généalogie que j'ai traversée.

  • Quel a été votre déclencheur, pour commencer à écrire ce roman ?

En fait je portais ce texte depuis vraiment pas mal d'années et j'étais partie sur des choses un peu fictionnelles, mais ça ne fonctionnait pas vraiment. Il a fallu des raisons personnelles, il a fallu la maladie de ma maman, ma propre maladie, le décès de ma maman. Et donc tout ça, ça a fait que j'ai eu envie de me replonger dans ma généalogie, retrouver peut-être ma place dans tout ça, avec des questionnements existentiels. Et j'ai donc pris comme fil rouge ma propre généalogie. J'avais ma documentation. Et après j'ai pu réinventer, ré-imaginer ces vies depuis le 19e siècle jusqu'à aujourd'hui.

  • Est-ce que vous avez mené un travail de recherches avant d’écrire ?

Oui, oui, tout à fait. En fait, la généalogie, je l'avais déjà faite quelques années auparavant, j'avais mis ça de côté. Je m'y suis replongée, j'ai dû refaire des choses, recouper un peu, comme on fait en tant que journaliste, recouper un peu toutes les informations. Donc j’ai fait des recherches dans des registres, et des recherches historiques aussi un petit peu. Mais je ne voulais pas trop me charger de faits historiques. Je voulais que ça soit plus comme une sorte d'impression. Comment ça a pu peser sur tous ces personnages, comment ils ont pu aussi être acteurs de leur existence. En s'engageant dans des combats, dans des luttes sociales. Comment tout ça s'est un petit peu imprégné, comment ça a influé sur des destinées familiales.

  • Chez tous les personnages de votre livre, il y a cette notion d'héritage qui est très forte, mais pas d'héritage financier. On est dans autre chose, un héritage des émotions, des expériences. C'est ça qui est le plus important pour vous ?

Oui, parce que ce sont des gens très pauvres, comme 95% de la population française ils ont des origines paysannes, des origines ouvrières, populaires. Et dans ma généalogie, il y a eu un moment, enfin au tout début de l'histoire d'ailleurs, on voit qu'il y a un personnage qui se détache en quelque sorte, qui est le père des frères Lumière. J'ai découvert ça complètement par hasard puisque mon aïeule directe sur plusieurs générations en arrière, c'est Françoise Lumière, c'est la sœur d’Antoine Lumière. Donc la tante des frères Lumière. Et la branche n'a pas du tout suivi cette destinée. En fait, il s'est échappé de sa destinée. Il était assez emblématique. Et j'ai le sentiment que tous les autres qui ont suivi, les descendants ont tenté d'échapper à leur destin. Donc cet héritage qui a pu être transmis, c'est peut-être cette idée de quête, une émancipation, de lutte.

  • Une transmission qui coule comme un fleuve, comme le Mississippi ?

Oui en fil rouge, il y a ce fameux Mississippi, qui est complètement inventé. Et donc ce fleuve se transmet mais en fait, au fil du temps, on voit bien qu'il n'a plus vraiment la même signification pour le premier personnage que pour les autres parce que les choses ne se transmettent pas forcément oralement, il y a des non-dits, il y a des silences. Et puis ce sont des gens qui travaillent, qui bougent, qui changent de région, et donc qui se réinventent à chaque fois. Mais on sent bien que de manière inconsciente, les choses se sont transmises, notamment cette idée du Mississippi, de l'ailleurs, du meilleur.

  • Pourquoi le Mississippi, pas la Loire ou le Rhône par exemple ?

Je ne sais pas. Ça me semblait moins glamour. J'ai besoin de cet imaginaire américain. Pourtant j'ai la Loire sous les yeux tous les jours, je pense que ça m'a même aidé pour écrire. Mais au tout début de l'écriture j'avais besoin de déclencheurs, ce qu'on appelle une sorte de déclencheur de l’écriture. Et j'avais le sentiment que je n'avais pas beaucoup d'appui, que je n’avais pas beaucoup d'imagination. En fait je pense que j'en ai un petit peu quand même. Mais ce Mississippi me faisait tellement rêver. Il est venu vraiment sans calcul, de manière naturelle. Et j'avais tout cet imaginaire, cet ouvert. J'ai pu faire partir mon personnage Impatient sur les bords du Mississippi. Il se construit là-bas et il revient dans son pays franc-comtois. Il se soigne, il renaît à cet endroit.

  • Vous parlez beaucoup des gens, que c’est pour vous une obsession dans l’écriture. Mais qu'est-ce que ces personnages disent de vous ?

C'est une bonne question. En fait, je crois que j'occulte un peu ce que ça peut m'apporter à moi ou qu'est-ce que ça dit de moi. Ce qui m’importe c’est de faire des portraits. Ce qui me travaille, c'est plutôt d'essayer de rendre visibles les invisibles. Ça paraît être une formule comme ça un peu bateau, mais ce qui m'intéresse, c'est de creuser la marge.

