Le Marial et le Mamouth, deux des derniers thoniers de l'île d'Yeu ont commencé leur campagne de pêche au thon rouge. Jadis premier port thonier de France au thon blanc, ce port de pêche s'est lancé dans la pêche au thon rouge depuis quelques années. Une pêche saisonnière et sélective, contrôlée du départ au retour du bateau.
Alors que Port Joinville vit au rythme des bateaux à passagers qui embarquent et débarquent des centaines de touristes plusieurs fois par jour, le calme règne dans le bassin à flot, juste derrière la criée.
Normal. Seuls, deux thoniers sont amarrés dans ce bassin qui en a tant accueilli, il n'y a pas si longtemps encore. Personne à bord du Mamouth. Mais à bord du Marial, Gildas est déjà en train de finir de préparer le matériel pour la pêche au thon rouge. Bientôt, il sera rejoint par le reste de l'équipage.
Le thon rouge, une nouvelle aventure dans laquelle s'est lancé Alain Voisin, capitaine du Marial, voilà une dizaine d'années. Dans ce port qui fut le premier port thonier de France (avec l'île de Groix) au thon blanc, (ou thon germon), la bascule n'est pas passée inaperçue.
Tout d'abord parce que le thon germon a nourri l'île d'Yeu depuis des décennies, au sens propre comme au figuré, dans le porte-monnaie et dans les assiettes des familles de marins-pêcheurs et d'ouvrières des conserveries. Ce thon germon figure même sur la proue du canot de sauvetage de la SNSM, c'est dire !
Et la pêche reste, quoi qu'on en dise, l'ADN de l'île, malgré la nette diminution de la flottille.
Alors, ce changement de thon à Port Joinville fait la fierté des derniers équipages de pêche au large, mais aussi de la population qui voit ses marins perpétuer la tradition du thon. Le changement de couleur n'est pas le plus important. Ce qui compte c'est que le thon rouge est un poisson de qualité, et il convient de lui consacrer une pêche de qualité.
Il est temps de larguer
L'avitaillement vient d'être fait, l'équipage a embarqué son lot de vivres, d'eau et sodas, le Marial peut faire route pêche. Départ 21h, escale technique aux Sables d'Olonne pour faire le plein de glace et récupérer Gorguy, matelot revenant de congé. Ensuite, cap vers le sud du Golfe de Gascogne, 12h de route avec une houle latérale et un vent de 20-25 nœuds, pas vraiment un temps estival.
En faisant route, chacun s'occupe comme il l'entend. Télé, sieste, repas.... L'équipage est content de se retrouver, mais chacun a quitté son foyer, alors la route aide à retrouver le large et se remettre dans le bain progressivement.
Vers 18h le lendemain du départ, le Marial arrive dans sa zone de pêche. Personne à l'horizon sur 360°. Le capitaine se dirige aux instruments, au GPS notamment.
Parés à filer
Chacun à son poste, les marins vont envoyer à l'océan une ligne mère, dite palangre, longue ligne (ou longline en anglais), jalonnée d'avançons (les marins-pêcheurs de l'île parlent de ''bras'') : un fil avec un hameçon sur lequel un marin fixe une sardine et, à l'autre extrémité, une agrafe qu'un autre marin accroche à la ligne mère, au rythme donné dans les haut-parleurs par un ''shooter'' qui compte les ''bras''.
En passerelle, le capitaine récupère toutes les informations sur un écran : nombre de ''bras'' à l'eau, quantité restant à filer, espacement, etc...
Quand l'ordre retentit à intervalles réguliers (quelques secondes) dans les enceintes du bateau, on a l'impression d'entendre une voix dire ''un goéland !'', en fait, elle dit ''inzuelo'', mot espagnol pour dire ''hameçon''...1100 fois par jour, le mot résonne dans les coursives.
L'équipage a commencé à filer. Deux caisses de 550 ''bras'' à envoyer un par un à la mer, sur la longue ligne dont la ''bobine'' déroulera environ 35 km de ligne hameçonnée.
Des bidons flottants (jaunes, bien visibles sur l'eau) et des balises rouges avec un système intégré de géolocalisation sont également répartis sur la ligne mère, permettant ainsi d'être rapidement retrouvés le lendemain matin. Il y a encore quelques années, cette recherche s'effectuait simplement à vue, il fallait compter une à deux heures pour retrouver ces repères. Désormais, les balises figurent en permanence sur les instruments de navigation du Marial, des informations codées que le capitaine ne partage qu'avec un ou deux autres bateaux amis.
