Fiction, autobiographie, témoignage… Une rentrée BD au féminin

On a longtemps regretté la sous représentation des femmes dans la création de bande dessinée, c'est chose ancienne aujourd'hui tant elles ont repris le dessus et ouvert avec leur sensibilité propre de nouvelles voies narratives et graphiques. Preuve en est si besoin le beau panel de nouveautés en cette rentrée littéraire…

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Sous le regard des hommes

On commence avec Pauvre Meuf! d'Éléonore Costes et Aria, un petit livre bleu paru dans la collection Une Case en moins des éditions Delcourt. Sur la couverture, une jeune femme et des mains posées sur elle, sur son corps, des mains d'hommes peut-on supposer, des mains qui vont la traumatiser.

Cette jeune femme, c'est Lolo, Éléonore Costes, scénariste, actrice et réalisatrice, notamment créatrice de la série Bouchon. Et ce récit est le sien, celui d'une enfant qui grandit, devient une femme, sous le regard des hommes, d'abord celui de son père, puis de ses copains d'école, de ses premiers flirts. Sous le regard bienveillant des uns et le regard malveillant des autres. Par deux fois, Lolo découvre "le monde des femmes", comme dirait sa mère, à travers des agressions sexuelles. Par deux fois, des hommes posent la main sur elle sans son consentement.

De quoi lui laisser des blessures à vie ! Et comme une envie de mourir. Mais avec le temps, Lolo parvient à affronter cette "réalité cabossée", à tracer sa route, surmonter ses angoisses, ses doutes, se construire, devenir actrice puis scénariste et finalement maman.

Pauvre meuf! raconte ce parcours avec beaucoup de délicatesse dans le propos et de tendresse dans le trait que l'on doit à Aria et dont c'est ici la toute première longue bande dessinée. Un très beau témoignage, aussi essentiel qu'universel, à mettre entre toutes les mains !

Pauvre meuf!, d'Éléonore Costes et Aria. Delcourt. 18,95€

Enfance volée

Avec Petite grande, on change d'univers graphique, laissant le trait tout en tendresse d'Aria pour un noir et blanc légèrement torturé. Torturé car là aussi, il s'agit du témoignage d'une jeune femme ayant subi une agression sexuelle dans sa prime jeunesse, de la part d'un professeur pédophile. Elle était alors en CP ! Traumatisée et très jeune, Lauriane, c'est son prénom, ne trouve pas les mots pour en parler à ses parents. Elle se tait, comme elle se tait aussi, plus tard, lorsque sa petite sœur intègre la classe du fameux pédophile.

Mais les choses ne se passent pas de la même façon et le professeur est démasqué. Pour autant, Lauriane reste silencieuse, même six ans après lorsque le professeur se retrouve devant les juges.

Comme Lolo dans Pauvre Meuf!, Lauriane va suivre le long chemin de la reconstruction et de l'acceptation de soi. Fouillant dans sa mémoire, brisant le silence, elle finit par assimiler le traumatisme et s'émanciper de l'enfant qu'elle était pour devenir une femme libre de pensées et de corps. Elle-aussi finit par trouver sa voie, rencontrer l'amour, avoir un métier - professeur -  et avoir un enfant. Petite grande raconte cette reconstruction, une histoire entre lumière et obscurité, amour et violence.

Petite grande, de Lauriane Chapeau et Violette Bénilan. Glénat. 22€

Fins heureuses

Toutes les histoires ont une fin, et parfois, elles sont heureuses. Comme dans ce deuxième livre de la très talentueuse Lucie Bryon que certains d'entre vous ont peut-être découvert avec Voleuse, une romance parue chez Sarbacane en 2022. Avec Happy Endings, l'autrice ne nous offre non pas une mais trois histoires, trois histoires qui finissent bien, trois histoires pleines de charme, d'amour et de drôlerie, avec des personnages truculents, ici des agents spatio-temporels bloqués dans la petite station balnéaire de Châtelaillon-Plage à la suite d'une panne de leur transmetteur, là un jeune jardinier de cimetière qui tombe amoureux d'un pleureur de tombes professionnel, là encore une artiste qui craque pour son modèle vivant.

D'une légèreté et d'une tendresse absolues, ce deuxième album de Lucie Bryon nous parle d'amour et d'amitié, le tout avec un graphisme inspiré par le manga et le comics, dynamique et expressif à souhait. Des histoires qui font du bien, beaucoup de bien. Coup de cœur !

