"Dans l'ombre du Mont-Blanc" : une BD humoristique pour découvrir l'envers du décor "plus complexe que juste le ski et la raclette"

En 2020, Alice Chemama débute un projet artistique avec une classe de CM2 de Haute-Savoie. Mais l'expérience ne va pas se passer comme prévu. L'illustratrice parisienne va découvrir une autre facette de la région, loin des images de carte postale qui l'avait amenée là, au pied du Mont-Blanc.

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"Suite à un choix mûrement irréfléchi grâce à Google Images, me voici implantée dans la vallée de l'Arve, réputée pour ses usines et son taux de particules fines... Loin des chalets bucoliques, mon exploration des Alpes s'annonce plus cocasse que prévue".

En 2020, Alice Chemama débarque en Haute-Savoie pour y mener un projet artistique avec une classe de CM2 dans une école au fond de la vallée de l'Arve, située entre Sallanches et Bonneville. Elle a répondu à un appel à candidature des ateliers Médicis en partenariat avec les ministères de l'Education nationale et de la culture. La dessinatrice espérait partir transmettre son art à la Réunion...la voilà au pied du Mont-Blanc.

Qu'à cela ne tienne, la jeune femme s'imagine déjà dévaler les pistes de ski entre une fondue et une raclette, tout en levant le nez, fascinée, vers le toit majestueux des Alpes. "Dans l'ombre du Mont-Blanc", aux éditions Dargaud, est le récit de cette délocalisation artistique.

Une Parisienne au ski

Les montagnes la font rêver. Pourtant, le pari n'est pas gagné, a priori. Au travers d'une demi-douzaine de pages pleines d'humour, la Parisienne raconte en bande-dessinée ses déboires au ski, dès le plus jeune âge, affublée d'"une infâme cagoule" et d'une "combi de hipster".

"Ma rencontre avec la montagne a lieu quelque part dans les années 90, quand mes parents m'emmènent au ski pour la première fois. De ce temps-là, ma mémoire sélective n'a pourtant retenu que les goûters au club Piou-Piou, et les monos ESF en rouge". Plus tard, son retour sur les planches se soldera par une descente "en barquette" avec les pisteurs secouristes.

"Je suis allée assez peu en montagne, et quand j’y suis allée, c’était pour la montagne et sans passer par les vallées, sans m’y arrêter", nous explique-t-elle. "Je connaissais le monde des stations mais pas le fait que des gens habitent là toute l’année (rires)".   

Le ton est donné. L'autodérision est de mise. Alice Chemama raconte ensuite ses recherches sur internet sur la vallée de l'Arve qui achèvent de doucher son enthousiasme. Elle découvre deux mondes : celui des sommets et celui des vallées, "deux salles, deux ambiances", dit-elle.

La rencontre avec les élèves de primaire la marque. "Certains ne mettaient pas beaucoup le nez dehors et c’est grâce à l’école qu’ils faisaient leurs premières sorties dehors, qu’ils essayaient le ski de fond et qu’ils profitaient de l’environnement qu’on voit pourtant à la fenêtre, c’est assez dingue. Moi ça m’a étonnée de voir ça".  

Voici Alice au pays des montagnards. Et c'est là que l'album de 128 pages prend une autre dimension. La dessinatrice s'intéresse à ce qui fait l'identité locale, aux récits qui ont construit l'imaginaire et la mémoire collective. 

Je voulais donner une vision plus complexe que juste le ski et la raclette

Alice Chemama

"Le décolletage, ça ne fait pas rêver", et pourtant...

"Ce qui m’intéresse c’est de voir comment les gens se reconnaissent, comment ils vont se mettre derrière les couleurs d’une région, d’un pays. A notre époque, on a beaucoup de phénomènes identitaires et donc je me demandais localement si les enfants se reconnaissaient dans la Haute-Savoie, est-ce qu’ils se sentaient haut-savoyards et qu’est-ce que c’était pour eux d'être haut-savoyards. Je voulais découvrir tous les récits qui réunissent les gens, ce qu’il y a dans la mémoire collective. Je voulais donner une vision plus complexe que juste le ski et la raclette".