Environ deux heures plus tard, le Marial s'est séparé complètement de sa longue ligne, elle dérive au gré des courants, tout comme le thonier rouge, blanc, vert, mais pas à la même vitesse. Tout est calme à bord, l'équipage prend son repas dans le carré avant de rejoindre chacun sa bannette, y regarder un film, écouter de la musique, ou rêver à la pêche du lendemain...
La pêche, un métier d'incertitude et d'adrénaline
La pêche au thon rouge est une pêche d'été, les rythmes ne sont pas ceux de la sole ou du merlu. Le patron a décrété le ''branle-bas'' pour 9h afin d'être prêts vers 9h30, du confort pour l'équipage qui a eu le temps de dormir et de prendre son petit-déjeuner. Une bonne chose car la suite va être plus agitée.
Les quelques deux cents premiers hameçons ne donnent rien. Juste un poisson-lune, une erreur de casting qui sera remise à l'eau dans la seconde. Les blagues commencent à fuser, histoire de conjurer le sort.
Mais il en reste plus de huit cents ! Tant qu'il y a du fil, tout est possible ! Tant qu'il y a des hameçons dans l'eau, il y a de l'espoir !
Alain VoisinCapitaine du Marial
Et, comme pour lui donner raison, voici que Gorguy, qui est au vireur, sent la ligne se tendre. Juste au-dessus en passerelle, Alain voit cette ligne ''plonger''. ''Poisson''! Le cri se répète dans les coursives afin que chacun soit prêt.
Et les plus proches du bord de scruter l'eau pour deviner qui est au bout du ''bras'' : un autre poisson-lune ? Un thon blanc ? (cela arrive, à l'occasion), un thon rouge ? un gros, un petit ? Le bleu profond de l'océan laisse soudain poindre des reflets argentés. Le regard affûté des marins leur permet un verdict précis avant même que le poisson ne fasse surface : c'est un gros, et il est vivant !
Regarde ce germon, y a plus que la tête !
Un membre de l'équipage du Marial
Deux marins sont au bord du navire. Celui qui actionne le levier hydraulique qui remonte la ligne mère et celui qui récupère chaque ''bras'' qui remonte. Soit ce ''bras'' est intact et a encore sa sardine, soit elle a été goûtée, mangée, dans tous les cas, elle ne sera pas gardée. Il arrive aussi qu'un thon ait bien mordu à l'hameçon, mais a aussi été repéré par un prédateur et dévoré sur place. Dans ces différents cas, le ''bras'' est détaché de la ligne mère et transmis à un des deux marins chargés de remettre les ''bras'' en caisse pour le prochain filage.
Soit.....le poisson a mordu à l'hameçon, n'a pas cassé sa ligne malgré un combat acharné et s'apprête à rendre les armes. Mais jusqu'à la dernière seconde, le thon rouge, par sa puissance, a une chance de s'en sortir et repartir à l'eau. Dans ce cas, tant mieux pour lui, tant pis pour l'équipage qui voit une part de son salaire repartir en Atlantique. Pour le thon rouge qui a mordu à l'hameçon en début de pêche, le combat l'a épuisé et il est remonté mort à bord. Il a toutefois mis une belle pagaille parmi les ''bras'' et la ligne mère, et il faudra parfois plusieurs dizaines de minutes à tout l'équipage et son patron pour démêler tout cela. Il arrive même qu'il faille couper la ligne, enlever la partie entortillée en force et baptisée ''scoubidou'', et refaire un nœud avec le reste de la ligne mère. Mais point de colère à bord. L'expertise manuelle de l'équipage viendra à bout du sac de nœuds et ce fameux thon rouge qui leur a donné tant de fil à retordre aura gagné tout leur respect.
Nous, on ne peut pas parler de corvée, parce qu'on aime la qualité du poisson pour que les acheteurs soient contents du produit. Faire de la qualité avec du thon rouge, c'est ce qui nous apporte le plus.
Nathan CharuauMarin-pêcheur, chef mécanicien du Marial
Une levée à gros poissons
C'en est fini des poissons-lunes et autres thons mangés par un requin, une belle série de gros poissons va couronner la première journée de cette marée. Alain Voisin n'en revient pas, la précédente marée, il a levé principalement des petits, entendez par là des thons rouges de 50 à 60 kg. Rien qu'à les voir remonter à bord, il sait approximativement le poids qu'ils font. Et là, on est plutôt sur une moyenne de 80 kg. À la fin de la levée, il descendra mesurer les prises et, en fonction de leur apparence, devra estimer puis déclarer leur poids, une épée au-dessus de la tête puisqu'une marge d'erreur de 10% maximum lui est accordée. Emmener une balance à bord serait trop compliqué, alors cette étape de jauge des captures est réalisée avec précision et concentration.
