A l'occasion du "One planet Polar Summit", premier sommet international sur les glaciers et les pôles, France 3 Alpes vous fait (re)découvrir des reportages traitant de la fonte des glaciers. Dans cet article, focus sur la fondation Ice Memory qui collecte à travers le monde des carottes de glace, considérées comme des archives du climat. Avant d'être conservées en Antarctique à partir de 2024, elles sont en partie stockées à Grenoble dans une des plus grandes "carothèques" du monde. [Première publication en mai 2023]
Depuis 2016, une communauté de glaciologues alpins sillonne le globe pour prélever la matière première des recherches scientifiques du futur. Face à l'accélération du changement climatique et à la fonte des glaciers, la fondation Ice Memory a entrepris de collecter des échantillons de glace sur une vingtaine de sites dans le monde, avant qu'il ne soit trop tard.
"Le constat est assez simple", explique Jérôme Chappellaz, glaciologue et président de la fondation Ice Memory. "La science des carottes de glace est née il y a environ 65 ans, c'est une science très très jeune dont on a déjà vu une évolution. Ce que l'on extrayait d'une carotte de glace il y a 65 ans et ce que l'on extrait aujourd'hui, c'est très différent, tout simplement parce qu'il y a eu de nouvelles idées scientifiques et qu'il y a eu des progrès technologiques qui nous ont permis d'analyser certains paramètres qu'on ne pouvait pas mesurer avant. Donc on fait le pari, que dans les décennies et les siècles à venir, il y aura également de nouvelles idées, également de nouvelles technologies mais qu'en revanche la matière première aura disparu de la planète en raison du réchauffement climatique", poursuit-il.
Les glaciers fondent...plus vite que prévu
La fondation Ice Memory, basée sur le campus grenoblois sous l'égide de l'Université Grenoble Alpes, regroupe sept institutions scientifiques françaises, suisses et italiennes. Elle a débuté les prélèvements de ces "archives glaciaires" en France en 2016 dans le massif du Mont-Blanc. Les opérations se sont poursuivies en Bolivie, en Russie, et il y a quelques jours en Norvège, dans l'archipel du Svalbard.
"Au Svalbard, l'objectif initial c'était à la fois de collecter une carotte de patrimoine pour les générations futures et une autre carotte destinée à la science d'aujourd'hui avec des études sur le cycle du mercure et sur le cycle du brome à travers des analyses chimiques spécifiques. A la grande surprise de l'équipe, vers 25 mètres de profondeur, il y avait beaucoup d'eau à l'intérieur du glacier, ce qui rendait la continuation de l'opération impossible", indique le président de la fondation Ice Memory.
Cette eau de fonte a obligé l'équipe à se déplacer sur un point plus haut du glacier pour réussir à extraire finalement trois carottes de glace de 74 mètres de long chacune, la distance entre la surface et le socle rocheux. Les trois carottes de glace sont pour l'instant restées en Norvège, dans l'attente de leur rapatriement en Italie, via la France, par l'Institut Polaire français au début de l'été.
Une cave en Antarctique, coffre-fort du climat
La fondation va créer une cave en Antarctique, "dans l'un des endroits les plus froids de la planète" pour stocker ces carottes "patrimoniales". "On va s'installer à côté de la station franco-italienne Concordia où la température moyenne sur l'année est de -55 degrés Celsius", précise Jérôme Chappellaz. A dix mètres de profondeur, les scientifiques vont créer une arche recouverte d'un plafond de neige, isolant le lieu de stockage des variations de températures à la surface.
Mais en attendant la création de ce coffre-fort de glace, il a fallu trouver des solutions pour entreposer les précieux tronçons détaillés en segments d'un mètre de long sur dix centimètres de diamètre.
"Grenoble a une longue tradition dans l'étude des carottes de glace, le fondateur de cette science en France s'appelait Claude Lorius, décédé il y a un mois. Cette science est née à Grenoble et on a gardé une tradition avec des équipes performantes, ce qui veut dire qu'on a à la fois des outils de carottages pour travailler sur les glaciers de montagne et sur les glaciers polaires, on a une équipe scientifique pour exploiter les carottes et puis on a des espaces de stockage, dans des entrepôts frigorifiques privés", indique le scientifique.
Des dizaines de kilomètres de glace conservés à Grenoble
C'est donc dans une entreprise du Fontanil, dans l'agglomération grenobloise, que dort, pour l'instant, une partie de ces archives du climat : "celles issues du premier carottage conduit en 2016 sur les pentes du Mont-Blanc sur le site du col du Dôme, également les carottes du site foré en Bolivie en 2017 sur le glacier de l'Illimani, et on a également l'une des deux carottes qui a été prélevé par les Russes sur le mont Elbrouz dans le Caucase en 2018", détaille le scientifique.
Au-delà de ces échantillons conservés pour les chercheurs du futur, ce sont "plusieurs dizaines de kilomètres de carottes de glace" (si on les mettait bout à bout) qui sont stockées dans la métropole grenobloise : des carottes d'étude que les glaciologues de l'Institut des Géosciences de l'Environnement viennent amputer chaque semaine de quelques centimètres pour mener leurs travaux.
"On a l'une des carothèques les plus importantes au monde, avec celle, équivalente, aux Etats-Unis dans le Colorado et une importante aussi au Danemark, à Copenhague", indique Jérôme Chappellaz.
Lever des fonds pour agir avant qu'il ne soit trop tard
La fondation a identifié au total une vingtaine de sites menacés de disparition. Il reste encore au moins douze glaciers à prélever de toute urgence. Elle en appelle donc à toute la communauté des glaciologues mais aussi aux pouvoirs publics et aux mécènes.
"Le nerf de la guerre, c'est l'argent", poursuit Jérôme Chappellaz. "Comme c'est un projet scientifique à très long terme, il est difficile d'obtenir des financements via les canaux habituels qui, eux, veulent un retour sur investissement à court terme. Ils financent de la science qui apporte des résultats dans quelques années maximum. Or, nous, on se projette sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles donc c'est difficile de convaincre les agences de financement habituelles de nous soutenir".
L'accès à certains glaciers nécessite également une coopération internationale, dans l'Himalaya chinois par exemple ou pour se rendre sur "des glaciers peu exotiques placés dans des endroits très reculés", à l'instar du "glacier Heard qui est au milieu de l'Océan indien, sur une île qui appartient à l'Australie".
"Je pense que l'opération du Svalbard aura clairement démontré par la quantité d'eau qu'on a trouvée dans le glacier qu'il faut agir extrêmement vite. Il faire bouger les lignes au niveau politique et financier parce qu'on a très peu de temps pour agir", conclut le glaciologue.