La guerre en Ukraine occupe bien sûr la Une de tous les médias chez nos voisins italiens. Les inquiétudes ont été nombreuses, dès jeudi, dans la péninsule, qui pourrait subir des conséquences sur son économie, son mode de vie et même sur sa culture
Les larmes, il y en a eu également en Italie. Celles des Ukrainiens de Turin, par exemple, rassemblés dès ce jeudi après-midi piazza Castello, en plein cœur de la ville. Une poignée de trentenaires, pour la plupart, dans les oreilles desquels résonnent encore les voix de leurs proches restés au pays.
"Je pleure sans arrêt", expliquait jeudi Yulia Tsybulska à nos confrères du quotidien La Stampa. "J'ai demandé à ma mère de me rejoindre ici en Italie. Elle a hésité un instant, avant de me répondre : 'Non, je vais plutôt m'occuper des blessés'. Si on s'en va : qui sauvera l'Ukraine ?"
Pendant ce temps, à Nichelino, dans la banlieue de Turin, le président d'une association caritative en faveur des enfants de Tchernobyl est contraint de stopper toute activité. "Avec la pandémie, cela fait deux ans que l'on n'a pas pu recevoir de jeunes Ukrainiens", explique Silvio Tomasini aux journalistes venus lui demander des contacts sur place. "On devait aller là-bas début mars. C'est fichu ! Il ne nous reste qu'à prier pour que tout ça finisse au plus vite."
En Lombardie, près de 2000 manifestants se sont rassemblés dès hier soir. Association de résistants de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi les syndicats italiens : tous contre la guerre. Mais tous étaient également préoccupés par les chiffres alarmants publiés par la chambre de commerce de Milan : les échanges entre la région Lombardie et la Russie pèsent près de 3 milliards d'euros.
Les banques italiennes les plus engagées d'Europe dans l'économie russe
Depuis quelques jours, chaque pays fait ses comptes pour juger de sa dépendance à la Russie et à l'Ukraine. De ce point de vue, nos voisins transalpins sont inquiets. Pour leurs banques d'abord. L'ensemble des prêts, financements et garanties engageraient l'ensemble des banques italiennes à hauteur de 30 milliards de dollars (chiffre du quotidien économique Il Sole 24 ore). Ce qui en ferait les plus dépendantes au monde de l'économie russe. A titre d'illustration : le géant Intesa-San Paolo posséderait sur le territoire russe une trentaine d'implantations et plus d'un millier d'employés.
Ce conflit touche nos voisins au porte-monnaie, mais également à son mode de vie et à la gastronomie. "Cette fois-ci, nous sommes bel et bien dans une tempête", se lamentent, dans les colonnes du quotidien Il corriere della Sera, Francesco et Vincenzo Divella, deux cousins qui comptent parmi les rois de la "pasta" industrielle.
Comme tous leurs homologues de la filière agro-alimentaire italienne, et surtout des secteurs des farines, pâtes et pâtisseries, ils voient l'horizon de leur activité s'obscurcir. Avant la déclaration de guerre, ils étaient déjà aux prises avec la hausse du carburant, et les blocages de leurs camions de transports par les routiers en colère. Et voilà, que l'un des plus grands greniers à blé du monde est entré en guerre.
Le monde de la "pasta" dans l'embarras
"Dimanche prochain, un bateau chargé de 3 000 tonnes de blé tendre devait partir du port d'Azov pour rejoindre notre usine des Pouilles, explique Vincenzo Divella. J'en parle déjà au passé, car c'est en pleine zone de combat."
"Ce genre de blé très protéiné, on ne le trouve qu'en Russie et au Canada. On en a un peu en réserve. Mais pour guère plus qu'un mois", poursuit l'industriel.
Face aux problèmes qui s'accumulent, comme d'autres industriels implantés dans le sud italien : Divella suspendra la production de son usine de pâtes. "Notre moulin produit 70 % de semoule destiné à notre usine de pâtes. Si l'on produit et que l'on ne peut pas distribuer à cause des blocages routiers, ça ne sert à rien", conclut Francesco.
