À 86 ans, Marie-Jo est une vieille dame alerte et modeste. Ancienne ouvrière dans une usine textile d’Angers aujourd’hui disparue, elle s’est battue pour améliorer les conditions de travail de ses collègues. Mais que reste-t-il de tout cela ? Intriguée, sa petite-fille Sarah Bellanger a choisi de mettre en scène les souvenirs de Marie-Jo. Soudain, devant la caméra, une histoire du travail et des femmes émerge de l’oubli.
Marie-Jo est une retraitée sans repos. Jardin, tricot, couture, rangement, elle s’affaire indifférente aux travaux de voirie qui cernent sa maison située dans un ancien quartier ouvrier d’Angers en pleine rénovation.
Une vie d'ouvrière à l'usine Excelsa d'Angers
Le travail, elle n’a connu que ça. “Dans ma famille, on dit ce qu’on fait, on ne dit pas ce qu’on ressent” commente Sarah Bellanger dans les premières minutes du lumineux documentaire qu’elle consacre à sa grand-mère.
"C’est comme ça", l’expression récurrente de Marie-Jo qui donne son titre au film sonne comme une résignation contrite. Elle l’utilise pour clore une discussion, façon de dire que quand on ne peut rien, les regrets sont inutiles.
Pourtant, Marie-Jo a beau répéter "C’est comme ça", son passé d’ouvrière et de militante dit tout le contraire : un refus de la fatalité. Mais elle ne s’en vante pas. Pour vaincre la pudeur de se mettre en avant, Sarah Bellanger propose à sa grand-mère ce qu’elle sait faire de mieux : travailler. Travailler avec elle pour fabriquer un film documentaire qui mettra en scène son histoire.
Septième d’une fratrie de quatorze, Marie-Jo n’a pas eu la possibilité de faire des études. Elle aurait pourtant bien voulu devenir couturière, mais la famille était pauvre. Ce sera donc l’usine Excelsa d’Angers, on y fabrique des pulls et des gilets. Elle y travaillera, payée au rendement, postée devant une presse durant 34 ans de 1958 à 1992 jusqu’à la fermeture définitive des ateliers.
Sarah Bellanger fait revivre l'histoire de sa grand-mère
Curieuse de recueillir la mémoire de sa grand-mère, Sarah Bellanger contacte sans succès les archives municipales et départementales. Elles sont vides de tout document concernant Excelsa qui employa néanmoins plus de 500 salariées. De ces années de labeur, il ne reste donc nulle trace. L’entreprise a été liquidée, les bâtiments de l’usine ont été rasés, les comptes-rendus de comité d’entreprise qui pourraient témoigner des conditions de travail du personnel et de ses revendications ont brûlé. Ne subsistent que des souvenirs, et de rares photos oubliées au fond d’un carton dans la penderie de Marie-Jo.
Contrairement à sa grand-mère, Sarah Bellanger ne se résigne pas à un “C’est comme ça “ pour passer à autre chose. Si l’histoire de Marie-Jo et des ouvrières d’Excelsa n’est pas racontée aujourd’hui, ce sera demain comme si elles n’avaient jamais existé. La réalisatrice imagine alors un travail de mise en scène de la mémoire pour faire entendre la parole là où le silence s’était installé, et créer des images là où elles manquaient. Marie-Jo sera de la partie et se prête au jeu. Méticuleuse, elle entre dans le cadre pour nettoyer l’objectif de la caméra de sa petite-fille : ce documentaire est indissociable de son making-of.
Un documentaire pour raviver un passé ouvrier
Un terrain vague, des tentures où l’on accroche une pendule, quelques meubles et accessoires, Sarah se filme avec Marie-Jo pour tout installer. Les sons d’un atelier viendront au montage : la magie du cinéma supplée les archives introuvables. Grâce à ces trois fois rien qui font tout, les ateliers d’Excelsa renaissent sous nos yeux. Vêtue de sa blouse, Marie-Jo n’a plus qu’à mimer les gestes répétés des dizaines de milliers de fois devant sa presse trop haute, qu’elle devait attraper en se dressant sur la pointe des pieds.
