Rencontre avec Bea Lema, lauréate du Fauve d'Angoulême Prix du public France Télévisions 2024 pour son album Des Maux à dire

Après Chloé Wary, Léonie Bischoff, Léa Murawiec et Sole Otero, le très convoité Fauve d'Angoulême Prix du Public France Télévisions a été remis à Beatriz Lema à l'occasion du dernier Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Retour sur un moment important pour la jeune autrice espagnole...

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Bea Lema est originaire de La Corogne dans le nord-ouest de l'Espagne, mais c'est en France, à Angoulême plus précisément, à l'occasion d'une résidence à la Maison des auteurs, qu'elle a réalisé son premier roman graphique baptisé Des Maux à dire.

Coup d'essai, coup de maître, son album a été retenu dans la sélection officielle 2024 du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême et a reçu le 27 janvier dernier le Fauve d'Angoulême Prix du Public France Télévisions des mains d'un jury composé de lecteurs et lectrices passionnés du neuvième art et touchés par "la poésie graphique" qui se dégage de son album et par son "traitement sensible de la santé mentale".  

Après quelques jours de repos bien mérités auprès de ses amis et de sa famille en Espagne, Bea Lema a accepté de partager avec nous son ressenti autour de cette très belle aventure et de revenir sur cet album singulier, séduisant et à la thématique universelle. Interview...

Bonjour Bea et bravo pour votre prix. Comment en avez-vous vécu l'annonce et sa remise sur la scène du théâtre d'Angoulême ? 

Bea Lema. Je me suis sentie très reconnaissante. Faire partie de la sélection officielle avec des auteurs reconnus et des projets de haut niveau, avec mon premier album, c'était génial. Mais recevoir le prix du public était vraiment important parce que cela donne beaucoup de visibilité au livre.

Pour vous, le fait que ce soit un prix du public a une saveur particulière ?

Bea Lema. Quand on fait un album, on veut qu'il touche le plus grand nombre. Avec "Des maux à dire", j'ai eu beaucoup de lecteurs qui sont venus me voir pour me dire que l'histoire était proche de la leur. Ils se sentent identifiés et touchés par cette histoire, c'est le meilleur retour que je puisse avoir et c'est ce que représente le prix du public.

Le prix du public contribuera également à rendre le projet visible en Espagne, car le Festival d'Angoulême est une référence dans le monde entier

Bea Lema

Vous êtes espagnole, est-ce que pour vous cette reconnaissance française est importante ? 

Bea Lema. Être reconnu en France, c'est spécial parce que le pays a une énorme culture autour de la BD. La qualité et la quantité de livres publiés sont très élevées. Il est difficile d'avoir une visibilité au milieu de tant de grands projets et d'auteurs.

La première édition du livre a été épuisée en deux mois et les médias en ont fait une très bonne critique. Le prix du public contribuera également à rendre le projet visible en Espagne, car le Festival d'Angoulême est une référence dans le monde entier.

Justement, que représente le festival d'Angoulême pour vous ?  

Bea Lema. Le Festival d'Angoulême est l'endroit idéal pour découvrir tout ce qui est sorti l'année dernière. Le programme de conférences et les expositions sont excellents. C'est aussi un lieu de rencontre pour les éditeurs, les auteurs et les amis. Le tout dans un endroit magnifique comme Angoulême.

Revenons à l'album. Comment vous est venue l'idée de ce récit ?

Bea Lema. J'ai ressenti le besoin de travailler sur l'histoire de ma propre vie. J'avais grandi avec la maladie mentale de ma mère, mais je n'avais jamais essayé de comprendre comment tout cela avait commencé.

La réalité est parfois chaotique et j'ai besoin de travailler dans une narration avec un rythme concret, j'ai donc décidé d'utiliser la fiction dans certaines parties de l'histoire

Bea Lema

Des Maux à dire raconte la maladie mentale d'une femme qui est en l'occurrence votre mère. Pourquoi avoir donné le prénom de Véra à votre personnage ?

