Lors de la cérémonie des Piolets d'Or 2023 cette semaine à Briançon, le monde de l'alpinisme a distingué trois Français pour leur voie ouverte au Pakistan en juin 2022. Retour sur les coulisses de cette première ascension du Pumari Chhish East par Victor Saucède, Jérôme Sullivan et Christophe Ogier, guide et glaciologue originaire de Haute-Savoie.
Ils ont gravi un sommet que personne n'avait encore réussi à dompter, ils ont ouvert une voie au Pakistan, en Himalaya, dans la chaîne du Karakoram, à 6850 mètres d'altitude. Et pourtant, vous ne les entendrez pas parler d'exploit, mais plutôt de chance. Vous ne les verrez pas poser facilement devant les photographes, alors qu'ils viennent de remporter un Piolet d'Or à Briançon.
Ces trois-là ont le succès modeste. Sans doute, est-ce un peu cliché de dire que l'alpinisme enseigne l'humilité, mais à les écouter, on ne peut s'empêcher de le penser.
Alors bien sûr, Christophe Ogier, Victor Saucède et Jérôme Sullivan sont heureux d'obtenir "la seule distinction de l'alpinisme", mais "le Graal pour un alpiniste, c'est de réaliser une ascension comme celle que l'on a réussie : dans le sens où tout se passe bien, on réussit un sommet vierge, on grimpe une ligne qui nous semble esthétique", explique le Haut-Savoyard Christophe Ogier.
"Le Piolet d'Or, c'est la récompense qui rend ce Graal visible par le grand public".
Une ligne élégante, un itinéraire intense et plein d'incertitude, sur l'un des grands problèmes non résolus du Pakistan
jury international des Piolets d'Or 2023
Au printemps 2022, les trois hommes, tous guides de haute montagne, partent à l'assaut du Pumari Chhish East. Leur défi : gravir 1600 mètres de roches et de neige pour rallier le sommet, ce que personne n'a réussi jusque-là. Ils sont la sixième cordée à s'aventurer dans cette zone peu fréquentée.
"A l'échelle de l'Himalaya, c'est un endroit très sauvage parce que là où on est allés, il n'y a pas de 8000 (de sommet à 8000 mètres d'altitude, NDLR). Quand il n'y a pas de 8000, il y a beaucoup moins de business, et on n'a pas croisé d'autres alpinistes du tout. Ce n'est pas si fréquent en Himalaya", raconte le guide, originaire d'Annecy.
Lors des expéditions précédentes, seules trois équipes avaient amorcé l'ascension, avant de renoncer.
Ils mettront cinq jours, à la fin juin 2022, pour arriver au sommet. "Pour réaliser des ascensions comme celle-là, il faut être chanceux. On n'a pas été malades au moment de l'ascension, il faisait beau et on a été assez bons pour trouver une ligne", indique Christophe Ogier.
Au-delà de la performance, le jury international du Piolet d'Or a souhaité récompenser leur style, estimant "qu'il s'agissait d'une ligne élégante, un itinéraire intense et plein d'incertitude, sur l'un des grands problèmes non résolus du Pakistan".
Des chaussons d'escalade à 6500 mètres d'altitude !
Ouvrir une voie demande des efforts incommensurables à ces altitudes, "au-dessus de 6000 mètres, on ne faisait plus que 300 mètres de dénivelé par jour", raconte Victor Saucède lors de la cérémonie de remise du prix.
Un "itinéraire intense" où les endroits pour se suspendre dans le vide pour un bivouac sont rares. "Il doit être 19h, il fait nuit, on est défoncés et on a nulle part où dormir", commente Christophe Ogier dans le film qui raconte leur aventure.
Fait assez remarquable, les trois hommes ont grimpé "en artificiel" et "en libre". Ils ont utilisé des mousquetons et des coinceurs qui permettent de fixer des points d'ancrage dans la roche pour les aider à s'élever lorsque les bouchons de neige et de glace rendaient la progression difficile.
A un certain moment, les trois hommes ont quitté leurs chaussures avec crampons pour mettre leurs chaussons d'escalade, et ainsi passer en style libre. Les alpinistes grimpent alors à la force des bras et des jambes, prenant appui avec leurs mains et leurs pieds. Seul le corps travaille, la corde n'est là que pour assurer une fonction de protection.
"The Crystal Ship", hommage à Jim Morrison
Cet instant a été capturé par la caméra de Christophe Ogier. Sourire aux lèvres, en pleine paroi, Jérôme Sullivan, déjà distingué par un Piolet d'Or en 2016, précise : "C'est la première fois de ma vie que je mets des chaussons à 6500 (mètres d'altitude, NDLR) et c'est peut-être la dernière fois de ma vie que je vais mettre des chaussons à 6500".
