Il y a 40 ans, le corps du petit Grégory était retrouvé sans vie dans la Vologne. D'un fait divers tristement banal, ce meurtre deviendra l'une des plus grandes affaires criminelles de l'après-guerre. Une bande dessinée réalisée par le scénariste angevin Patrice Perna et le dessinateur Christophe Gaultier, avec la collaboration de Jean-Marie Villemin lui-même, vient de sortir aux éditions Les Arènes. Avec pour objectif de rétablir quelques vérités. Interview…
Le 16 octobre 1984, il y a précisément 40 ans, le corps d'un enfant de quatre ans est retrouvé sans vie dans une rivière des Vosges, la Vologne, les pieds, les mains et la tête liés par des cordelettes, un bonnet de laine enfoncé sur la tête. Ce petit garçon s'appelle Grégory. Il a suffi d'un instant pour qu'il soit enlevé et sauvagement tué. Et il a suffi d'un cliché montrant le corps à peine sorti de la rivière par la police pour que ce drame prenne une dimension nationale et médiatique hors norme.
Un mystère de 40 ans
Quarante ans après, le meurtre n'est toujours pas élucidé, le mystère est complet et fascine toujours autant le public. Jean-Marie et Christine Villemin, les parents, continuent de leur côté à se battre pour que l'identité du tueur soit enfin connue. Loin des médias qu'ils ont décidé de fuir depuis longtemps !
Mais Jean-Marie Villemin, conscient que l'approche de l'anniversaire des quarante ans allait susciter quantité de productions où "tout et le contraire de tout allaient être dits", a lui-même initié la réalisation d'une bande dessinée.
Une BD à la mémoire de Grégory
Cette bande dessinée est aujourd'hui disponible dans toutes les bonnes librairies de France, signée par deux auteurs de renom dans le milieu du neuvième art : Patrice Perna au scénario et Christophe Gaultier au dessin. Loin de s'en tenir à l'écriture de la seule préface, Jean-Marie Villemin a collaboré de façon très étroite à l'écriture, fournissant des milliers de documents aux auteurs et apportant toutes les précisions nécessaires pour éviter les approximations. Avec une volonté affichée de raconter leur histoire et d'honorer la mémoire de Grégory.
Pris dans le tourbillon d'une couverture médiatique à laquelle il ne s'attendait pas forcément, preuve s'il en est besoin de l'immense fascination exercée par cette affaire, Patrice Perna a très gentiment et accepté de répondre à nos questions. En prenant le temps nécessaire !
L'album s'appelle Grégory, tout simplement. Ce n'était pas la peine d'en dire plus ?
Pat Perna. Non, ce n'était pas la peine d'en dire plus ! Jean-Marie m'avait dit qu'il fallait rester digne dans cet album, qu'il fallait rester à la hauteur. Et je partageais son avis. Il y a une phrase de Denis Robert que j'ai recopiée sur un post-it collé sur mon ordinateur. Elle conclut le livre qu'il a écrit sur l'affaire Gregory
dit que lorsque la réalité dépasse à ce point la fiction, inutile de lui courir après. Autant la restituer sans tricher, afin de dire aux autres : voyez par où ils sont passés. C'est exactement ça ! Inutile de chercher un titre pour rendre le bouquin plus sexy, plus attirant. J'ai proposé à Jean-Marie de l'appeler tout simplement Grégory. Et de faire tout de cette manière-là, en étant le plus rigoureux possible.Nous nous étions rencontrés en 2021, à l'époque de Kosmos, un récit qui revisitait l'histoire de la conquête de la Lune façon fake news, une BD de divertissement teintée de réflexion. On est loin, très loin de cet univers-là avec Grégory. Qu'est-ce qui s'est passé ? Quel chemin as-tu pris pour en arriver à ce nouveau livre ?
Patrice Perna. Tout est parti de Jean-Marie Villemin qui est très ami depuis plus de 30 ans avec le directeur de la maison d'édition Les Arènes, Laurent Beccaria. C'est avec lui que Jean-Marie et Christine avaient fait leur livre Le Seize octobre. Ils sont restés très proches. Un jour, Jean-Marie est venu le voir en lui disant que la date anniversaire des quarante ans approchant, ils étaient extrêmement sollicités via leurs avocats. Il a dit qu'il n'en pouvait plus, qu'il voulait prendre l'initiative, avoir la main sur quelque chose et qu'on arrête de parler à leur place. Laurent Beccaria lui a tout de suite dit qu'il y avait quelqu'un avec qui ça marcherait vraiment. Je crois qu'il appréciait mon travail. Ils m'ont appelé. Je n'avais pas du tout pris ça en compte, ni dans mon planning, ni dans mes envies particulières et, au début, je ne voyais pas ce que je pourrais faire de plus. Il y a eu des bouquins extraordinaires, des reportages…
Et j'ai rencontré Jean-Marie Villemin ! Je suis tombé sous le charme de cet homme incroyable.
