ENTRETIEN. Inceste : "Ce n'est pas de la sexualité, c'est de la violence", Eva Thomas veut alerter les enfants dans les écoles

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Entretien avec Eva Thomas, victime d'inceste, première femme à avoir témoigné à visage découvert à la télévision en 1986 et membre de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) ©France 3 Alpes / D. Borrelly - G. Neyret - V. Weda - L.Yvars

La Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a rendu lundi son rapport au gouvernement. Parmi ses membres figure Eva Thomas, Iséroise de 81 ans, qui fut la première femme à parler d'inceste à visage découvert en 1986.

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C'est le combat de sa vie. Aider les victimes d'inceste, lutter contre les violences sexuelles perpétrées sur des enfants. Eva Thomas a tout dit, publiquement, en 1986 dans Les Dossiers de l'écran : son viol par son père, une nuit, alors qu'elle avait 15 ans. Puis le silence, le déni. Les années à vivre avec cette blessure. Elle a témoigné dans deux livres, Le viol du silence et Le sang des mots

Fondatrice de l'association SOS inceste pour revivre à Grenoble, elle fut aussi institutrice, intervenante, formatrice. Elle n'a, depuis, jamais cessé d'œuvrer pour briser le tabou du viol en famille. C'est donc logiquement qu'elle a été sollicitée pour devenir membre de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) qui a rendu, lundi 20 novembre, son rapport au gouvernement.

La Ciivise vient de rendre un rapport de 756 pages, comprenant 30 000 témoignages recueillis sur trois ans. C'était important d'écouter toutes ces victimes ?

Eva Thomas : C'était quelque chose de tout à fait essentiel que cette parole-là soit dans un lieu spécifique pour être écoutée par les représentants de l'Etat. C'était à la fois une parole libre et surtout protégée. Parce que parler, c'est aussi risquer d'être attaqué en diffamation, d'avoir beaucoup d'ennuis, etc. Dans toutes les villes, il y a des personnes, surtout assez âgées, qui ont dit : 'J'ai attendu ce moment toute ma vie. J'ai attendu d'être écouté par les instances de l'Etat'. C'est une parole socialisée, il faut arriver à ça. Jusqu’à présent, on nous laissait dans le secret, dans les thérapies, alors que moi, quand je suis allée à la télévision dire : 'mon père m'a violée, ce n'est pas possible de continuer', c'est ça qui a fait bouger, c'est cette parole publique qui est nécessaire pour que la société bouge. 

Y a-t-il toujours un déni de l'inceste, selon vous, dans notre société ?

En 1987, j'avais écrit un texte sur la logique sacrificielle de l'inceste. C'est-à-dire que les victimes avaient affaire à trois sacrificateurs : le violeur qui pille l'avenir, qui tue l'enfant psychiquement. Ensuite, le psychanalyste avec le mensonge de la théorie freudienne de l'amour œdipien. Et le troisième, le législateur qui avait instauré la prescription pour que jamais on en parle.

On vient de cette culture-là. Le déni, il s'est fracturé parce que beaucoup de femmes et d'hommes ont pris la parole, ont écrit des livres et petit à petit, cette brisure a augmenté jusqu'à l'installation de la Ciivise. Le président de la République a quand même dit : 'on vous croit, vous ne serez plus jamais seuls'. Cette parole était extrêmement importante pour toutes les victimes qui se sentaient, pour une fois, reconnues par la société. 

La Ciivise a estimé à 9,7 milliards d'euros par an le coût du déni des violences sexuelles. Selon vous, l'ampleur de ce phénomène a-t-elle été minorée jusqu'à présent ?

On a fait un bilan de ce qu'était ce problème-là au niveau de la société avec des chiffres affolants puisqu'il y a plus de 5 millions de personnes qui ont vécu des violences sexuelles dans leur famille ou commises par des adultes [3,9 millions de femmes et 1,5 million d'hommes, NDLR] et donc, ça, ce n'était vraiment pas connu. Maintenant, on a une connaissance, non seulement des chiffres, mais aussi des effets catastrophiques sur la vie entière des victimes. Les personnes qui ont témoigné racontent toutes la même histoire : leur vie a été ravagée. Il y a énormément de personnes agressées dans leur enfance qui font des tentatives de suicide ou qui se sont suicidées. Certaines personnes ont dit qu'elles parlaient 'au nom des suicidés de l'inceste' et moi, j'ai connu à l'association des amis qui ont travaillé avec nous et qui ont fini par se pendre. C'est une question de vie ou de mort, l'inceste.

Que faut-il faire pour venir à bout de ce déni ?

Avant, notre parole était soit minimisée, soit déniée, soit méprisée, soit interprétée mais pas entendue dans l'ordre de la réalité. Et c'est ça qu'il faut changer. Il faut écouter les enfants, ils disent vrai. On ne va pas s'amuser à dire des choses comme ça. Aucun enfant n'a intérêt à dire que son père l'a violé quand ce n'est pas vrai, parce qu'il perd son protecteur attitré, il perd sa famille, il perd toute sa protection. C'est cela, aussi, la clé du silence parce qu'on a l'impression que si on parle, on va faire exploser la famille. C'est totalement terrorisant d'avoir à dire une parole comme ça. 

Vous êtes intervenue dans la formation des gendarmes qui recueillent le témoignage des enfants. Sentez-vous une meilleure écoute ?

