Elles ont remixé "Bande organisée", le single rap le plus streamé de l’année 2020, pour mettre en lumière les artistes féminines de la cité phocéenne. Portrait de huit rappeuses marseillaises aux personnalités “explosives”.  

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À Marseille, c’est souvent à l’heure de l’apéro que les idées fusent et font éclore de grands projets. Tehila Ora se souvient d’un soir d’été : "On écoutait Bande organisée [chanson de rap interprétée par 8 rappeurs marseillais, devenu single de diamant] avec Ladyland et, en se penchant sur la pochette de l’album, on s’est rendu compte qu’il n’y avait qu’une seule femme." 

Sur la cinquantaine d’artistes marseillais réunis autour du projet 13’Organisé de Jul (producteur et rappeur), Keny Arkana fait figure d’exception parmi les hommes. Alors, pour sortir de l’ombre, l’idée d’un remix leur vient tout de suite en tête.  
 
 
Animatrice à Radio Galère, Tehila Ora rappe depuis plus de quinza ans et a de nombreuses connaissances dans le milieu. C’est un peu "la grande sœur". Elle refuse d’ailleurs de donner son âge "parce qu’à partir de 24 ans, les femmes n’intéressent plus dans la musique". Lassées de voir toutes ces différences de traitement avec leurs homologues masculins, elle et son amie de longue date Ladyland rassemblent six autres rappeuses autour d’un même dessein : mettre en lumière les artistes féminines de Marseille.  

"A Marseille, il y a des Madames"


"Pour beaucoup, le rap est un exécutoire. Mais il n’y a pas que les hommes qui ont de la violence à exprimer, nous aussi on a des messages à faire passer, avec pour principale différence, notre sensibilité", estime Saaphyra, d’une voix grave et imposante. C’est elle qui rappe d’entrée le célèbre Oui ma gâtée de SCH. Un choix du couplet qui s’explique : "Peut-être en raison de mon caractère énervé semblable à celui du rappeur." 
 
Lil So, elle, est une "fille de la street". C’est ainsi qu’elle se qualifie et son franc-parler le confirme. "Je ne rappe pas comme toutes les femmes, j’ai vu et vécu des choses comme la perte de certains frères", lâche la cadette du groupe. "La petite mascotte du quartier" a appris le rap dans le centre social et culturel de sa cité, La Castellane. Et à 22 ans, elle est aujourd’hui signée dans le label 13ème Art, "celui qui a produit des artistes comme Naps et Lacrim".  

"Leur place n’est pas dans la cuisine !"  

Ladyland rit aux éclats. "Aujourd’hui, on sait changer des ampoules, casser des murs... et même les reconstruire !" La chanteuse de blues a réalisé une performance en rappant pour la première fois, tout comme Lena Morgane qui, elle, préfère la variété française. "C’est fou comme la femme doit encore faire ses preuves pour certains. Je me demande comment ceux-là voient leur mère ou leur grand-mère." 
 


"Il y a bien des femmes en politique. Dans l'arrondissement où j’ai grandi (15e), on a Samia Ghali. Donc pourquoi pas dans la musique ?", lâche à son tour Mina West. Dans le clip remixé de Bande organisée, on aperçoit un maillot de l’OM flocké "Bonnie" (en référence à Bonnie et Clyde, un célèbre couple de criminels américains). Fièrement porté par l’une des rappeuses, il dévoile leur ambition future. "Bonnie, c’est la femme forte, et comme on dit ici à Marseille, c’est une vaillante", explique Mina West.

C’est aussi et surtout le nom de son collectif qui regroupera les artistes féminines de la cité phocéenne et de ses alentours très bientôt. "Bande organisée a soulevé le mouvement que je voulais créer depuis un moment, on est contacté par beaucoup de féministes comme Les Cuistotes, des cuisinières de Marseille" s’enthousiaste la rappeuse qui travaille auprès des handicapés dans le milieu scolaire.  

Pourtant, le défi même de rapper entre femmes n’était pas gagné d’avance. "C’est électrique !", lâche en premier Saaphira. "On a chacune nos caractères bien trempés mais il y a beaucoup de bienveillance entre nous", ajoute Ladyland. 