Happy Endings, de Lucie Bryon. Sarbacane. 24€

Road trip fraternel

Tout aussi feel good, Soleil glacé est une ode aux relations qui peuvent lier un frère et une sœur. Dans le rôle de la sœur, Luce, la vingtaine, dans celui du frère, Pierrot, la vingtaine lui aussi. Le même âge mais pas la même mère et une première rencontre qui se noue à l'enterrement de leur père. Luce et Pierrot ne se connaissaient pas, n'avaient même pas idée de leur existence mutuelle et sont bien décidés à rattraper le temps perdu. Mais Pierrot est porteur d'un trouble autistique et passe son temps dans un foyer pour jeunes adultes. Qu'importe, Luce imagine une fugue, direction la Laponie, un voyage à deux pour apprendre à se connaître...

Adapté du roman éponyme de Séverine Vidal, Soleil glacé est une histoire bouleversante qui nous parle des relations fraternelles et, bien évidemment, du X fragile, en bouleversant les préjugés sur ce handicap. Les deux personnages, attachants et plus vrais que nature, nous embarquent dans un road trip fait de rencontres et d'émotions en tout genre. Une belle histoire intimiste portée par une mise en images d'une belle subtilité et poésie.

Soleil glacé, de Séverine Vidal et Laura Giraud. Glénat. 21,50€

Grossesse à risque

Derrière ce très beau titre et cette non moins belle couverture se cache un album qu'on n'aurait peut-être pas imaginé aux éditions Dupuis, plus sûrement aux éditions Glénat ou mieux encore aux éditions Delcourt pour lesquelles l'autrice a d'ailleurs réalisé Mère, fille et Co et Love, etc, deux récits autobiographiques sur les relations mère-fille et l'amour. Avec Archéologie de l'intime, Clothilde Delacroix raconte à sa manière, avec une touche d'humour bien à elle et beaucoup de liberté, une grossesse qui a failli lui coûter la vie, à elle mais aussi à son enfant.

En fouillant dans sa mémoire, dans ses archives personnelles et dans son histoire intime, d'où le titre, Clothilde Delacroix nous livre non seulement un témoignage brut et douloureux sur cette difficile expérience mais elle en profite pour se réconcilier avec son histoire et son corps, elle qui fut victime enfant d'une agression sexuelle et plus tard de cette pré-éclampsie qui aurait pu lui être fatale. Une thérapie par l'art ? Certainement. À l'oubli un temps préféré, l'autrice décide de faire face à la réalité, aux violences faites à son corps et au manque d'empathie du corps médical, à travers ces pages au dessin aussi léger que l'air et aux couleurs aquarellées d'une grande douceur. Un sacré contraste avec son histoire !

Archéologie de l'intime, de Clothilde Delacroix. Dupuis. 23,50€

Western moderne

Marzena Sowa est arrivée dans le milieu de la bande dessinée par la grande porte avec une série qui a marqué les esprits, Marzi, un récit autobiographique mis en images par Sylvain Savoia, l'histoire de son quotidien de petite fille dans la Pologne communiste des années 80, celle de Jaruzelski et de Walęsa, celle de Solidarność et des grèves dans les mines, celle encore de l’état de siège et de la pénurie. C'était en 2005.

Après l'adaptation plus récente de Petit Pays, le roman de Gaël Faye, toujours avec Sylvain Savoia au dessin, Marzena Sowa nous embarque pour les États-Unis et plus précisément le Wyoming, au plus profond de l'Amérique profonde. Là, un jeune flic tout juste arrivé découvre son nouveau lieu de travail, ses collègues et les habitants, parmi eux une certaine Dirty Rose, une marginale que personne jusqu'ici n'a jamais réussi à canaliser, peut-être tout simplement à écouter et comprendre...

Ça ressemble à un western mais avec des mots que nous n'avons peut-être pas l'habitude d'entendre, des personnages qui sont plus souvent invisibles, une approche très intimiste, très personnelle, très sensible, magnifiquement appuyée par le dessin aux aquarelles aériennes de Benoît Blary.

Dirty Rose de Sowa et Blary. Delcourt. 17,95€

Pinocchio pour la vie

Si tout le monde connaît les personnages de Pinocchio et de la Fée Bleue popularisés par Walt Disney, il n'en est pas de même avec les noms de Carlo Lorenzini dit Collodi et Giovanna Ragionieri. Le premier est justement le créateur du personnage de bois dont le nez s'allonge à chaque mensonge. La seconde est celle qui l'inspira pour le personnage féminin aux pouvoirs surnaturels. 

La Fille aux cheveux turquoise illustre leur rencontre et l'amitié hors norme qui les lia pendant des années alors que tout les séparait, à commencer par l'âge, le sexe et le milieu social. Nous sommes dans les années 1870 en Toscanne, Carlo Lorenzini, écrivain en mal d'inspiration, est invité dans la propriété de son frère. Le père de Giovanna Ragionieri y est jardinier, plus tard la jeune fille y sera femme de service. Elle sera surtout la muse de celui qui donnera naissance à l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature italienne maintes fois adapté au cinéma et à la télévision.

