"Des influenceurs sous influence" c'est l'intitulé d'une thèse que vient de soutenir un jeune chercheur nantais. Joseph Godefroy démonte quelques idées reçues. Le mythe des influenceurs heureux et gâtés en prend un coup.
Disons-le tout de suite, les demandes d'entretien que Joseph Godefroy a fait parvenir par divers canaux à Instagram France sont restées lettre morte. De toute façon, ce jeune sociologue se doutait bien qu'on lui servirait un discours formaté dont son travail de recherche pouvait se passer.
Il y a quelques années, Joseph Godefroy avait fait un mémoire sur les célébrités du fitness. Il avait alors pris conscience de l'importance des influenceurs des réseaux sociaux sur ce monde de sportifs très attachés à leur propre image.
Est née alors l'envie d'aller plus loin dans ce décor plein de paillettes et de couleurs vives et de soutenir, pourquoi pas, une thèse de doctorat en sociologie sur ces "influenceurs", version XXIᵉ siècle, pourrait-on dire, de ces hommes-sandwiches payés deux siècles plus tôt pour se promener en vantant une marque sur un panneau qu'ils portaient sur leurs épaules.
40 influenceurs interrogés
À la différence des hommes-sandwiches, les influenceurs(euses) ne marchent pas sur les grands boulevards commerçants, mais se font voir sur les réseaux sociaux, dans leur vie (soi-disant) quotidienne ou leur secteur d'activité de référence, maquillage, sport, habillement... et en profitent pour placer des produits. Avec le moins de temps morts possibles puisque c'est ce qui les fait vivre.
Mais ce que Joseph Godefroy a trouvé est moins pétillant que ce que le monde d'Instagram veut bien nous montrer. Le sociologue a rencontré 40 influenceurs dans plusieurs villes françaises, Nantes, Bordeaux, Lille, en Corse aussi... du petit influenceur à moins de 10 000 abonnés, à la référence qui tutoie les 500 000 abonnés. Ainsi que des spécialistes du "marketing d’influence".
Des gens loin d'être ordinaires
Ces profils parfois bodybuildés, souvent maquillés, éventuellement retouchés, à la vie semble-t-il facile, ne sont pas des "gens ordinaires" parvenus au sommet par la seule magie des réseaux sociaux.
"Il faut mettre à distance l'image un peu enchantée qu'on peut avoir des influenceurs et de leur réussite" avertit Joseph Godefroy.
D'abord, parce que ceux qui creusent leur trou sur Instagram, notamment, ont un environnement personnel favorable à cette réussite.
"Ils ont un bon niveau de diplômes, a pu constater le chercheur. En moyenne un bac + 5 dans les secteurs du commerce, du marketing, de la communication. Ils ont appris à s'exposer en ligne, à se vendre."
Leur origine sociale est également un élément déterminant.
"Ils disposent d'un capital économique qui peut être mobilisé, grâce à leurs parents qui occupent des fonctions professionnelles plutôt confortables. Ou leur conjoint. Ce qui leur permet de tenter l'aventure sur Instagram. Percevoir les réseaux sociaux numériques comme une perspective de réussite sociale sans danger est une illusion" prévient Joseph Godefroy.
"Il y a un rapport de force avec les marques"
Le rejet du salariat est à la mode en ce moment. On peut être tenté d'être "son propre patron" et les influenceurs déclarent un peu trop facilement être heureux dans leur bulle numérique.
Car poster ses vidéos sur un réseau est une chose. Séduire et durer en est une autre.
"Il y a beaucoup de travail et un rapport de force qui s'installe avec les marques" ont avoué les influenceurs que Joseph Godefroy a rencontrés.
Ceux qui parviennent à signer des contrats (souvent courts) avec des marques, doivent en lire toutes les lignes. Outre le nombre de publications auquel s'engage l'influenceur, il y a aussi la mise en scène imposée, les couleurs exigées ou à bannir et un chapitre sur le "wording", les mots à utiliser impérativement pour le placement du produit.
Quelques contrats s'accompagnent également d'un "briefing" pour expliquer à l'influenceur ce à quoi il s'engage.
La plupart sont payés en bons d'achat
Et encore, cela concerne l'infime minorité des "pro" de l'influence. Car, pour les petits, il ne faudra espérer aucune négociation, mais, au mieux, des bons d'achat, à utiliser bien sûr dans la marque concernée. Ce qui, au passage, génère parfois des achats complémentaires de la part de l'influenceur approché. Il n'y a pas de petits profits.
Cela dit, les petits influenceurs ne sont pas négligés par les cabinets spécialisés, car ils ont un potentiel "d'authenticité" qu'ont un peu perdu les grosses cylindrées suspectées par leurs abonnés de rouler pour les marques.
Combien gagne un influenceur sous contrat ?
"Autour des 4 000 € mensuels (lissés sur l'année), nous dit Joseph Godefroy. Auxquels on peut ajouter les frais qui passent sur leur société, comme la voiture, par exemple. Et, parfois aussi, des commissions sur les ventes. Pas plus de 1 000 € par mois."
Ceux qui ne parviennent pas à s'ancrer dans ce business peuvent cependant valoriser cette expérience dans un CV ou un entretien d'embauche.
Contacté par des députés
Lorsqu'il était dans sa recherche, Joseph Godefroy a eu la surprise de voir son compte Twitter grésiller. Plusieurs politiques se sont mis à le suivre. L'explication lui est venue par Arthur Delaporte, député socialiste de Normandie et corapporteur avec Stéphane Vojetta, député Renaissance des Français de l’étranger, d'une proposition de loi visant à encadrer l'activité des influenceurs et à lutter contre les dérives sur les réseaux sociaux, proposition soumise au vote ce printemps devant les deux assemblées.
Un contact a été établi avec l'élu qui cherchait à se documenter sur la question et qui a, nous dit sobrement Joseph Godefroy, cité le travail du chercheur lorsqu'il a défendu le texte de loi devant l'Assemblée Nationale.
Une première reconnaissance pour le Nantais qui, au terme de sa soutenance, en mars 2023, a reçu son titre de docteur en sociologie.
Sa thèse, "Des influenceurs sous influence ? La mobilisation économique des usagers d'Instagram", dont on peut lire des passages sur Cairninfo, devrait être consultable à la Bibliothèque Universitaire de Nantes à la rentrée prochaine.