Pat PernaScénariste de l'album "Grégory"
Et j'ai rencontré Jean-Marie Villemin ! Je suis tombé sous le charme de cet homme incroyable. Il m'a bouleversé par son récit, sa manière d'approcher les choses. Dès le début, il m'a fait un cadeau incroyable, il m'a dit : "je n'y connais rien en BD, tu fais exactement ce que tu veux. Je veux juste que ce soit le plus fidèle possible à la vérité". Et là, c'était vertigineux comme proposition. J'ai accepté !
Avec Christophe Gaultier au dessin...
Patrice Perna. C'est le choix de Laurent Muller (l'éditeur de Pat Perna, ndlr). Il s'est dit qu'il pouvait avoir un dessin qui se prêterait bien à ça. On a beaucoup parlé pour trouver le style qui conviendrait le mieux. Christophe a adopté une technique qu'il n'avait jamais utilisée. Il faut savoir qu'avec Jean-Marie, on était dans des conversations quotidiennes pendant deux ans, dans une espèce d'état d'urgence. Lui à parler, à se livrer. Moi, à recevoir ! Je me suis retrouvé noyé de documents. Plus de 5000 articles de presse, scannés, répertoriés. Des centaines de pages écrites par Jean-Marie Villemin. J'avais envie que Christophe se retrouve dans ce même état d'urgence. Que ce ne soit pas quelque chose d'élaboré, de réfléchi. Comme si on était en train d'appliquer une recette. Il fallait une forme de spontanéité. Il a pris le parti de travailler en direct. Au lieu de faire des planches en format A3 avec un crayonné, un encrage…, il a acheté des cahiers au format A4, des cahiers avec des pages blanches. Et il a fait tout en direct, page à page, recto, verso. Sans possibilité de retour en arrière, à part un coup de blanc ou un coup de gomme. Ça l'a mis intellectuellement dans un état d'urgence.
Avec Jean-Marie, on était dans des conversations quotidiennes pendant deux ans, dans une espèce d'état d'urgence. Lui à parler, à se livrer. Moi, à recevoir !
Patrice PernaScénariste de l'album "Grégory"
Comment s'est passée la collaboration avec Jean-Marie Villemin ?
Patrice Perna. Au début, c'était compliqué. Jean-Marie ne connaît pas la BD, il ne voyait pas où je voulais en venir avec toutes ces ellipses, ces moments où je partais d'un côté et repartais de l'autre. Il me donnait tellement d'informations, moi j'avais six cases par page pour expliquer quelque chose, c'est souvent très court. Et puis une bulle ne doit pas envahir tout l'espace, il faut laisser de la place au dessin. Il était énormément frustré. Mais, à mesure qu'on avançait, c'est un peu comme un puzzle, il voyait les choses prendre forme et ça l'a complètement rassuré.
L'affaire Gregory est sans aucun doute l'un des faits divers les plus marquants dans notre pays depuis l'après-guerre. Tout le monde en a au moins entendu parler. Est-ce que ça vous a mis une pression particulière à toi pour le scénario et à Christophe pour le dessin ?
Patrice Perna. À vrai dire, non. J'avais surtout sur les épaules le poids de certains journalistes incroyables que j'admire et qui avaient écrit sur la question à commencer par Laurence Lacour, qui travaille également aux Arènes et qui m'a accompagné pendant l'écriture. Son livre, Le bûcher des innocents, est la référence. Denis Robert, Jacques Expert... des gens qui ont couvert l'affaire depuis le début et qui ont fait un travail formidable. Ma vraie pression, c'était Christine et Jean-Marie Villemin. Il fallait leur montrer des pages très dures, leur poser des questions extrêmement intimes, les torturer quelque part. Là était la grosse pression.
Ma vraie pression, c'était Christine et Jean-Marie Villemin. Il fallait leur montrer des pages très dures, leur poser des questions extrêmement intimes, les torturer quelque part.
