Argent, villas et voitures de luxe : l'offensive de la justice pour priver les trafiquants de leurs biens

A Marseille, ville meurtrie par les règlements de compte, un point de deal génère près de 300.000 euros par semaine. Nicolas Bessone, patron de l'agence des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), détaille de quelle manière la justice frappe "là où ça fait mal" : au portefeuille des trafiquants.

Eté 2021, Marseille est endeuillée par des règlements de compte qui ont fait 12 morts, et témoignent d'une recrudescence de violence dans la deuxième ville de France. Début 2022, et déjà deux morts dans ce qui s'apparente encore à une guerre de territoire. 

Dans le sillage des trafics de stupéfiants, cette flambée meurtrière pose la question des outils à la portée de la justice pour lutter contre la criminalité organisée.

Parmi eux existe une méthode peu connue et pourtant redoutable : la saisie et la confiscation des biens des trafiquants. Une solution qui a le vent en poupe depuis une dizaine d'années suite à la création de l'Agrasc, l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, dirigée depuis 2020 par l'ancien procureur Nicolas Bessone

Cette instrument pensé pour "taper au portefeuille" des trafiquants a été créé grâce à la loi Warsmann (2010), qui facilite la saisie et confiscation des biens criminels au cours de la procédure pénale.

Sachant qu'un point de deal génère 200.000 à 300.000 euros de bénéfice par semaine à Marseille, il peut s'agir d'une sanction "très douloureuse", estime le patron de l'Agrasc, parfois même plus que la prison elle-même. 

Un mot d'ordre : saisir, confisquer, encaisser

Appartements, montres, voitures de luxe ou millions d'euros en cryptomonnaies : voilà la forme que prennent ces avoirs criminels, généralement utilisés pour blanchir de l'argent.

Leurs propriétaires évoluent la majorité du temps dans le "haut spectre" des délits : fraude fiscale, crime organisé, trafics de stupéfiants ou traite d'être humains. 

Certaines saisies sont, toutefois, plus originales : en janvier dernier, l'Agrasc avait saisi un troupeau de 300 vaches dans le Jura et l'Ain, dont la vente a ultérieurement rapporté 58.000 euros à l'agence.  

Dans les faits, la justice prononce la saisie des biens au cours de l'enquête à titre conservatoire, puis valide ou non la confiscation s'il y a condamnation pénale. Dans les deux cas, c'est l'agence placée sous tutelle des ministères de la Justice et du Budget qui prend en charge la gestion des avoirs criminels. 

Tant que l'enquête se poursuit, l'argent est centralisé sur le compte de l'Agrasc, à la Caisse des dépôts et consignations. Les biens meubles ou immobiliers, quant à eux, sont saisis à titre conservatoire. 

Si la condamnation est finalement prononcée, ils sont restitués à leur propriétaire. Si dans le cas contraire la justice prononce la confiscation, ces biens deviennent alors propriété de l'État.

Depuis décembre 2020, l'Agrasc peut aussi réaffecter certains d'entre eux aux forces de police, sans attendre le jugement. C'est le cas, par exemple, de certaines voitures de trafiquants, qui permettent d'étoffer de manière discrète la flotte banalisée des forces de l'ordre.

D'autres avoirs peuvent même être vendus avant que le jugement ne soit prononcé : c'est le cas par exemple des véhicules de luxe, qui perdent rapidement de la valeur et génèrent de lourds frais d'entretien, mais aussi de médicaments ou encore d'animaux.

Combattre le crime grâce... à l'argent du crime

"En supprimant le bénéfice du crime, il perd de son intérêt", précise Nicolas Bessone, notamment pour les plus jeunes attirés par de l'argent qu'ils pensent "facile". "La confiscation permet aussi d'affaiblir le crime organisé, dont les membres ont recours à la violence", ajoute-il.

 "On retire ainsi aux organisations criminelles des moyens de réinvestir l'argent, de corrompre ou d'acheter des témoins", indique Nicolas Bessone.