La marée est sauvée
Ce jour-là, dix-sept gros thons rouges monteront à bord du Marial. Le plus beau accuse quelques 130 kg ! Le sourire est sur tous les visages. Après huit heures de travail non-stop, l'équipage sait que sa marée est sauvée.
Mais si demain, il y en a d'autres, on prend !
Un marin de l'équipage du Marial
La qualité et rien d'autre
Telle est la devise à bord du Marial. Et elle se décline à travers de nombreux gestes que l'équipage a adoptés.
Tout d'abord, le poisson est pris à l'hameçon, il n'est pris ni dans un filet, ni dans un chalut, ni dans une senne. Aucun frottement qui pourrait dégrader sa peau ou sa chair.
Deux marins se chargent de le remonter, à l'aide d'une gaffe. Le thon va être ''gaffé'' par la tête, au niveau de la bouche si possible, et hissé à bord. Pourquoi ? Parce que le reste du corps, partie commercialisable, est ainsi préservé.
Dans les secondes qui suivent, le thon sera posé sur un matelas antidérapant puis ''piqué'' au niveau du lobe frontal, la mort cérébrale est instantanée. Par les ouïes, le marin sectionne deux artères afin de saigner le poisson et le rincer à grande eau (de mer).
La méthode Ikejime, le nec plus ultra du poisson
Lors de la marée précédente, une femme marin-pêcheur de Concarneau est venue à bord dispenser une formation à l'équipage. Il s'agit de la méthode Ikejime. (Prononcer Ikéjimé)
Une méthode venue du Japon, pratiquée depuis (presque) toujours dans ce pays, référence mondiale en matière de poisson.
La méthode Ikejime consiste à neutraliser le système nerveux du poisson afin d'éliminer tout stress et détendre la chair qui, de plus, se conservera mieux et plus longtemps. On attribue à cette méthode l'accès à des valeurs gustatives inaccessibles autrement.
Cette technique se pratique en France depuis plusieurs années, notamment sur le bar, mais aussi la dorade ou le congre. Elle est surtout adoptée par les pêcheurs de ligne qui n'ont de cesse d'élever la qualité de leur poisson, plutôt que de viser la seule quantité.
Une qualité qui se retrouve sur les tables des grands chefs et qui gagne à être connue du grand public. De leur côté, les marins espèrent aussi une reconnaissance à la vente.
Car cette technique demande du temps. L'équipage du Marial, consacre facilement 15 minutes à cette méthode, par poisson. Et sur un thon rouge de 80 kg, l'effort physique n'est pas négligeable. Psychologiquement, c'est l'inverse : à l'idée d'élever encore plus haut la qualité de leur poisson, les marins gagnent en satisfaction et en fierté de leur métier.
Ecolabel et Pêche Durable
Toujours à la recherche de qualité, Alain Voisin s'est aussi engagé côté environnement et développement durable. Les déchets recyclables sont séparés des autres et un bac dédié recueille les chutes de ''bras'' et de ligne. Une fois à terre, ces déchets seront confiés à l'entreprise insulaire ValorYeu qui se chargera de les recycler, en bobines pour imprimantes 3D par exemple.
Du thon rouge frais pêché
Après deux levées et une seconde journée assez satisfaisante (47 thons rouges, poids moyen 50 à 60 kg), le Marial a mis le cap sur Les Sables d'Olonne et la criée. 4h30, arrivée à quai. Le débarquement peut commencer. Près de 4t de thon rouge à extraire de la cale, au monte-charge.
Théo et Gorguy sont descendus dans la cale réfrigérée. Un à un ou deux par deux, ils attachent les thons qui sont remontés par Nathan et Gildas.
L'évolution de la qualité se constate aussi à l'enveloppe plastique dans laquelle est glissé chaque thon rouge. Une protection contre les effets de la glace sur la peau du poisson. Et la garantie de se présenter aux clients sous son plus bel aspect.
Seule une petite partie des thons rouges ont été traités à la méthode Ikejime. Cette technique n'est pas encore très connue des acheteurs (pour le thon rouge) et le patron du Marial ne veut pas inonder la criée d'un poisson qui a demandé plus de temps et d'attention sans que les prix ne suivent.