Bea Lema. Des maux à dire est un projet autofictionnel basé sur mon histoire, mais certaines parties sont de la fiction. La réalité est parfois chaotique et j'ai besoin de travailler dans une narration avec un rythme concret, j'ai donc décidé d'utiliser la fiction dans certaines parties de l'histoire.

D'un autre côté, l'utilisation de noms fictifs est un moyen de mettre une certaine distance émotionnelle. Je me sens plus protégé de cette manière.

Raconter la maladie mentale de votre mère, c'est aussi vous raconter, raconter votre vie. Était-ce facile de faire en sorte que l'intime sonne universel et nous intéresse au-delà des frontières, des cultures, des langues ? 

Bea Lema. Je n'ai jamais voulu que cette histoire soit universelle. Mais je crois que les maladies mentales graves et les abus au sein de la famille touchent toutes les cultures. Il s'agit d'histoires essentiellement féminines et passées sous silence, auxquelles beaucoup de gens peuvent s'identifier. Je pense que c'est ce qui fait que les gens se sentent concernés par l'histoire.

Je n'ai jamais voulu que cette histoire soit universelle. Mais je crois que les maladies mentales graves et les abus au sein de la famille touchent toutes les cultures

Bea Lema

Votre album est d'une immense richesse graphique, vous faites notamment appel à la broderie que vous avez apprise, je crois, auprès de votre mère... 

Bea Lema. Ma mère a travaillé toute sa vie comme couturière. Lorsque mon frère et moi sommes nés, elle a commencé à travailler à la maison. J'ai grandi en la regardant coudre tout le temps. Les matériaux comme le tissu, le fil et l'aiguille étaient toujours à portée de main. Je ne sais pas quand j'ai appris à coudre, j'imitais simplement ma mère, c'était un jeu pour moi.

Dans l'album, j'utilise cette connaissance comme un moyen de refermer une blessure. Pour la réparer, pour créer de la beauté en utilisant quelque chose qui était douloureux au départ.

Quelles ont pu être vos influences pour cet album ?

Bea Lema. J'aime l'art médiéval et l'art naïf. J'utilise également de vieilles photographies de Galice réalisées par des artistes comme Cristina Garcia Rodera ou Anna Turbao. Dans le domaine de la bande dessinée, j'adore le travail de Brech Evens ou de Power Paola. Je suis également très influencée par le travail d'illustration d'artistes comme Beatrice Alemagna ou Laura Carlin.

En ce qui concerne l'art textile, j'ai été inspirée par les arpilleras latino-américaines, une technique qui utilise les textiles et la broderie. Cette technique a vu le jour au Chili pendant la dictature de Pinochet. Des groupes de femmes se réunissaient pour représenter les événements violents que connaissait le pays, comme les enlèvements, les emprisonnements et les assassinats. Ces groupes étaient à la fois un moyen de partager leur douleur et de dénoncer ce qui se passait. Je suis fascinée par l'utilisation que ces femmes ont faite de la couture, un métier historiquement associé aux femmes et apparemment inoffensif, qui a été utilisé de manière subversive contre le pouvoir.

Vous avez en partie réalisé l'album lors d'une résidence à la maison des auteurs d'Angoulême, comme Sole Otero qui a reçu le même prix l'an passé pour Naphtaline ou encore Léa Murawiek pour Le Grand vide en 2022. Que vous a apporté personnellement cette résidence ?

Bea Lema. Cette résidence était comme un rêve devenu réalité pour moi. J'ai posé ma candidature trois fois avant d'être sélectionnée. Ma résidence a été organisée par Acción Cultural Española (AC/E) et la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, en collaboration avec l'ambassade de France en Espagne. Le programme comprenait un ensemble économique pour six mois, un appartement et un studio pour mon usage personnel. Mes collègues étaient des artistes du monde entier et Angoulême est une ville très accueillante pour les artistes. Je me suis donc sentie à l'endroit idéal pour mener à bien mon projet. J'ai également eu l'occasion de me familiariser avec le marché français, ce qui a été une énorme opportunité professionnelle pour moi et m'a permis d'arriver là où je suis aujourd'hui.

Merci Bea, propos recueillis le 5 février 2024.
Merci à Aurélia Robin-Ascher pour la traduction 

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