Le préfet de l'Isère a annoncé intenter une action en justice contre la délibération du conseil municipal de Grenoble autorisant le port du burkini dans les piscines, estimant qu'elle contrevient à la laïcité. Julie Arroyo, maître de conférence en droit public, estime que la laïcité est ici "invoquée à tort".
Débattue, critiquée et désormais attaquée, la délibération autorisant le port du burkini dans les piscines a été votée par le conseil municipal de Grenoble lundi 16 mai. Les débats, parfois houleux, ont duré près de 4 heures, divisant jusqu'à la majorité du maire écologiste Eric Piolle.
Certains opposants ont pointé une atteinte à la laïcité, le président de région Laurent Wauquiez annonçant couper les subventions régionales à la ville "face à ce séparatisme". D'un point de vue juridique, le port du burkini dans les piscines municipales "ne pose pas de difficulté", selon Julie Arroyo, maître de conférence en droit public à l'université Grenoble-Alpes. Spécialiste en droit des libertés fondamentales, elle estime que ce texte ne contrevient pas au principe de laïcité.
Le conseil municipal de Grenoble a adopté la modification du règlement des piscines autorisant le port du burkini. Ce texte pose-t-il une quelconque difficulté d'un point de vue juridique ?
Julie Arroyo : "C'est un texte très classique. Un acte réglementaire ne peut restreindre la liberté individuelle que s'il y a des considérations d'ordre public, en l'occurrence, pour un règlement de piscine municipale, il s’agit essentiellement de l'hygiène et de la sécurité.
On comprend bien la distinction entre, d’un côté, les tenues amples et les shorts de bain et, de l’autre, les burkinis près du corps et dans une matière spéciale. Les premiers sont interdits dans la mesure où ils peuvent poser des difficultés au regard de l’hygiène et de la sécurité : il est plus difficile de secourir une personne revêtue d’un habit ample. Quant aux burkinis répondant aux conditions posées, près du corps et dans une matière spéciale, ils ne sont pas mentionnés dans le règlement et se trouvent, de fait, autorisés, dans la mesure où ils n’interfèrent pas avec l’ordre public.
Mais d'un point de vue juridique, la délibération ne pose pas de difficulté. C'est un texte tout à fait classique justifié par des considérations d'ordre public. Il n'y a pas de problème de laïcité. C'est une méconnaissance du sens de la laïcité que de l'invoquer dans ce cadre.
Aux yeux de la loi, ce texte ne porte donc pas atteinte au principe de laïcité ?
Si le burkini est trop ample, il sera interdit par le règlement intérieur pour des considérations d'ordre public. Mais un burkini en matière spéciale pour la baignade, près du corps, il n'y a aucune raison qu'il soit interdit. Le fait qu'il s'agisse d'un signe religieux ne pose pas de difficulté. La laïcité est invoquée à tort puisqu'elle est au service de la liberté religieuse des citoyens, en particulier des usagers du service public que sont les femmes qui viennent à la piscine en portant le burkini.
La laïcité impose la neutralité à l'Etat et à ses représentants, c'est-à-dire aux agents du service public, aux fonctionnaires pour permettre aux citoyens d'exercer leur liberté de croire ou de ne pas croire, de ne pas se sentir discriminés en raison de leur religion. L'argument de la laïcité n'est pas pertinent.
Pour résumer, l'autorisation du burkini dans une piscine municipale ne constitue pas un débat juridique en soi ?
S'il répond à ces exigences d'ordre public de sécurité et d'hygiène, il n'y a aucun débat. C'est surtout une question politique.
Pour contester cette délibération, le préfet de l'Isère a annoncé vouloir déposer un référé-laïcité dans le cadre de la loi "séparatisme" du 24 août 2021. Sur quelles bases se fonde ce recours ?
Le déféré-laïcité est un nouveau recours ouvert aux préfets, issu de la loi "séparatisme" d’août 2021. Il permet au préfet qui souhaiterait demander au juge administratif l’annulation d’un acte adopté par une collectivité, par exemple la délibération du conseil municipal, d’assortir son recours au fond d’une demande de suspension de l’acte.
Si l’acte en question est "de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle, ou à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services public", il pourra être suspendu dans les 48 heures. Il est très peu probable que cela fonctionne dans cette affaire, la demande de suspension sera certainement rejetée. Quant au recours au fond, je pense qu’il a peu de chances d’aboutir.
Un juge administratif s'est-il déjà prononcé dans ce cadre ?
Ce type de procédure est assez nouveau. C'est un recours intenté par le préfet avec, éventuellement, une demande de suspension de l'acte. Il faut quand même qu'il y ait un doute sérieux sur la légalité de l'acte attaqué pour obtenir la suspension. Il va être intéressant de voir si, pour le juge, il y a un doute sur la légalité au niveau de ces questions de laïcité, mais cela m'étonnerait.
Cela serait même assez inquiétant parce que si l'on considère qu'il y a un problème de laïcité dans ce cas, c'est qu'on commence à transformer la laïcité. C'est un mouvement qui existe, qui est dénoncé par certains universitaires. On tend à utiliser la laïcité pour restreindre la liberté des individus alors qu'à l'origine, elle n'est pas pensée comme cela. Elle est pensée comme étant au service de cette liberté.
Que dit la justice sur l'autorisation du port du burkini dans un espace public ?
Le Conseil d'Etat s'est prononcé sur des arrêtés pris par des maires pour interdire l'accès aux plages aux personnes qui revêtent le burkini. Il s'agissait d'un contexte un petit peu différent, mais il a bien rappelé que l'on ne peut pas limiter la liberté religieuse dans ce cadre en se fondant sur des considérations telles que la laïcité. Il faut se fonder sur l'ordre public. On peut interdire le burkini sur les plages temporairement s'il y a des violences, des rixes. Mais sinon, on ne peut pas l'interdire en tant que tel.
Dans les piscines, la discussion va surtout porter, à mon sens, sur la question de savoir si le burkini pose des problèmes d’hygiène et de sécurité. Le Défenseur des droits, dans une recommandation de 2018, a estimé que ce n’était pas le cas."