Une vision plus complexe et nécessairement moins glamour, comme lorsqu'elle retrace l'histoire industrielle de la vallée, en prenant appui sur la visite du musée de l'horlogerie et du décolletage de Cluses. 

"J'ai découvert le décolletage, qui est la spécialité numéro un du coin ! Mais personne n'en parle parce que la mécanique, ça ne fait pas rêver", regrette-t-elle. Il faut croire que ses pages consacrées au musée ont fait leur petit effet puisque certaines classes viennent désormais au musée avec son album sous le bras comme support pédagogique. 

Pour faire le portrait de la région, l'autrice ne pouvait évidemment pas faire l'impasse sur le monde des sommets et de l'alpinisme, elle qui a chaussé les crampons pour traverser la vallée blanche et relier l'Aiguille du Midi à la pointe Hellbronner, entre peur du vide, émerveillement et mal des montagnes.

"J'ai compris que ce n'était pas pour moi !", dit-elle en riant mais "cela m'intriguait de savoir pourquoi il y a des gens que cela excite à ce point de faire ce genre de choses et pour le comprendre, il faut y aller". 

L'histoire des alpinistes Vincendon-Henry et du secours en montagne

Avec un ton plus sérieux, Alice Chemama consacre également de nombreuses pages à l'affaire Vincendon-Henry en 1956, cruciale pour qui veut comprendre l'histoire du secours en montagne. Elle retrace l'expédition des deux jeunes alpinistes et l'attente de leur sauvetage dans les yeux des différentes structures de commandement des secours de l'époque. Cette affaire avait, en effet, mis en lumière le manque de coordination et les moyens inadaptés des sauveteurs. Deux ans plus tard, les pelotons de Gendarmerie de Haute Montagne verront le jour.

Un épisode emblématique pour Alice Chemama car il a, par ailleurs, fait écho à la période incertaine du premier confinement dû au Covid, période pendant laquelle Alice Chemama menait ce projet artistique.

"Je fais le lien avec l’affaire Vincendon-Henry au moment du Covid parce qu’on vivait cette période un peu comme un film catastrophe. On écoutait tous la radio, la télé et ça résonnait un peu avec ces faits divers où toute la France, tout le monde se retrouve à écouter les mêmes infos, en direct, et on ne sait pas trop ce qu’il va se passer. Ça soulevait une question universelle sur le prix de la vie et c’est ça qui m’intéresse dans le parallèle".  

A la recherche des vestiges du Malabar Princess

La bande-dessinée érige d'autres ponts entre passé et présent. Elle revient par exemple sur les différents crashs d'avion dans le massif du Mont-Blanc qui font toujours régulièrement l'actualité : celui du Malabar Princess en 1950, et celui du Kangchenjunga en 1966. A coups de crayon, l'autrice s'étonne de la revente sur internet de bijoux ou autres trouvailles apparues avec la fonte des glaces. "Le glacier des Bossons est devenu un tombeau informel à ciel ouvert dont les limites et le respect restent flous", écrit-elle.

Alice Chemama croque la vallée de l'Arve à gros traits, sous tous ses aspects. Et elle n'oublie pas les fictions qui alimentent le flux de la mémoire collective locale, à l'instar de celle du lac Bénit, dans la chaîne du Bargy. La légende dit que le lac s'est déversé sur la vallée pour punir les hommes de leurs coupes en forêt.

Faire le lien avec les problématiques actuelles

"Je trouve qu'avec ce qu'il se passe en ce moment en termes de réflexion sur l'environnement et l'écologie, une histoire où on a un lac qui est un personnage et qui donne une leçon aux hommes sur leur surexploitation, c'est quand même très actuel", commente-t-elle.

Depuis sa parution fin 2021, la bande-dessinée qui mêle sérieux, humour et malice, s'est vendue à 5000 exemplaires, principalement en Haute-Savoie. Un succès encourageant pour les éditions Dargaud qui saluent "de jolies ventes pour un premier roman graphique en tant qu'autrice complète".

Alice Chemama continue son travail de reportage dessiné. Elle partira dans quelques mois vers d'autres contrées, dans le parc national de Yellowstone, aux Etats-Unis, pour mener un autre projet en résidence. 

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