Matthieu Giroud, 38 ans, a été tué au Bataclan le 13 novembre 2015. Cet agrégé de géographie a grandi et vécu à Jarrie, dans le sud de Grenoble, avant de s'installer à Paris où il était enseignant chercheur. Ce jeudi, sa compagne et son père ont raconté sa vie, sa mort et leur survie, à la barre.
Depuis début septembre, François Giroud avait cette échéance en tête, venir à Paris pour participer au procès historique des attentats du 13 novembre. Livrer son témoignage de père, meurtri mais pas abattu, après la perte de son fils de 38 ans.
Mais s'avancer à la barre de la cour d'assises spéciale de Paris, devant plus de 500 personnes, "c'est quand même un enjeu, physiquement et psychologiquement", confie-t-il. François Giroud veut faire bonne figure, ne pas flancher, pour aller au bout de son récit.
Alors, ce rendez-vous, il l'a préparé depuis des semaines, depuis sa commune de Jarrie, dans le sud de Grenoble. Durant des heures, avec son épouse Michèle, il a écouté les témoignages d'autres pères, d'autres mères, d'autres frères, via la webradio.
Mardi, deux jours avant son rendez-vous devant la justice, c'est seul qu'il s'est rendu à Paris. Michèle est restée en Isère. "Elle est en soins contre un cancer depuis janvier 2021, c’est peut-être une conséquence de ce qui est arrivé".
Il s'est rendu dans la salle d'audience exceptionnelle du palais de justice de Paris. Pour voir, pour ressentir, pour entendre. Les accusés, il les a regardés. "Je me suis approché pour voir leurs visages mais je ne les regarderai pas pendant mon témoignage et je ne dirai rien sur eux non plus".
Témoigner, "un devoir social"
François Giroud veut "rendre hommage à Matthieu et parler de lui". Ni haine, ni esprit de vengeance ne transparaissent de son discours. Il est là "par devoir social". "On a la chance de vivre dans un pays où il y a des procès équitables donc c'est intéressant qu'il y ait des témoignages à ce procès".
Sur plus de 2200 personnes qui se sont constituées parties civiles, environ 350 se succèdent à la barre, pendant plus d'un mois.
A quelques heures de son intervention, François Giroud n'est ni tout-à-fait fébrile, ni vraiment serein. "Je n'ai pas peur, mais pour moi c'est quand même une épreuve de faire cette déposition".
Avant de rentrer dans le palais de justice, François est rejoint par sa fille Marion, par son avocate et par un ami de longue date, André Dussollier. Les deux hommes ont fait leurs études ensemble à Grenoble.
Son ami André Dussollier, présent pour le soutenir
"On a toujours été uni. C’est important de suivre ce qu’il peut vivre avec sa femme Michèle et on s’en parle souvent donc aujourd’hui il était important et naturel d’être là", explique l'acteur.
Pour lui, les témoignages des survivants et des proches des victimes sont cruciaux. "On apprend beaucoup de choses, pour reconstituer ce qui a pu se passer pour Matthieu, avec tous les témoignages des victimes qui étaient là. C'est important pour qu’on sache vraiment comment ça s’est passé. On s’en doute mais le témoignage, c'est ce qu'il y a de plus fort, de plus violent, de plus vrai".
Pour François, c'est bientôt l'heure "d'entrer dans l'arène", nous dit-il avant de disparaître derrière les portes du palais de justice.
Trois heures plus tard, les proches de Matthieu sont invités par le président de la cour à s'exprimer. Avant François, ce sera d'abord la compagne de son fils. La jeune femme était enceinte le 13 novembre 2015, elle attendait une petite-fille. Le couple avait déjà un enfant, Gary, trois ans.
D'une voix claire et douce, enveloppante et discrète, mais brillante comme la lumière d'une bougie, Aurélie Silvestre revient sur leur histoire, "une dernière fois, pour la déposer, là", elle qui l'a déjà racontée dans un livre "Nos 14 novembre".
Le récit brillant d'Aurélie Silvestre, la compagne de Matthieu
A l'époque, "nous savourons notre chance de nous aimer si fort, d'avoir des projets, des rêves et la vie devant nous pour les réaliser. C'est presque un peu gros, même. Parfois, on se moque des clichés que nous incarnons", dit-elle dans un demi-sourire.
Pendant une demi-heure, Aurélie raconte son 13 novembre, sans jamais hausser le ton, sans colère dans la voix. Ses mots sont sans violence, mais ils sont implacables. Ils sont forts et doux. Les deux, en même temps.
Elle revient sur cet appel reçu dans la nuit pour lui dire que "Matthieu Giroud est en vie, il n'a aucune égratignure et il va rentrer". Faut-il y croire ? Matthieu n'a pas téléphoné. Aurélie appelle tous les hôpitaux, et finit par rappeler le numéro vert. Une dame insiste : "si on vous a dit qu’il était en vie alors il est en vie. On a dû l’emmener au 36 pour prendre sa déposition. Il va rentrer".