La vente se soldera autour des 12,50 euros/kg, l'équipe du Marial espérait mieux. Mais Alain Voisin sait que la route de la reconnaissance Ikejime est longue. La marée suivante, il en a proposé moins, et le poisson Ikejime s'est mieux vendu. Ainsi va le métier de marin dont la paye se calcule à la part, une fois les charges déduites (bateau, carburant, formation....).
Une pêche passion
Sitôt débarqué le thon pêché, sitôt rembarqué. L'équipage du Marial a repris la mer pour une autre marée. Trois tonnes de thon rouge à la clé et un retour à Port Joinville pour cause de mauvais temps.
Quelque peu déçu par le prix de vente ce matin de la fin juillet, l'équipage s'est vite remotivé, conscient de la qualité de cette pêche. Durable, réalisée avec concentration mais sans stress, elle offre à ses marins de bons revenus mais surtout une satisfaction du travail bien fait et du poisson bien pêché, bien présenté.
Cette pêche saisonnière, ils l'attendent toute l'année. C'est la parenthèse à ne pas rater, celle qui motive et donne des idées pour faire avancer le métier dans la bonne direction.
L'hiver, on attend l'été avec plaisir pour faire la campagne du thon rouge
GorguyMarin-pêcheur sur le Marial
En plus du salaire, les compliments qu'on reçoit sur la qualité de notre poisson, c'est gratifiant!
Théo Marin-pêcheur, second à bord du MarialMarin-pêcheur, second à bord du Marial
Avant, c'était pas pareil. Maintenant, on travaille les uns pour les autres.''
GildasMarin-pêcheur sur le Marial
Quel horizon ?
Alain Voisin et le Marial disposent d'un quota de 25 tonnes de thon rouge par an, tout comme le Mamouth de David Orsonneau, l'autre thonier de l'île d'Yeu converti à la palangre (technique de la ligne mère avec hameçons sur avançons).
Les deux bateaux et leurs équipages naviguent entre la météo, les jours de vente en criée, et la détection du thon rouge. Mais comme ce gros poisson n'a pas encore livré tous ses secrets et peut disparaître du jour au lendemain jusqu'à l'année prochaine, les irréductibles thoniers de l'île d'Yeu sont bien décidés à atteindre leur quota avant la fin du mois d'août.
Le thon rouge se porte mieux
Si les stocks de thon rouge ont connu des seuils d'alerte dans les années 90, notamment en Méditerranée avec la surpêche et la pêche illégale, la nouvelle politique de gestion mise en place dans les années 2000 a permis au stock Atlantique Est de s'étoffer et d'être classé aujourd'hui comme non surpêché.
Au fait, quelle est la différence entre un thon blanc et un thon rouge ?
La différence entre un thon blanc et un thon rouge ne se résume pas à la couleur de leur chair.
Si tous deux peuvent être appelés des poissons bleus en raison des reflets de leur peau et sont de redoutables poissons migrateurs et prédateurs à la fois, il suffit d'en mettre un spécimen de chaque côte à côte pour voir que la comparaison s'arrête là.
Si tous deux peuvent être appelés des poissons bleus en raison des reflets de leur peau et sont de redoutables poissons migrateurs et prédateurs à la fois, il suffit d'en mettre un spécimen de chaque côte à côte pour voir que la comparaison s'arrête là.
Un thon blanc ou thon germon oscillera entre 4 et 10 kg, au grand maximum 40 kg, tandis que son cousin le thon rouge conjugue son poids en dizaines de kilos, et au pluriel !
Le plus gros thon rouge de cette marée fut pesé en criée des Sables d'Olonne : 132,9 kg. Un beau monsieur mais pas du tout un sujet hors norme. Le Marial en a déjà pêché un de près de 200 kg. L'an passé, à Brest, un thon rouge a fait exploser le record de Bretagne avec 247,8 kg ! Mais les plus gros thons rouges au monde sont estimés autour de 500 kg, une demi-tonne !
Avec sa forme d'obus hydrodynamique et un appétit d'ogre, le thon rouge peut se déplacer à 80 km/h et consommer 30% de son poids au quotidien.
Le thon regroupe plusieurs espèces de thonidés au sein d'une grande famille qui nourrit nombre d'habitants sur la planète. Blanc, rouge, Albacore, bonite, listao....
À l'île d'Yeu, quelques marins-pêcheurs ont choisi de pêcher cette ressource de façon sélective et périodique, pour que vivent le métier et le thon, durablement.
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