Ce dispositif à la fois documentaire et onirique impose sa pertinence lors de tournages nocturnes. Il ne cesse de s’enrichir et de se déployer tout au long du film avec l’arrivée de figurantes aux côtés de Marie-Jo, à la façon d’un son et lumière ouvrier. Marie-Jo montre, elle raconte son passé désormais au présent. Les femmes qui triment tandis que les hommes tiennent le chronomètre, contrôlent les cadences, s’arrogent le pouvoir de la rémunération du rendement et exercent une domination sur les ouvrières, les abus sexuels sont fréquents. Les pauses, on ne pouvait pas les faire, se souvient Marie-Jo, on attendait d’être rentrées à midi pour aller aux toilettes.
"C’est comme ça" : une résignation apparente, mais une histoire de combat
Mais les femmes ont appris aussi à ne pas rester sans répliquer. C’est le patron qui entre en réunion, et devant qui on décide de ne plus se lever : “Le syndicat nous a dit : ne vous levez pas, restez assises, ne faites pas la courbette." Marie-Jo s’est syndiquée, et elle s’avèrera coriace. "C’est comme ça" oui, mais "ça" pouvait quand même être autrement, "ça" pouvait être mieux, et il fallait se battre.
Quand elle ne monte pas les bras en l’air pour montrer ce qu’était son travail à Excelsa Marie-Jo le fait pour ses exercices de kiné chaque matin au lever. À 86 ans, il faut s’adapter, dit-elle. S’adapter, un maître mot du monde du travail, en tout cas du point de vue des employeurs.
Les larmes viennent à Marie-Jo quand elle se souvient de ces femmes seules avec enfant, licenciées après le dépôt de bilan, à qui l’on asséna qu’elles n’étaient “pas employables”. Marie-Jo parle d’elles comme des cas sociaux, rien de péjoratif dans sa voix, juste une expression aujourd’hui dévoyée pour désigner des personnes aux situations fragiles et qui auraient mérité les plus grandes attentions. “Si on avait pu faire des études, on les aurait faites” dit-elle dans un mélange de chagrin et de révolte.
La valeur "travail"
“C’est comme ça” est un film de famille et de générations. Sarah Bellanger interroge son père Max, le fils de Marie-Jo, qui a fondé une petite entreprise de mécanique de précision. Que lui a-t-elle transmis ? Une longue hésitation, avant une évidence : le travail bien sûr. Ce qui fait qu’on n’a rien sans rien. Bref la valeur travail, la vraie.
Thomas, le frère de la réalisatrice, travaille lui aussi. Marie-Jo s’inquiète qu’il n’ait toujours pas de CDI. Thomas est téléconseiller polyvalent. Basé au Portugal, il est employé par une plateforme de livraison à domicile. Avantage, il peut télétravailler et donc venir voir sa famille en France, le voilà d’ailleurs chez sa grand-mère à Angers pour quelques jours. Marie-Jo assiste à l’un de ses appels, il doit annoncer à un livreur qu’il va être désactivé après une série de mauvaises notes des clients. Elle trouve que Thomas parle bien, et qu’il est très poli et respectueux. Mais quand même, “désactiver” ça relève davantage des appareils électroménagers que des gens, relève la vieille dame. Thomas acquiesce, et il pourrait dire lui aussi que “C’est comme ça”.
Avec son documentaire touchant, drôle et profond, Sarah Bellanger nous questionne autant qu’il nous émeut sur ce que le travail nous apporte, et ce qu’il prend de nos vies. De ses 34 années devant une presse, Marie-Jo a gardé une sainte horreur des plis comme de l’injustice. Depuis qu’elle est à la retraite, Marie-Jo n’a plus jamais mis de réveil, elle en a trop soupé du chronomètre. N’empêche, elle se réveille toujours et invariablement à 6 h chaque matin. Ça aussi, c’est comme ça.
“C’est comme ça”, un documentaire de Sarah Bellanger
Une production Les Nouveaux Jours avec la participation de France Télévisions
Diffusion jeudi 30 mai à 23h05
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