Il y a 67 ans, le sauvetage raté des deux alpinistes, Jean Vincendon et François Henry, marquait au fer rouge l'histoire du secours en montagne. La tragédie entraîna la création des premières unités professionnelles. Retour sur cet événement avec Blaise Agresti, ancien colonel de gendarmerie du PGHM.
Cela aurait pu être un conte de Noël : la belle histoire de Jean Vincendon, aspirant guide, et de François Henry, étudiant en géologie, partis gravir des sommets en décembre 1956, à une époque où les ascensions hivernales appartenaient au domaine de l'exceptionnel.
Les deux grimpeurs, âgés d'une vingtaine d'années, s'étaient fixés pour objectif de gravir l'éperon de la Brenva, sur le versant italien du Mont-Blanc. Ils auraient pu inscrire leur nom dans la légende de l'alpinisme.
"Après avoir réussi l'ascension hivernale de la Brenva le 26 décembre 1956, ils sont restés bloqués, dans des conditions extrêmes plusieurs jours sur le grand plateau (4 000 m), sans que les secours ne parviennent à les sauver", peut-on lire sur une plaque qui leur est dédiée à Chamonix (Haute-Savoie).
Le traumatisme d'une vallée
Atermoiements des secouristes, balbutiements du secours aérien et conditions météo dantesques ont abouti au sauvetage raté des deux amis qui finiront par mourir, gelés, en montagne.
Retransmise jour après jour par la presse, leur lente agonie et la chronique macabre de cette tragédie a profondément traumatisé la vallée de Chamonix, la communauté des guides et des alpinistes. Elle marquera un tournant dans l'histoire du secours en montagne pour aboutir à la création des unités spécialisées que sont les pelotons de gendarmerie de haute montagne (PGHM) et les compagnies républicaines de sécurité (CRS) des Alpes.
"Vincendon et Henry se trouvaient en péril. Une tempête de neige noyait la montagne. Enfin, on les avait découverts, à la jumelle, vivants ! Depuis quatre jours et quatre nuits, ils résistaient à la neige et au froid. À la première éclaircie, les hélicoptères partirent. En voulant atterrir, le premier se fracassait à quelques mètres des deux hommes en perdition, il y avait maintenant six naufragés de la montagne", raconte le journaliste des Actualités Françaises le 9 janvier 1957 (voir vidéo ci-dessus).
Blaise Agresti, ancien commandant du PGHM de Chamonix, s'est beaucoup intéressé à cet événement charnière de sa profession. "Ce sont deux jeunes dans la force de l'âge avec plein d'envies. Il faut se souvenir que, quelques années auparavant, on a eu l'ascension de l'Annapurna en 1950 qui a été un succès national en France, qui a emmené toute la jeunesse, et c'est un mouvement très fort vers la haute montagne", raconte l'ancien gendarme sur le plateau de France 3 Alpes, dans l'émission "Ce jour-là".
À l’époque, les guides n'en peuvent plus de porter assistance parce qu'il y a de plus en plus d'alpinistes en haute montagne.
Blaise Agresti, ancien commandant du PGHM de Chamonix
Dans son livre In Extremis, paru aux éditions Guérin, il revient sur le déroulé du drame dans un chapitre intitulé "on l'a raté" et sur ses conséquences durables sur l'organisation des sauvetages.
"J'arrive au PGHM en 1998 et ce sont les 40 ans de l'unité qui a été créée une année après cette affaire parce qu'on était à la fin d'un système, un système qui était fondé sur le bénévolat", analyse l'ancien patron du peloton de gendarmerie de haute montagne.
Un système de bénévolat "à bout de souffle"
"Le secours en montagne, à partir de la première ascension du mont Blanc en 1786 jusque dans les années 1950, ce sont les gens des vallées qui portent assistance aux montagnards en difficulté. Et là, on voit bien que ce système est à bout de souffle, ce drame intervient à la fin de ce système. Vincendon et Henry vont être finalement les victimes de ce système à bout de souffle", ajoute Blaise Agresti.
"À l’époque, les guides n'en peuvent plus de porter assistance parce qu'il y a de plus en plus d'alpinistes en haute montagne", poursuit l'ancien gendarme.
"Il y a 31 sauvetages réalisés en 1956 par les guides. C'est beaucoup. Un sauvetage, à l'époque, sans hélicoptère, c'est trois à quatre jours et cela mobilise parfois 10, 15 ou 20 personnes. Donc les guides commencent à pointer le doigt vers l'Etat en disant 'le système ne peut plus fonctionner comme ça'".
Et cette fois, l'Etat va les entendre. Car le drame de Vincendon et Henry va durer des semaines et être retransmis dans tout le pays. L'écho est national.