Patrice PernaScénariste de l'album "Grégory"
C'est l'un des faits divers parmi les plus sujets à rebondissements, à commentaires, à jugements. Et notamment aux jugements des journalistes. Pas de réseaux sociaux à l'époque mais une presse qui pour une partie d'entre elle, aurait usé et abusé de son pouvoir...
Patrice Perna. C'est vrai, à l'époque, il n'y avait pas de réseaux sociaux. Et on a tendance à croire que c'était mieux. On m'a fait plusieurs fois cette remarque. Je ne suis pas forcément d'accord avec ça parce qu'avec les réseaux sociaux, une telle affaire dure trois jours. Les réseaux sociaux, c'est du zapping, ça va hyper vite. Les gens se passionnent pour un sujet et deux jours après, c'est terminé, on n'en entend plus parler, ils sont passés à autre chose, ils ont d'autres sujets de haine à mettre en ligne.
Finalement, à l'époque, il n'y avait que de la presse écrite, télé, radiophonique, et pour elle, c'était une manne incroyable. L'affaire Grégory a rapporté des millions. Le patron de Paris Match a même été à la barre lors du procès de Jean-Marie Villemin, dix ans après, pour parler des sommes d'argent considérables qu'ils avaient engrangées grâce à cette affaire.
La presse a outrepassé son rôle. Elle est rentrée dans quelque chose d'autre, notamment avec un couple de journalistes, les Bezzina, qui couvrait un nombre incalculable de médias, radio et presse écrite, et qui faisait la pluie et le beau temps. Ils font partie de ceux que Jean-Marie Villemin a baptisés les Intouchables et qui ont orienté l'affaire sur un autre terrain, en contribuant notamment à mettre en accusation Christine Villemin.
On dit que cette affaire est une plaie ouverte pour les journalistes spécialisés dans les faits divers mais qu'elle a servi de leçon. Partages-tu cette idée ?
Patrice Perna. Oui, j'ai l'impression, parce que j'ai vu récemment des affaires un peu similaires qui mettaient en scène des enfants, comme l'histoire du petit Émile. On en entend finalement peu parler au quotidien, il n'y a pas de rebondissements, les parents ne sont pas harcelés, ils ont été mis à l'écart, il n'y a aucune communication de la part des gendarmes, ni des magistrats. En fait, j'ai l'impression que ça, c'est un peu l'une des leçons retenues de l'affaire Grégory. Maintenant, on protège tout ça et on garde le couvercle, parce que ça n'a pas à être rendu public.
Finalement, selon toi, pourquoi cette affaire a déchaîné tant de passion et de haine ?
Patrice Perna. Je pense que tous les ingrédients étaient réunis. Il y avait déjà un théâtre incroyable, très propice à toutes les extrapolations. Le lieu du crime, c'est quand même une région assez perdue, qui a l'air comme ça de prime abord hostile, ces forêts de sapins noirs, cette maison perdue sur une colline, et puis tous ces gens qu'on interroge à coups de pied dans la porte pour obtenir une déclaration...
Ils ont dépeint la Vologne comme un territoire hostile. Il y avait cette espèce de mépris de classe qui s'exerçait, on avait l'impression que c'étaient des sauvages qui étaient capables de tuer des enfants
Patrice PernaScénariste de l'album "Grégory"
Tout ça faisait qu'on avait un petit théâtre qui, vu des grandes villes, était très attrayant. Et en même temps, les journalistes ont vraiment poussé ce trait à fond. Ils ont dépeint la Vologne comme un territoire hostile. Il y avait cette espèce de mépris de classe qui s'exerçait, on avait l'impression que c'étaient des sauvages qui étaient capables de tuer des enfants. Tout était réuni, les personnages de premier plan qui sont absolument formidables, ce jeune couple avec cette femme très jolie, timide, lui avec son côté rugueux qu'on sent prêt à exploser à chaque seconde, les parents, les cousins, toute cette espèce de théâtre, ces personnages autour qui s'agitent. C'était parfait et on a construit une histoire parfaite.
Tu as choisi de ne pas forcément faire un livre chronologique mais plutôt de partir du procès de Jean-Marie Villemin en 1993 et de revenir sur les faits par une série de flash-back. Pourquoi ?