"La responsabilité du survivant"
Pourtant, vers 23h, ce que toute la famille préssentait est confirmé. Matthieu est mort. Aurélie raconte ensuite ce qu'elle a dit à son fils, les mois qui ont suivi, les crises de colère de Gary, la naissance de sa fille Thelma. "La folie nous a peut-être frôlés mais elle a passé son chemin", se dit-elle cette nuit-là, de mars 2016.
Aurélie parle de son chemin, à elle, qui n'était pas au Bataclan.
"Je n’ai pas vu, je n’ai pas entendu, je n’ai pas senti. Je n’ai pas marché sur des corps, je ne me suis pas cachée sur le toit ou dans la cave, je n’ai pas cassé le plafond des toilettes, je n’ai pas rampé dans une mer de sang. Je n’ai passé deux heures dans le ventre du monstre. Je ne traine pas derrière moi le boulet trop lourd de ce traumatisme-là. Je ne traîne que ma peine depuis six ans et avec elle, celle de mes deux enfants qui grandissent sans père. Alors je ne ressens pas ce qu’on appelle la culpabilité du survivant. Pas du tout. Moi ce qui me porte depuis le premier jour c’est ce que je pourrais nommer la responsabilité du survivant".
A l'issue de son témoignage (dont elle a confié une copie intégrale à France Inter), le président de la cour la remercie. Il semble que la voix du magistrat tremble légèrement.
Matthieu : le joueur de foot, le joueur de guitare, le géographe
François Giroud s'avance, à son tour. Il rend hommage à son fils. Sa naissance a été "une illumination dans ma vie", dit celui qui est orphelin de père et de mère depuis l'enfance. "Je sentais que je reconstruisais une famille qui m'avait manqué jusque-là".
Il parle de Matthieu, de ses talents de footballeur, de son amour de la musique, lui qui jouait de la guitare basse.
Il lit les mots de Michèle, sa femme. "J'ai été amputée de la moitié de moi-même", écrit la mère de Matthieu. Ils décrivent à deux voix un trentenaire tourné vers les autres, venant en aide à des personnes immigrées, qui portait haut les valeurs de l'humanisme.
François Giroud revient sur le métier de géographe de son fils, qui travaillait sur la gentrification de certains quartiers. Sa thèse s'intitulait : "résister en habitant ? Renouvellement urbain et continuités populaires en centre ancien". Il y parlait notamment des quartiers Berriat et Saint-Bruno à Grenoble.
La fierté du père est éclatante. D'autant plus, lorsqu'il raconte comment Matthieu venait en aide à un commerçant algérien pour conserver sa boutique.
L'épreuve de l'identification du corps
François raconte aussi son 13 novembre : les montagnes russes émotionnelles vécues pendant 24 heures jusqu'à l'annonce du décès de Matthieu avec "cette confusion funeste" de la voix au téléphone. Le "Matthieu Giroud en vie, sans égratignures" était en fait un survivant au nom très très proche.
Sa voix se brise lorsqu'il décrit la découverte du corps de son fils à l'institut médico-légal.
Matthieu a un "gros pansement" sur la tête, qui recouvre l'orifice de la balle mortelle. "Matthieu est comme un beau prince hindou. Son pansement ressemble à un turban". Mais son fils est allongé derrière une vitre. Impossible de le toucher. "Un conte d'horreur, un terrible cauchemar", dit-il dans un sanglot.
Cet épisode reste "l'un des moments les plus marquants", pour lui, de cette tragédie.
Il faut que la population française puisse entendre ces témoignages. C'est une manière de vivre avec le souvenir qui peut nous permettre d'affronter l'avenir"
Une demi-heure plus tard, à sa sortie de la salle d'audience, François est satisfait d'avoir réussi à aller au bout de son témoignage.
"Le paradoxe, c’est qu’une fois passé la porte, on va continuer à vivre comme avant. C'est une étape symbolique, très importante, je reviendrai au procès, mais après, il y a la vie qui continue. Il faut s'adapter au fait que j'ai parlé de Matthieu mais ça ne change rien, il n'est plus là".
André Dussolier est lui aussi saisi par l'émotion de ces témoignages entendus à l'audience. Il persiste. "Ce serait bien que la population française puisse entendre ces témoignages-là, parce que c'est une manière de vivre avec le souvenir qui peut nous permettre d'affronter l'avenir aussi.On est plein de questions, sans beaucoup de réponses. Peut-être que des réponses vont venir mais c'était bien, c'est la force d'un pays démocratique de pouvoir faire un procès comme ça, qui aura son importance, je l'espère".
Ce procès, François Giroud ne le voit pas comme la fin de l'histoire, ni comme une étape de son deuil. Il n'y a pas pour lui, ici, de page à tourner, de chapitre à refermer. "C'est une continuité, quelque chose qui a commencé le 13 novembre 2015 à 21h40".