L'impasse de tout le secteur agro-alimentaire pourrait durer, voire s'aggraver avec la flambée des prix du blé. Hier, sur le Matif de Paris (la bourse de référence en Europe pour les matières premières agricoles), le cours de la tonne de blé tendre a augmenté de 47 euros, et de 30 euros pour le maïs.
L'armée italienne fantasmée
Les motifs d'inquiétude ne manquent pas non plus pour d'autres familles, comme celle des militaires de la "Brigata Taurinense". Quelque 200 chasseurs alpins italiens, originaires du Piémont, sont partis il y a deux mois en mission dans les pays baltes sous l'égide de l'ONU. Ils se retrouvent désormais en première ligne, aux frontières de "l'ogre russe".
Hier, une photo a enflammé les réseaux sociaux. Celle d'un semi-remorque passant sur le périphérique turinois, chargé d'un énorme char d'assaut. Il n'en fallait pas davantage pour créer le "buzz". "Il y a plein de tanks sur la rocade." Le bruit a couru. Puis, l'état-major de la "Taurinense" a indiqué que les camions transportant des blindés montaient seulement à Sestrière pour un exercice annuel programmé "depuis longtemps".
Politiques épinglés
Depuis le début de l'invasion, le spectre de l'embarras plane au-dessus de plus d'un représentant des partis les plus extrémistes de l'échiquier politique de la péninsule. Et pas seulement des leaders nationaux tels Matteo Salvini (la Lega), ou encore Giorgia Meloni, (Fratelli d'Italia).
Ces dernières années, quelques chefs de la droite piémontaise ont manifesté leur compréhension, voire leur soutien actif, aux visées expansionnistes de Vladimir Poutine. Le quotidien La Repubblica rappelle ainsi, qu'en 2016, Maurizio Marrone, un conseiller régional, avait été le principal fondateur de ce qui avait été appelé "la représentation diplomatique du Donbass à Turin".
Quelques jours seulement avant l'entrée des troupes russes en Ukraine, Alberto Preioni, un membre du parti de Matteo Salvini, saluait dans un tweet rageur : "Un grand leader !", après la rencontre entre Poutine et le chancelier allemand, Olaf Scholz.
Chefs en cuisine ou à l'opéra dans la tourmente
"Valery Gergiev doit écrire une déclaration en faveur d'une résolution pacifique du conflit. C'est en ces termes que Beppe Sala, le maire de Milan et la direction du théâtre de la Scala ont rédigé une lettre au chef d'orchestre russe. Après ses nombreuses et généreuses prises de position en faveur de Vladimir Poutine, il se doit de signer s'il veut continuer à collaborer avec la Scala."
Mercredi soir, le chef russe de 66 ans a essuyé quelques sifflets et autres protestations lors de la première de "La Dame de Pique", un opéra de son compatriote Tchaïkovski.
Autre grand chef expatrié sous pression, mais en cuisine cette fois-ci : Mirko Zago. Litalien d'origine valdôtaine est, depuis 21 ans, le patron de 4 restaurants moscovites de prestige. Au point d'être appelé régulièrement au Kremlin pour y organiser des buffets.
"Mercredi soir, j'avais justement à dîner le ministre de la Défense dans l'un de mes restaurants", a-t-il confié à un journaliste de La Stampa. "Quand je suis arrivé hier matin au travail, beaucoup de mes employés parlaient évidemment de la guerre. La plupart pensaient qu'il était naturel que la Russie reprenne l'un de ses territoires."
Et d'ajouter : "Quant à moi, je ne vais pas cracher dans la soupe. Et quand on me demande si en Russie, je vis dans un pays démocratique... Je réponds toujours que je ne pense pas que l'Italie en soit vraiment un." Malgré sa "russisation", le chef essaie tout de même de ne pas manquer à ses devoirs élémentaires en lançant une invitation : "J'aimerais inviter à ma table Poutine, Biden et le président ukrainien. Devant un bon plat, on trouve toujours moyen de se mettre d'accord."