Patrice Perna. Jean-Marie voulait qu'on traite l'histoire de la manière la plus simple. Moi, j'ai pris le parti dès le début de décadrer le récit. Je ne voulais pas suivre cette histoire de manière linéaire, commencer le 16 octobre et terminer je ne sais quand. Je trouve que ce procès est un peu le climax de cette affaire. C'est la première fois que tout le monde se trouvait réuni en un même lieu. Pendant les huit semaines de ce procès hors norme, finalement, on n'a pas seulement jugé Jean-Marie Villemin pour le meurtre de son cousin mais on a tout récapitulé. On sentait bien le désir. Pour moi, c'était parfait d'autant que j'avais Christine et Jean-Marie à côté de moi à plein de moments, je pouvais avoir leur ressenti directement. Je faisais une scène de procès et j'allais les voir avec, on en parlait et ils me livraient ce qu'ils ressentaient à ce moment-là. Ce qui me permettait de faire des scènes avec leurs vrais mots. C'était là que je voulais en arriver.
Quelles difficultés as-tu rencontrées durant l'écriture et la réalisation de l'album ?
Patrice Perna. Essayer de rendre tout ça le plus fluide possible. Que les lecteurs ne soient pas noyés sous les informations. J'essayais de simplifier tout le temps. Tout en ménageant Jean-Marie pour qu'il n'ait pas l'impression que je le dépossède de ce qu'il attendait, c’est-à-dire cette part de vérité implacable liée au débat, à ces mots qui sont ici retranscrits. Ce sont les vrais témoignages, je n'ai pas fait de cinéma, je n'ai même pas cherché à enrober. J'ai juste fait un travail de dialogue. La difficulté était de garder ça et de tenir le récit jusqu'au bout sans se perdre dans tous ces flash-back qui peuvent alourdir. L'autre difficulté, c'était lorsque j'envoyais chaque semaine des pages à Jean-Marie et qu'il m'appelait deux heures après en larmes. Il fallait supporter. La difficulté, c'est aussi d'avoir vécu avec ça pendant deux ans.
À la fin du livre, tu remercies Grégory qui, pour reprendre tes mots, t'a "accompagné durant toute l’écriture". Comment ressort-on d'un tel livre ?
Patrice Perna. Quand on écrit, on est dans un état second. Moi, je le suis. C'est pour ça que j'écris très peu comparé à mes collègues. Je me laisse emporter complètement par mon inconscient. Au bout d'un moment, j'avais l'impression d'écrire avec ce gamin. De le faire vivre, ça devenait mon personnage. Du coup, il était à côté de moi, je le faisais parler avec mes mots, mais ça devenait les siens. Tout se mélangeait. C'était très confus. Oui, ça a été émotionnellement très difficile.
Quand on écrit, on est dans un état second. Moi, je le suis. C'est pour ça que j'écris très peu comparé à mes collègues. Je me laisse emporter complètement par mon inconscient
Patrice PernaScénariste de l'album "Grégory"
C'est une histoire en deux volets. Où en es-tu, où en êtes-vous aujourd'hui ?
Patrice Perna. Ça avance bien. Le plus dur était au début. J'ai tout découpé d'une traite parce qu'à l'origine, on voulait faire un seul album. On s'est rendu compte qu'il allait faire 450 pages. C'est possible aujourd'hui de faire 450 pages mais dans le cahier des charges, Jean-Marie voulait que ça sorte pour la date anniversaire du 16 octobre 2024. C'était impossible pour le dessinateur de faire autant de pages en si peu de temps. Je leur ai proposé de découper en deux tomes sachant qu'il n'y a pas la fin de quelque chose, qu'il n'y a pas de suspense ou de cliffhanger (une fin ouverte laissée en suspens, ndlr) comme on dit aujourd'hui. Je reste très simple. Il y a des gens qui peuvent le lire sans même se rendre compte que ce n'est pas fini. Comme une espèce de tranche de vie !
Et puis on aura une seconde tranche de vie qui sera un peu différente. Dans le premier volet, il a été fait beaucoup de places à Jean-Marie. Dans le prochain, beaucoup de place sera faite à Christine. Ce qui me permettra d'avoir les deux points de vue. Les deux livres se répondront. Et finalement, à la fin, ça ne fera plus qu'un seul livre, et certainement une intégrale d'ici trois ou quatre ans. Avec, on l'espère, un épilogue de 16 ou 32 pages. Pour Jean-Marie, c'est aussi le but. L'affaire est toujours en instruction ! Plus on en parle, plus le juge va être enclin à poursuivre cette instruction. Dans ce cas-là, j'espère qu'ils pourront faire de nouvelles analyses et utiliser les nouvelles technologies. Mais ça, ça coûte beaucoup d'argent. Si la justice décide de poursuivre l'enquête, elle devrait probablement y arriver. J'espère qu'il y aura un épilogue !
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