Il s'agit enfin, selon lui, de briser le cercle vicieux des trafics en "sortant" l'argent des réseaux, pour le réaffecter dans la lutte contre la criminalité et générer quelque chose de positif. 

Les fonds récoltés par l'Agrasc sont ensuite répartis en fonction de leur nature : ils sont essentiellement versés au budget général de l'État, mais aussi à la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), ou encore au fonds de prévention du proxénétisme et de la traite des êtres humains.

Les crédits peuvent aussi servir à indemniser des victimes d'infractions, ou à donner des moyens supplémentaires aux services enquêteurs de police. 

Un dispositif méconnu mais à l'efficacité redoutable

Les agents de l'Agrasc sont de plus en plus rodés. Le mot d'ordre a été passé dans les juridictions, et les magistrats s'approprient plus encore le dispositif.

Grâce à ce contexte favorable, l'agence a vu son "chiffre d'affaire" croître de manière exponentielle ces dernières années, malgré un reflux avec la crise sanitaire. 

Avec un solde positif d'1,5 milliard d'euros, l'Agrasc "s'auto-finance même sur l'argent du crime", félicite Nicolas Bessone.

Au total, 608 millions d'euros ont pu être reversés à divers fonds et à des parties civiles au cours de l'année 2020, grâce à la vente notamment de plus de 100 biens immobiliers.

En 2020, 18 millions d'euros issus des trafics de stupéfiants ont permis, notamment, de financer l'organisme qui lutte contre la toxicomanie, la Mildeca.

Le succès de l'agence a d'ailleurs permis l'ouverture de deux antennes régionales à Lyon et Marseille début 2021. Avec, pour objectif, d'être au plus près des juridictions pour former les services enquêteurs, fluidifier et accélérer le dispositif.  

Réinjecter l'argent du crime dans le tissu local

L'Agrasc amorce aussi un tournant plus social, sur le modèle de ce qui se fait en Italie. La loi de financement des associations du 8 avril 2021, portée par Sarah El Haïry permet de réutiliser les biens criminels confisqués au profit des victimes ou d'organisations locales éducatives, culturelles, sportives. 

Un immeuble de marchand de sommeil ou la villa somptueuse d'un proxénète peuvent ainsi être réhabilités et transformés en centre d'accueil de victimes de violences conjugales ou de désintoxication.

"Un symbole très fort", défend Nicolas Bessone, parlant de "reconquête républicaine" de territoires infiltrés par le crime organisé.

Cette proposition est défendue par des associations marseillaises depuis plusieurs années comme "Pas sans nous", et a été soutenue par la députée centriste des Bouches-du-Rhône Alexandra Louis (Agir), ancienne avocate qui a publié une tribune dans le Journal du Dimanche le 28 août 2021.

D'après cette élue, la prison ne peut pas être réellement dissuasive "pour qui accepte l'hypothèse du règlement de compte". Nicolas Bessone s'accorde aussi avec elle sur le fait que dans le cadre de la moyenne délinquance, la confiscation pourrait être une réelle alternative à l'emprisonnement, tant elle affecte les trafiquants. 

Pour l'élue, la saisie des avoirs criminels devrait être systématisée, tout comme leur redistribution à des associations locales et aux forces de police. Il faudrait également, selon elle, décorréler ces saisies de la procédure pénale, et faire la "publicité" du dispositif dans les quartiers populaires pour dissuader les trafiquants.

Derrière ce principe existe aussi l'idée de ne pas priver les quartiers de ressources "qui, bien qu'illégales, participent aujourd'hui à une économie de la survie", et ne pas faire payer celles et ceux qui sont déjà victimes.

Reste toutefois un obstacle : qui voudrait acquérir ces biens, dans un quartier où les possessions des trafiquants sont connues de tous ?

"Il est évident qu'il peut y avoir des pressions, ou que l'immobilier peut-être racheté par un prête-nom, mais nous restons vigilants", assure-t-il. 

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