Le rôle de la presse dans la tragédie
"Il y a eu 200 journalistes à Chamonix, (...) donc c'est quand même assez unique et aussi, on les voit. Les habitants de Chamonix peuvent suivre leur agonie en direct, donc cela donne une dramaturgie absolument incroyable. Cette histoire est forte parce qu’à la fois, on a des témoignages et on a aussi cette idée qu'on les a abandonnés".
Car les guides Gilbert Chappaz et Jean Minster ont réussi à atteindre les deux jeunes alpinistes ainsi que l'équipage de l'hélicoptère qui s'était écrasé en essayant de les secourir. Ils ont placé Vincendon et Henry dans la carlingue de l'appareil en promettant de revenir les chercher au plus vite.
"Le fait que l'hélicoptère qui devait leur porter assistance se soit crashé a changé complètement la priorité. Au lieu d'aller secourir Vincendon et Henry, il a fallu aller secourir le pilote et le mécanicien, le commandant Santini et l'adjudant Blanc, et cette opération de secours dans le sauvetage a orienté les efforts ailleurs. On a finalement abandonné Vincendon et Henry dans cet hélicoptère. Ils ont été mis dans la carlingue, on leur promet de revenir les chercher et on va les laisser là", raconte Blaise Agresti.
"Le sauvetage a trop tardé", "on les a abandonnés"
Les Actualités Françaises se font l'écho de cet émoi. "L'angoisse régnait à Chamonix où les familles de Vincendon et d'Henry s'efforçaient de garder une espérance. Dans la nuit, Lionel Terray, parti avec quatre compagnons par le chemin des Grands Mulets, était revenu sans avoir atteint son but, arrêté par une nouvelle tempête. 'On aurait pu', assurait-il, 'les atteindre deux jours plus tôt par l'aiguille du Goûter.' Et il ajoutait : 'le sauvetage a trop tardé'", détaille un reportage de janvier 1957 (voir ci-dessus).
Mais l'espérance fait long feu. Il faut se rendre à l'évidence et accepter la mort des deux jeunes alpinistes. "Les corps vont rester à la vue de Chamonix pendant des semaines et des semaines", explique Blaise Agresti, car leurs dépouilles ne seront finalement redescendues qu'au printemps (voir le second reportage des Actualités Françaises du 27 mars 1957).
Je m'étonne qu'un homme de cette trempe puisse tellement s'émouvoir, au point de pleurer devant moi, en évoquant le secours de Jean Vincendon et François Henry.
Blaise Agresti dans son livre "In Extremis"après sa rencontre avec le sauveteur Honoré Bonnet
Des décennies plus tard, la tragédie était toujours vivace dans la mémoire de ses protagonistes. Dans son livre, Blaise Agresti rapporte sa discussion avec Honoré Bonnet, l'un des sauveteurs, en 2003.
"Le souvenir reste intolérable presque cinquante ans après les faits. Je m'étonne qu'un homme de cette trempe puisse tellement s'émouvoir, au point de pleurer devant moi, en évoquant le secours de Jean Vincendon et François Henry", écrit-il.
La détresse de Gilbert Chappaz
L'émotion est tout aussi palpable en 2007, devant les caméras de France 3 Alpes. Gilbert Chappaz rencontrait alors, pour la première fois, le frère de François Henry.
"Je voulais vous voir", disait-il ainsi à Jean-François Henry. "Je n'ai pas d'excuses à vous faire." Et Jean-François Henry de répondre : "Mais je ne vous demande pas d'excuses, je vous remercie".
Gilbert Chappaz continuait : "Si vous saviez cette misère que l'on s'est tapée à ce sauvetage... C'est assez exceptionnel. Je suis parti le dernier, je lui ai dit : 'Je reviendrai vous chercher'", témoignait l'ancien guide, des larmes dans les yeux (voir le reportage de France 3 Alpes du 29 juin 2007 ci-dessous).
La création du premier GSHM
La mort de Jean Vincendon et François Henry n'aura pas été vaine pour le secours en montagne. Elle fixa un tournant dans l'approche technique du sauvetage et entraîna la création d'unités professionnelles.
"Il faudra une année de réflexion pour savoir quelle était l'organisation que l'on allait retenir et à partir d'octobre 1958, on crée le premier GSHM, un groupe spécialisé de haute montagne", relate Blaise Agresti.
"Ce sont 12 gendarmes mis en place à Chamonix et qui vont dédier toute leur vie professionnelle à devenir meilleurs, plus experts. L'hélicoptère va aussi se professionnaliser et on aboutit aujourd'hui à un système extrêmement performant qui est envié par plein de pays dans le monde", estime l'ancien gendarme.
Pour Blaise Agresti, "la leçon à tirer de ce drame est avant tout philosophique et éthique : à quel prix est-ce que l'on porte assistance aux autres, à autrui ? En l'occurrence, les guides de Chamonix ont eu une hésitation, ils ont un peu tergiversé à s'y engager. Quelque part, on a une obligation morale à porter assistance à nos compagnons de montagne".