Au sommet, les trois compagnons de cordée exultent. Ils débattent du nom qu'ils donneront à cette voie qu'ils viennent de marquer de leur empreinte. "Quiche line, Quiche Lorraine, SuperQuiche c'est bien. Mokistan c'est pas mal mais ça ne parle pas à tout le monde", les entend-on dire en riant. Ils opteront finalement pour "The Crystal Ship", hommage à une chanson de Jim Morrison et à The Doors, "qu'ils ont beaucoup écoutés au camp de base".
Raconter les coulisses de l'ascension
C'est aussi le nom du film qui retrace tout leur périple. Durant 53 minutes, Christophe Ogier documente leurs moments de joie comme leurs déboires. Et dès leur arrivée au Pakistan, l'aventure a bien failli tourner court.
"Cela a été très compliqué de négocier avec les porteurs, cela nous a pris quatre jours, alors que l'on pensait que cela nous prendrait une heure", raconte le Haut-Savoyard.
"C'était le moment où on était le plus proche de ne pas réussir à aller au pied de la montagne. Chaque porteur ne demandait pas des sommes mirobolantes mais comme on avait besoin de 25 porteurs, si chacun doublait la mise, cela fait plusieurs milliers d'euros de différence", indique-t-il.
La cordée arrive finalement à établir son camp de base, à 4500 mètres d'altitude. C'est là qu'est censée débuter leur acclimatation. Mais la météo en a décidé autrement, nouveau revers. Sur 27 jours, ils auront 26 jours de ciel bas et de tempête de neige. Pas de quoi doucher leur sens de l'humour même si les trois hommes tomberont malades, tour à tour.
"On voulait montrer tout ce qui est un peu en dehors de l'escalade, les relations humaines, ce que cela voulait dire de partir en montagne", ajoute Christophe Ogier.
"Du coup ça donne un film qui est un peu personnel". Un carnet de cordée filmé "avec un appareil photo acheté sur le Bon Coin avant de partir".
L'esprit de cordée salué par le jury
"On n'est pas des alpinistes professionnels, on a tous un boulot à côté, on a des marques qui nous suivent et qui nous aident financièrement mais on n'a pas de devoir de représentation. Personne ne nous a demandé de faire des images, de ramener un film. Je me suis dit : 'Je filme, et on verra ce qu'on en fait'. Et je me suis pris au jeu".
Les vidéos immortalisent les instants de doute, la peur refoulée par la camaraderie, les choix techniques ou l'émerveillement de contempler le K2, le deuxième sommet le plus haut au monde après l'Everest.
"L'ascension a été un effort collectif, témoignant d'un grand esprit d'équipe, conformément à la Charte des Piolets d'Or", ajoute le jury.
Voilà déjà un an et demi que les trois compagnons de cordée ont réalisé cette performance. Christophe Ogier vit désormais en Suisse où il est doctorant en glaciologie à l'école polytechnique de Zurich. Avec le recul, c'est sans doute cet esprit de cordée salué par le Piolet d'Or qui reste incrusté dans sa mémoire vive.
"C'est dur à expliquer, mais c'est tellement fort en aventure humaine. On est trois copains qui partagent quelque chose, c'est dur de mettre des mots dessus, cette fraternité, qui, chaque fois qu'on vit ce type d'aventures, se consolide et évolue. C'était vraiment une énorme étape dans notre relation à tous les trois", dit-il.
Les autres lauréats des Piolets d'Or 2023
Deux autres Piolets d'Or ont été remis à Briançon :
- Première ascension de l'éperon sud-sud-est du Jirishanca, une voie dans la Cordillère des Andes, réalisée par les Canadiens Alik Berg et Quentin Roberts
- Première ascension du Jugal Spire, près de Katmandou au Népal par les Britanniques Tim Miller et Paul Ramsden
Le piolet d'or carrière a lui été décerné à l'Américain George Lowe.
Mention spéciale pour promouvoir l'alpinisme féminin
Une mention spéciale a été attribuée à une équipe féminine de voile et d'escalade pour leur première ascension de la face Est du Northern Sun Spire au Groenland oriental.
La voie baptisée "Via Sedna" a donné son nom à un film, récompensé par le grand prix du Jury et le prix du public il y a quelques semaines au festival Femmes en Montagne, à Annecy.
L'équipage est parti de France à la voile pour rejoindre le Groenland, "une belle aventure menée par un groupe international de femmes autonomes" (...) "dont l'empreinte carbone est minimale", salue le jury international des Piolets d'Or qui souhaite "promouvoir l'alpinisme féminin, dans le but d'inspirer les futures générations d’alpinistes".