Documentaire. "Adolescentes sous contrôle" témoignages sur des années de maltraitance

Éveline, Michèle et Fabienne témoignent de la maltraitance endurée à l’adolescence dans les établissements du Bon Pasteur à Angers et Le Mans. Aujourd'hui, le silence est rompu et elles demandent des comptes à la congrégation.

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Dans un bureau de l’aide sociale de la Sarthe, Eveline 75 ans fait face à l’assistante sociale qui l’accueille. Quatre ans durant, dans les années soixante, Eveline a été placée au Bon Pasteur du Mans. Aujourd’hui, elle vient consulter son dossier. Face aux grands nombres de demandes, la congrégation a dû se résoudre à permettre aux anciennes l’accès aux archives qui les concernent.  

Eveline tourne les feuillets, lit à voix haute les appréciations parfois peu amènes des sœurs : "Opposante", ou "Supporte très mal la discipline et se considère comme une victime". Penchée sur son dossier, Eveline regarde l’assistante sociale par-dessus ses lunettes. " Oui, j’étais une victime ".

L’histoire d’Eveline est celle de centaines de jeunes filles de son époque et des décennies précédentes, et après elle jusqu’à la fin des années 70. Une mère internée quelques mois, un placement à l’assistance publique, un retour au foyer. Puis un voisin qui la viole à répétition. Elle a onze ans. Le procès aboutit à son placement par jugement du tribunal au Bon Pasteur.

Filles violées dont on pense comme pour Eveline qu’elles l’ont bien cherché. Filles à la sexualité trop libre. Filles insolentes. Filles rétives à l’autorité. Filles placées. Mauvaises filles. C’est à cette congrégation, et à quelques autres que la justice française confie alors le soin de leur donner un cadre, traduire : les dresser, ou les redresser.

Dans le bureau de l’assistante sociale, Eveline replonge dans son dossier et poursuit sa lecture. "Correspond avec sa famille, en reçoit souvent la visite". Elle a vu deux fois son père en quatre ans. Puis la révélation : dans une enveloppe, une lettre adressée à la Mère du Bon Pasteur, elle reconnaît l’écriture du père. Lisant la lettre à voix haute, Eveline comprend qu’il ne savait pas où était sa fille. Qu’il lui a envoyé un manteau qu’elle n’a jamais reçu, les sœurs l’ont donné à une autre qui sortait. Le père demande qu’elle rentre, il écrit : "Rendez-moi s’il vous plaît mon enfant". Derrière les lunettes monte, une marée d’émotion.

Depuis 60 ans, Eveline s’était construite avec l’idée que ses parents ne se préoccupaient pas d’elle, alors qu’ils avaient demandé à plusieurs reprises qu’elle puisse revenir chez eux.  

Temps fort du documentaire "Adolescentes sous contrôle", cette confrontation d’Eveline avec les traces de son adolescence enfermée est emblématique de la démarche d’Ėmérance Dubas. La réalisatrice conclut avec ce film 7 années de travail consacrées à porter la parole de ces femmes, à travailler avec elles, et pour elles.

Ėmérance Dubas a enquêté, retrouvé des photos oubliées, et même un film inédit en noir et blanc, œuvre d’un médecin cinéaste amateur : le Docteur Baron avait tourné un documentaire de 40 minutes au Bon Pasteur de Nantes pour vanter les méthodes de l’institution. Ressurgissant par extraits bruités dans le montage du documentaire, intercalaires tremblotants accrochés aux séquences de témoignages des anciennes pensionnaires, cette archive se révèle inquiétante à la manière d’un mauvais rêve.

La France vit alors des années fastes qu’on baptisera les Trente Glorieuses. Si la société des années 50 à 70 voit une libéralisation progressive des mœurs, la justice elle, reste étrangère à ce mouvement. Toute déviance doit être réprimée, particulièrement chez les filles et les jeunes femmes, et cela passe par la contrainte des corps et la discipline des âmes dont se chargent les institutions où les tribunaux les placent sous les prétextes les plus divers.

Au Bon Pasteur, l’obéissance est une vertu cardinale, c’est une vertu collective qui s’exerce dans le silence. Silence absolu dans le dortoir. Silence respectueux durant les offices religieux. Cours où l’on apprend couture, ménage, cuisine, et la sténo-dactylo. On deviendra secrétaire, ou employée de maison docile qui ne dira rien si Monsieur à la main baladeuse. Bref, l’ordre des choses. Cela ne laisserait après tout que de mauvais souvenirs, s’il n’y avait eu aussi de mauvais traitements.