Traité à la façon d'un conte, le récit d'Elena Triolo est un rayon de soleil tout droit venu de Toscane. Il offre le portrait sensible et fictionné d'une femme aujourd'hui tombée dans l'oublie mais dont le personnage de fiction imaginé par Collodi est lui bien immortel. Avec un trait simple et joyeux, des couleurs pastel, l'autrice déroule cette belle histoire d'amitié à l'ombre de la grande histoire, depuis les guerres d'indépendance italiennes jusqu'aux années 60 du XXe siècle, en passant bien sûr par les années sombres du fascisme.

La Fille aux cheveux turquoise, d'Elena Triolo.  Anspach. 24€ 

Galères monoparentales

Concilier la vie de famille et la vie professionnelle lorsqu'on est une maman solo relève de l'exploit permanent. Alors, forcément, ça peut déraper à tout moment. Dans ce récit signé Emmanuelle Friedmann et Sophie Ruffieux qui élèvent elles-mêmes seules leurs enfants, Julie, l'héroïne, enchaine comme elle peut les journées de travail, les tâches ménagères et ses deux jeunes enfants à gérer avec parfois des nuits blanches et souvent un sentiment d'épuisement général. Et quand s'ajoute là-dessus l'épidémie de covid et le confinement, surgit l'envie pour Julie de quitter son job, de fuir Paris et de refaire sa vie...

Si Maman solo est une fiction, celles et ceux qui ont été ou sont confrontés à la monoparentalité, une famille sur quatre en France d'après l'Insee, vous diront combien ce récit, qui a le mérite d'aborder de front le sujet, reflète la réalité, une réalité qui rime souvent avec précarité. Réaliste dans le fond, Maman solo l'est aussi dans la forme avec le trait précis et agréable de Sophie Ruffieux.

Maman solo, d'Emmanuelle Fridmann et Sophie Ruffieux. Soleil. 18,95€

La maison de l'horreur

Changement radical d'univers avec le premier tome de Night Eaters, la nouvelle série du tandem Liu - Takeda à qui l'on doit déjà Monstress, huit tomes parus aux éditions Delcourt et des récompenses à profusion, dont cinq Eisner faisant notamment de Liu la première femme récompensée par ce prix prestigieux dans la catégorie meilleur scénariste. Et ce n'est pas rien !

Sur ce point, le scénario de Night Eaters, élaboré pendant le confinement, ceci expliquant au passage les masques portés par les personnages, n'a rien à envier à celui de Monstress, Marjorie Liu parvenant à nous plonger corps et âme et à nous filer des frissons pour l'éternité et au-delà avec une histoire de maison hantée dans le New York d'aujourd'hui, une ruine qui fût le théâtre d'un meurtre effroyable. Avec pour protagonistes, un couple de Chinois immigré au comportement étrange et leurs deux enfants qui vont être amenés à nettoyer la fameuse maison hantée et apprendre à cette occasion des choses effrayantes sur leurs parents et eux-mêmes.

Bien évidemment, une telle histoire ne pouvait se contenter d'un graphisme banal, celui de Sana Takeda, bien que moins foisonnant ici que dans Monstress, reste très racé et colle parfaitement à l'atmosphère plantée par le scénario. 

Elle dévore la nuit, Night Eaters tome 1, de Marjorie Liu et Sana Takeda. Delcourt. 24,95€

Sorcières et Cie

Lauréate du Fauve d'Angoulême Prix du public France Télévisions 2023 pour l'album Naphtaline, une épopée familiale au ton et à l'esthétisme résolument modernes, l'autrice argentine Sole Otero est de retour avec Walicho, diable ou Satan en espagnol, une œuvre inattendue et singulière composée de neuf histoires situées à des périodes différentes, depuis l’époque de la colonisation de l’Argentine jusqu’à nos jours, mais se déroulant toujours au même endroit, Buenos Aires, et en la présence, parfois latente, de trois mystérieux personnages, trois sœurs dotées de pouvoirs magiques qui traversent les siècles sans prendre de rides...

Graphisme, narration, mise en page, couleurs... chacune de ces histoires est l'occasion pour Sole Otero d'explorer avec talent et audace les possibilités du medium bande dessinée, d'offrir des instantanés de l'histoire de l'Argentine mâtinés de sorcellerie et de glisser des thématiques contemporaines notamment autour de la condition féminine, dénonçant ici les violences faites aux femmes et leur diabolisation, encourageant là leur émancipation au sein du couple et la lutte pour disposer librement de leur corps. Une œuvre dense aux ambiances sombres et mystérieuses qui révèle plus que jamais une autrice talentueuse. L'album vient d'ailleurs de remporter le prix Prima Bula décerné par le festival Formula Bula à Paris !

Walicho, de Sole Otero. ça et là. 28€

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