J'ai été frappée par leurs questions, leur intérêt, leur écoute. J'ai parlé avec eux de ce que cela leur fait à eux, émotionnellement, d'écouter ces histoires-là, parce que c'est très très dur. Et un jeune gendarme m'a raconté qu'il avait entendu une petite fille de 8 ans. Quand il a eu terminé, il lui a dit : 'maintenant, il faut que tu retournes avec ton éducatrice'. Mais la petite fille était accrochée à son siège, elle ne voulait pas bouger. Et tout d'un coup, elle s'est jetée dans les bras du gendarme en disant : 'monsieur, monsieur, protégez moi !' Les gendarmes, quand ils vivent des choses comme ça, ils ont eux aussi du mal à dormir. Je trouve passionnant de participer à ces formations-là parce qu'on est vraiment dans l'humain.

160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année dans notre pays. La Ciivise a rédigé 82 préconisations, notamment pour les repérer de manière systématique. Faut-il poser la question à chaque élève ?

Oui, ce sont des préconisations qui sont faites et moi, je pense aussi à autre chose. Comme ces violences-là sont des questions de droits humains bafoués - j'ai répété ça depuis 35 ans - c'est l'injustice absolue qu'on fait aux enfants et donc il faut prévenir les enfants. Je demande que dans toutes les classes de France, de la maternelle à la terminale, il y ait au moins une affiche sur les droits de l'enfant adaptée à leur âge. Du fait qu'ils soient prévenus de leurs droits comme cela, ils comprendront que les choses ne sont pas justes. Il faut dire que l'on n'a pas le droit de toucher aux endroits intimes, des choses très claires mais en se plaçant au niveau du droit. On prend ça du côté de la sexualité, mais ce n'est pas de la sexualité, c'est une violence. C'est une histoire de domination des adultes sur les enfants, d'un dominant qui attaque quelqu'un de vulnérable. 

Désormais, le rapport a été rendu mais les travaux de formation et du législateur restent à faire. Vous avez bon espoir ?

Moi, je suis toujours optimiste, je pense toujours que ça va s'arranger. J'ai du recul, je vois bien que beaucoup de choses ont changé. J'ai commencé en 1985, il y a d'autres associations qui travaillent de la même façon pour écouter la parole des victimes, les aider, les soutenir et ça, c'est essentiel. Chaque fois qu'un livre sortait sur le sujet, je le lisais et j'étais heureuse. Je me disais que cette personne était sauvée parce qu'elle avait assumé son histoire socialement. Et elle a contribué à toute cette prise de parole collective. On est une grande chaîne de personnes qui se sont battues, c'est ça qui est merveilleux aussi.

Aujourd'hui, les faits sont prescrits 30 ans après la majorité de la victime. Faut-il rallonger ce délai ?

On demande l'imprescriptibilité. Trente ans, je pense que cela ne suffit pas parce que, à cause de la mémoire traumatique, on oublie immédiatement ce qu'il s'est passé. On sait que le cerveau est très adapté pour que l'on puisse survivre à cette terreur absolue.

La démarche devant la justice est-elle essentielle à vos yeux ? 

Oui. Moi, j'ai eu besoin de changer de prénom. En rentrant du procès de Saint-Brieuc [en 1989, Claudine Joncour a été condamnée en diffamation après avoir dénoncé le viol perpétré par son père à la télévision, NDLR], alors que je ne m'étais jamais effondrée complètement, je me suis effondrée physiquement. Je ne tenais plus debout, j'avais des vertiges, une chute de tension absolument incroyable et je suis restée dans cet état plusieurs mois, incapable de travailler, incapable de penser, incapable d'écrire.

Je me suis dit : 'c'est l'injustice qui m'a foudroyée, alors je vais faire une demande à la justice'. J'ai demandé un changement de prénom parce que mon père m'avait violée et ça a été accepté. A partir du moment où j'ai eu mes nouveaux papiers d'identité, ça a été complètement incroyable, j'ai retrouvé ma santé physique, ma santé mentale. Je me suis mise à écrire mon deuxième livre, Le sang des mots, pour expliquer que j'avais vécu l'efficacité symbolique de la loi positivement.

J'avais demandé une nouvelle identité pour avoir une identité propre, nouvelle, protégée par la loi, parce que cette histoire d'être protégée par la loi, c'est ça qui nous manque. C'est pour ça qu'il faut aller au palais de justice et que je disais que c'était une question de droit humain, d'abord. C'est le fait de ne pas être traité comme ça qui rend les gens malades. Moi, après avoir eu mes nouveaux papiers d'identité, je n'ai plus jamais somatisé. Je n'ai plus fait de cauchemars. Et donc, j'ai besoin de témoigner de ça. 

D'où l'importance de porter plainte...

Oui et même, par exemple, maintenant, les personnes qui ont été agressées, même s'il y a la prescription, elles sont accueillies dans les gendarmeries et par la police. C'est le bon endroit pour aller déposer son histoire. Et beaucoup racontent qu'en sortant de la gendarmerie ou de l'hôtel de police, elles redeviennent droites, entières, etc. C'est flagrant donc, faites-le !

Pour témoigner ou bénéficier d'un accompagnement, la Ciivise a mis en place une ligne d'écoute : 0 805 802 804. Disponible du lundi au vendredi, de 10 heures à 19 heures. Appel anonyme et gratuit. 

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