Michèle a 82 ans, sa mère qui ne lui avait jamais témoigné d’affection l’avait placée à l’âge de 15 ans au Bon Pasteur du Puy-en-Velay, où elle aura passé 4 années. " Le soir je pensais à ma petite sœur, ici on n’a personne à prendre dans les bras, à aimer. On n’a aucun moment à soi.»  

Pour Michèle, tout part d’une farce qu’elle fait à une voisine de dortoir, qui crie de surprise et rompt le silence. La sœur la chapitre, Michèle répond, le ton s’envenime. La jeune fille est entraînée à l’infirmerie où on lui coupe les cheveux. Elle est déshabillée, revêtue d’une robe jaune, emmenée au mitard, une cellule au 3e étage avec un matelas par terre, un seau et une trappe dans la porte par laquelle on passe les repas. " Jy suis restée une semaine et à la sortie, j’étais perturbée, plus capable d’avoir des pensées cohérentes, il ne m’était plus possible d’écrire. Elles voulaient m’envoyer à l’hôpital psychiatrique, c’était ma hantise. Mon père est venu au parloir et m’a dit qu’il fallait que je m’y fasse". 

Ces témoignages de maltraitances sont nombreux, mais la congrégation refuse d’admettre leur caractère systémique, reconnaissant du bout des lèvres des cas isolés. Filmés par Ėmérance Dubas, les murs d’anciens établissements désaffectés du Bon Pasteur racontent autre chose. Ces murs si solides où l’on enfermait les adolescentes tombent aujourd’hui en morceaux, comme une mémoire qui se dissipe.

On y lit encore des graffitis. Une collection de prénoms : Claudine, Marie-Claire, Christine, Micheline. Encore : Josiane, Chantal, Danielle. Une Gisèle a gravé dans le plâtre : "Vive les voyoux (sic) eux au moins ils ne nous trahissent jamais". Le mot "jamais" est rageusement souligné.

Eveline se souvient d’une Christiane qu’elle a connue au Bon Pasteur du Mans. " Christiane m’avait demandé de poster une lettre pour elle. Je l’avais cachée dans ma culotte que j’avais décousue, contrairement au soutien-gorge, j’étais sûre que les sœurs n’iraient pas la chercher là. La lettre était adressée au juge des enfants. Elle voulait voir son petit garçon. Elle l’avait mis au monde, était restée 8 jours à la maternité. Elle ne l’a jamais revu."   

Avec quelques anciennes, Eveline anime l’association "Les Filles du Bon Pasteur" : un combat pour la reconnaissance. "Il y a une double responsabilité entre le Bon Pasteur et l’Etat à travers les décisions de justice. Les tribunaux ont pris des décisions, les sœurs ont fait le sale boulot. Nous, nous sommes des guerrières, celles qui se sont battues pour pouvoir exister. Mais les autres, celles qui se sont tues, elles sont encore là-bas, elles vivent encore là-bas."

Des femmes restées prisonnières de leur passé et d’un sentiment de honte. "Nous les filles du Bon Pasteur, on était les traînées, on baissait la tête quand on sortait" se souvient Marie-Christine.

Fabienne, qui a connu l’enfermement à Toulouse pour la préserver d’un milieu familial qu’on qualifierait aujourd’hui de toxique, a été placée en Maison d’éducation spécialisée, puis en maison de correction. Elle a connu les punitions collectives, " s’il y en avait autant sourit-elle, c’est que personne ne dénonçait personne." C’était la bastonnade et on était en 1972. Fabienne a fugué. Reprise, elle a connu deux mois de mitard.

Après trois années de placement, sa sortie n’est pas préparée, son insertion non plus. " Près de l’établissement, il y avait des garçons qui savaient que les filles qui sortaient de là étaient seules sans famille, sans protection. Ils surveillaient les sorties." Les réseaux de prostitution sont aux aguets. Fabienne subira viols et violences, avant d’y mettre un terme en fuguant en stop de Toulouse à Paris. Cette fois, personne n’est venu la rechercher.  

"Adolescentes sous contrôle" permet aux récits de Michèle, Eveline et Fabienne de se déployer dans la durée, ils y gagnent en puissance. Leur peine, ces adolescentes au corps aujourd’hui vieillis l’ont transportée dans le secret de leur intimité. Elles l’ont transmise également, et il fallait que cette spirale du silence et du manque d’amour soit brisée. " Les enfants en ont pâti, on ne les a pas aimés comme ils auraient dû être aimés. On les aimait bien nos enfants mais on n’avait rien à leur donner de plus parce que nous, on n’avait rien reçu. Et ça, c’est terrible pour eux" conclut Eveline. 

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