Une osmose qui se reflète même au-delà de la musique. "On est toutes devenues des 'sistas' ! On se donne de la force, car si on ne le fait pas, qui va le faire ?", conclut Lil So. C’est surtout l’histoire de huit femmes d’origines et de religions différentes qui se sont réunies selon Tehila Ora. "Un métissage et une mixité qui regroupent le centre-ville et les quartiers nord et sud, à l’image de Marseille, une ville cosmopolitique !", confirme Ladyland.
  

Un bad buzz transformé en coup de maître  


Mêmes codes, même flow, mêmes survêtements de l’OM. Le clip est un quasi copié-collé de celui de Jul et des 7 autres rappeurs marseillais. "On voulait rester proche de ce qui avait été fait pour ne pas déstabiliser l’auditeur", précise Tehila Ora. "Ni annuler le côté festif et fédérateur de ce morceau. Il fallait que ça reste léger, que tout le monde se reconnaisse dedans, y compris et surtout les femmes", poursuit Veemie, originaire de Paris. Une stratégie critiquée par de nombreux détracteurs au départ. Ils leur reprochent de ne pas montrer ce qu’elles savent faire.
  
Et, parmi les commentaires négatifs, de nombreuses remarques sexistes inondent aussi leur page YouTube. "Vous n’êtes que des bonhommes !" écrit un internaute. Au bout du téléphone, Saaphyra se met à rapper en réponse : "Ils sont pleins de manies, pleins de manières, sur la vie de ma mère, je vais les cuisiner." Avant de s’indigner : "La féminité ne se résume pas à une paire de talons. Je n’ai pas besoin d’être apprêtée pour me sentir femme, j’en suis une vraie." Et d’ironiser : "Diam’s [célèbre rappeuse du début des années 2000] disait : Tu cherches des couilles mais elles sont cachées dans mon string."
 

  
Mely, "la rappeuse du guetto chic" et étudiante de 23 ans, regrette : "Les femmes en string dans les clips de rappeur, on n’en veut plus. Nous ne sommes pas là à twerker pour attirer l’œil. Un homme, on ne va pas s’intéresser à ses fesses, donc on a voulu montrer qu’on pouvait se rendre visible avec nos mots." 

Une coupe afro, de grosses créoles dorées et le nombril apparent, Veemie s’empresse de répondre : "Les mecs ont un problème avec la féminité. Moi, je suis une femme noire et mon corps a été animalisé. Aujourd’hui, je veux pouvoir contrôler mon image comme je l’entends. Si je suis sexy, c’est parce que je le décide", reprend-elle d’une voix mielleuse. 

Elles peuvent compter sur Lena Morgane, à la chevelure longue et bouclée, celle qui calme les mœurs et qui s’attache à l’image que renvoie chacune. "On a eu des critiques négatives par rapport aux looks de certains, donc pour le prochain morceau, on sera irréprochables", rigole-t-elle. 

Du côté des rappeurs marseillais, seuls Naps et Elams ont respectivement envoyé un message à celles qui rappent sur leurs couplets, Lil So et Lena Morgane. Mais le groupe des huit assure : "On ne cherche pas la reconnaissance." 

Des projets plein la tête  


Moov’, Rap de France, Booska-P, M6, Le Huffington Post, etc. Tous les médias s’emparent du phénomène. "On s’attendait à de nombreuses vues [plus de 474 000 sur leur page YouTube] mais pas à un tel engouement médiatique", s’enthousiaste Mina West.  
 

Samedi dernier, elles ont "pondu" un nouveau son. "À nous huit, pour montrer, cette-fois, ce qu’on sait faire." Et dans les prochains jours, elles feront le clip. Ce morceau "qui parle de qui on est" fera partie d’un EP, un album à cinq titres qui réunit les huit rappeuses avant que chacune ne se concentre sur sa carrière personnelle.  

Leur remix donne d'ailleurs des idées aux suivants... Le collectif Clean My Calanques sort samedi 21 novembre en exclusivité une autre version revisitée de Bande organisée. Avec là aussi un message, mais cette-fois d’ampleur environnementale.
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