Le Synchrotron, ou ESRF, est la source de rayons X la plus intense au monde. Sa lumière, extrêmement brillante, offre aux scientifiques des possibilités inégalées dans l'exploration de la matière. C'est ainsi que grâce à l'équipement, on comprend mieux pourquoi le jaune de Matisse se détériore.
A l'origine de cette étonnante étude sur la détérioration des couleurs, il y a la Fondation Barnes de Philadelphie. Avec plusieurs grands musées et une équipe pluridisciplinaire de scientifiques américains et européens, elle a lancé une expertise des tableaux de grands peintres comme Henri Matisse, James Ensor et Vincent Van Gogh. L'objectif était donc de comprendre la décoloration et la détérioration d'un pigment jaune vif appelé le jaune de cadmium.
Couramment utilisé par les peintres impressionnistes, post-impressionnistes, et les premiers peintres de la période moderne, ce pigment perd son éclat au fil du temps et prend une teinte beige ou grise. Dans le pire des cas, il peut même se détacher de la toile.
Les expériences menées au Synchrotron ont permis de pointer deux causes: des processus chimiques qui se produisent dans la peinture décolorée, mais aussi le procédé chimique à l'origine de la préparation des pigments. C'est ce que l'on apprend en lisant l'étude publiée (en anglais) dans la revue Applied Physics A. Des informations essentielles pour améliorer la conservation de ces chefs-d'oeuvre, mais aussi pour détecter, au plus tôt, les dégradations.
L'enjeu principal est d'établir un protocole d'identification des tableaux "à risque", ceux qui sont au tout début de la phase de dégradation, bien avant que cela ne soit visible à l'oeil nu. Cela permettrait de conserver et d'exposer ces oeuvres des conditions adaptées, et d'éviter ainsi l'accélération des dégradations.
L'analyse des échantillons, un défi!
Pour en arriver à ces conclusions, l'équipe de Grenoble a combiné plusieurs techniques de rayonnement synchrotron pour examiner de minuscules copeaux de peintures, prélevées sur les toiles. L'épaisseur de ces échantillons est très fine, jusqu’à 1/100e de l'épaisseur d'un cheveu!Pour Marine Cotte, responsable de la ligne de microscopie par rayons X: "le principal défi dans l'analyse de tels échantillons est, d'une part, l'infime quantité de matière disponible, et, d'autre part, l'extrême complexité de la matière. En effet, des micro-fragments de ce type sont souvent composés de plusieurs ingrédients: ceux introduits par le peintre lui-même, volontairement ou involontairement, et ceux liés à la dégradation de l'oeuvre ou à sa conservation."
Les processus chimiques
L'équipe scientifique a alors constaté que le composant chimique d'origine, le sulfure de cadmium, d'un jaune vif et insoluble dans l'eau, est sujet à un processus d'oxydation lors d'une exposition à la lumière. Cela le transforme en un sulfate de cadmium très soluble dans l'eau et incolore. Ce composé de cadmium a été précédemment identifié sur une peinture de James Ensor, "Nature morte au chou rouge".Par ailleurs, les sels de cadmium, dans cet état soluble, peuvent interagir avec d'autres composants dégradés de la peinture. Par exemple, le minéral beige nommé otavite (ou carbonate de cadmium) a pu être formé de cette manière. Dans ce composé, le carbonate peut résulter de la dégradation de l'huile qui se lie à la peinture. Dans certaines parties du tableau "Le Bonheur de vivre", une décoloration de l'ivoire a été observée, très semblable à celle identifiée dans la peinture "Fleurs dans un vase bleu" de Vincent Van Gogh, où une combinaison d'un minéral transparent/gris (anglésite) et d'un autre minéral transparent (oxalate de cadmium) a été identifiée.
Il a été constaté que Matisse a, parfois, et certainement inconsciemment, utilisé une qualité de pigments de jaune de cadmium qui se dégradent dans le temps. Cette peinture contenait des résidus de composés chimiques utilisés à la fin du 19e siècle pour produire le jaune de cadmium. Lors de cette phase de décoloration du jaune vif de cadmium, le beige de cadmium, plus stable, peut apparaître.
Prédire l'évolution des oeuvres
"Comme chimiste, je trouve surprenant que dans des oeuvres de différents peintres, de différentes provenances géographiques, qui ont (certainement) été conservées pendant une centaine d’années dans des conditions très différentes, on observe des transformations chimiques similaires. Cela va nous permettre de prédire avec une plus grande précision l'évolution de ces oeuvres d'art dans les prochaines décennies", explique Koen Janssens, Professeur au Département de Chimie de l’Université d’Anvers, Belgique.Les résultats de cette étude vont contribuer à définir des mesures de conservation préventives comme la gestion des niveaux d'humidité, de la lumière, pour ralentir voire arrêter les processus chimiques indésirables.