Connaissez-vous la lecture par arpentage? Cette méthode d'apprentissage collaborative est née à la fin du XIXe siècle dans les cercles ouvriers pour développer l'esprit critique et désacraliser l'objet-livre. On vous explique comment cela fonctionne, à l'occasion du festival Chemins de crête, organisé à Annemasse.
Ils sont une quinzaine à 1500 mètres d'altitude, chacun posé dans sa bulle, face au Léman et au mont Blanc. Ils ne sont pas là uniquement pour admirer le paysage offert par la Crête des Voirons mais pour s'essayer à la lecture par arpentage.
Ce club de lecture éphémère à ciel ouvert est plongé dans "L'éthique de la terre, penser comme une montagne", d'Aldo Leopold. Les 144 pages ont été réparties entre les lecteurs du jour. Ne pas commencer par le début, forcément, cela déstabilise.
"C'est un peu troublant de commencer au milieu d'une page. On n'a pas idée du concept qui a été développé dans les pages avant, donc on arrive comme ça dans un livre... Je découvre", témoigne Audrey Berset.
Il ne faut pas avoir peur de découper l'objet, le disséquer pour mieux le comprendre, le partitionner pour mieux l'analyser. La méthode est radicale, presque scientifique, appliquée à l'objet littéraire pour désacraliser le livre mais surtout, pour apprendre.
Une méthode ouvrière d'éducation politique
La lecture par arpentage est née à la fin du XIXe siècle dans les cercles ouvriers et a essaimé dans des groupes d'éducation populaire, pour que la connaissance se propage dans toutes les classes sociales et qu'elle ne soit pas réservée à une élite, en particulier lorsqu'il s'agissait de textes érudits ou dont le jargon n'était pas accessible à tous.
"Il y avait d'abord l'idée de comprendre des textes philosophiques, politiques, des décrets, des lois, ce qu'il se passait", indique Thomas Dutriez, l'animateur de l'atelier organisé dans le cadre du festival Chemins de crête d'Annemasse.
"Mais il y avait vraiment cet objectif, dès le début, d'aller au-delà du texte, de savoir ce qu'il y avait dans la tête des gens après cette lecture", dit-il. "Le but, c'était faire passer des idées et de faire de l'éducation politique, forger l'esprit critique", continue-t-il.
Lire pour soi avant de dire pour les autres
Appliqués, les lecteurs entrent donc dans "ce moment solennel entre soi et soi", "ce sanctuaire privilégié" de la lecture solitaire décrite par Thomas Dutriez, avant de mettre en commun ce qu'ils ont retenu des pages sélectionnées.
"L'idée, c'est plus de savoir ce que les gens ressentent de cette lecture, que ce qu'ils en ont compris. L'idée, ce n'est pas de faire un exposé ou une dissertation mais vraiment de savoir ce qu'ils ont saisi au fond d'eux sur le sujet et sur le thème et comment ça peut faire écho à leurs expériences. C'est ce qu'on essaye de faire réapparaître dans cet atelier, d'aller au-delà du texte", poursuit Thomas Dutriez.
"Je trouve ça très intéressant, la mise en commun pour s'approprier les idées d'un livre", partage Audrey Berset. "On va avoir un résumé du livre. Après, ça va peut-être donner envie de lire la totalité du livre", dit-elle dans un sourire.
Structurer sa pensée
Sophie Bravais est elle aussi séduite par l'expérience, d'autant qu'elle "ne serait jamais allée vers un livre comme celui-ci".
Chacun livre donc le résumé de ses quelques pages. Les uns abordent des passages sur le rapport de l'agriculteur à la nature, d'autres sur le loup. Laurent Verneret a lui synthétisé un passage sur la photographie et les "trophées indirects".
"C'est vrai que c'est très perturbant de ne lire que quelques chapitres mais en fait quand on fait une rétrospective de ce que chacun a lu, on arrive à comprendre ce livre. C'est très intéressant cette méthode. Ça touche, en plus le paysage dans lequel on est s'y prête bien. On se sent portés", nous confie-t-il.
Dire et lire ne demandent pas les mêmes ressources. Dire demande de structurer sa pensée pour livrer le savoir à un autre.
"Je pense que c'est quelque chose qui peut manquer dans ce monde qui va trop vite aussi, d'avoir cet esprit de profondeur, d'ancrage, de prendre le temps de savoir ce que l'on pense et savoir d'une certaine manière comment penser aussi", conclut Thomas Dutriez.