Par exemple, auparavant, j'ai pu m'intéresser à des gens qui passaient dans la justice au tribunal de Nantes, aux gens qui vivent dans la rue. J'ai envie de montrer une vie derrière chaque visage, derrière des personnes qui n'ont pas forcément de nom. C'est vraiment une obsession chez moi.

Qu'est-ce que ça dit de moi ? Je ne sais pas.

Je pense qu'il y a peut-être une origine par rapport à un nom qui ne m'a pas été donné, donc que j'ai recherché. Donc, Impatient est un peu mon double, le personnage du premier chapitre. Au Mississippi, je disais parfois que c'était une sorte de tapisserie. Vous voyez les tapisseries où on montrait un peu les personnages, les hauts personnages, qui ont fait l'histoire. Ce qui m'intéressait c'était de retourner la tapisserie, de voir ce qui se passait sous la table de l'histoire et les gens ordinaires. 

  • Ces personnages ont tous existé ?

Oui. Ils ont tous existé. Ça part de cet aïeul que j'ai appelé Impatient parce que là aussi j'ai besoin d'une sorte de déclencheur et d'imaginaire. Son vrai prénom c’est Alexis mais voilà ça ne sonnait pas. Quand je parlais de chant tout à l'heure, je veux dire que j’ai besoin qu’il y ait une sorte de pulsation, de rythme. Et donc Impatient il a existé, il y avait déjà une histoire autour de lui, donc je n'avais plus qu'à broder un peu autour de ça. Et puis les personnages suivants sont mes aïeux donc j'ai réinventé, ce sont des vies potentielles, j'ai imaginé ce que ça pouvait être. Et je m'en suis sentie légitime parce que je descends d'eux. Je suis habitée aussi par eux, je pense qu'ils m'ont transmis des choses, même si ça remonte à très très loin, mais il y a peut-être des gestes, des façons d'être, peut-être ma manière d'être au monde aussi qu'il m'ont transmis. Que j'ignore, peut-être... Voilà… Ils sont à la fois fictionnels et en même temps réels.

  • A propos de votre façon d’écrire, j’ai eu cette impression que chaque chapitre était comme une longue phrase. Il y a quelque chose de très instantané dans votre façon d'écrire et en même temps on sent bien que tout est très réfléchi, que chaque mot a sa place. Comment avez-vous écrit ?

Ça a été, je crois, la première fois que je me suis sentie aussi heureuse, dans une joie perpétuelle d'écriture. Alors je ne fais pas partie de ces écrivains qui souffrent quand ils écrivent, je trouve qu’il y a des métiers vraiment pires. Mais si je compare avec l'écriture de poésie, assez étrangement, c'est une écriture qui est peut-être plus maîtrisée, plus dans le contrôle. Et là, dans Mississippi, j'avais des jalons, j'avais des dates, j'avais des personnages, mais je n’avais pas de plans. Et je me laissais complètement, vraiment porter.

Je pourrais dire il y a un côté un peu chamanique, un peu magique, dans le fait que j'étais vraiment habitée par chacun des personnages, je me suis mise un peu à leur place, j'avais cette forme d'empathie mais vraiment très très grande. Et j'étais eux à chaque fois. Et du coup l'écriture est venue grâce à leur voix.

Ce texte là j'ai envie de le dire à voix haute, j’ai envie que les lecteurs et les lectrices s'emparent de ça, essayent de se créer sa propre musique. Il y a vraiment une intention de musicalité, et des fois on a l'impression que tout est très plein parce que j'ai envie de mettre toute la vie dans l'écriture. J'ai envie qu'on entende les sons, qu'on entende la musique, qu'on voit les gestes, tout doit y être.

Ce livre, c'est vraiment un gros élan de vie. Je me suis appliquée à ne pas être en surplomb, à être une sorte de narratrice omnisciente, à essayer de tout deviner. Je présente les choses de manière assez impressionniste pour laisser la place aux lecteurs et à la lectrice de s'emparer du texte. Donc ça s'est présenté à chaque fois de cette manière. C'était la figure et la voix arrivait et j'avais plus qu'à me laisser porter.

  • Avez-vous envie de vous poursuivre l’écriture de romans, ou bien était-ce un aparté dans votre vie de poétesse ?

Je pense que ce texte est à part de ce que j'ai pu écrire. Je ne sais pas encore si ça va être juste une parenthèse ou si ça va être l'impulsion pour aller encore plus loin dans l'écriture d'un roman. Pour le moment, j'ai le sentiment que je veux creuser encore cette expérience romanesque et d'être surtout sur un truc un peu marathonien plutôt que sur des formes courtes. J'ai déjà des choses qui me travaillent et puis ça a été une telle joie… Je souhaite qu'une chose c'est de retrouver cette joie que j'ai éprouvée dans le travail d’écriture. J'ai envie de m’y remettre. 

Mississipi, La geste des ordinaires, Sophie G. Lucas, Editions La Contre Allée, 2023, 18 €

Sélection du Prix Wepler - Fondation La Poste 2023

Sélection du Prix Révélation d’automne 2023 de la SGDL

Sélection du Prix Hors Champ 2024

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