La commission d'enquête du Sénat sur la crise du Covid-19 accuse le n°2 du ministère de la Santé, Jérôme Salomon, d’avoir cherché à faire modifier un rapport d’experts, présidé par le grenoblois Jean-Paul Stahl. Ce rapport préconisait la constitution d’un stock élevé de masques.
"S’il y a eu une pression, elle n’a pas été bien efficace car rien n’a changé dans le rapport". Jean-Paul Stahl, professeur émérite d’infectiologie à l’université de Grenoble, est formel. Malgré les soupçons portés à l’encontre du directeur général de la Santé par la commission d’enquête du Sénat sur la crise du Covid-19, il assure n’avoir jamais subi de pression de la part de Jérôme Salomon concernant les stocks de masques.
Retour en 2018
Pour bien comprendre ce qui est reproché au n°2 du ministère de la Santé, il faut remonter deux ans en arrière.
En 2018, la Direction générale de la Santé demande à Santé publique France (SPF) de fournir un rapport sur les stocks d’antiviraux nécessaires au traitement de la grippe. Pour répondre à cette demande, SPF mandate alors un groupe d’experts multidisciplinaires, présidé par Jean-Paul Stahl. "En travaillant sur ce rapport, on s’est dit de notre propre chef qu’on pouvait aussi apporter une réflexion sur les stocks de masques en cas d’épidémie de grippe", précise-t-il.
Une fois ce rapport rendu, François Bourdillon, alors patron de l'agence Santé publique France, informe le Pr Salomon que "613 millions de masques chirurgicaux sans date de péremption acquis au mitan des années 2000 sont non conformes et ne peuvent en conséquence être utilisés". Ce dernier, aurait alors choisi de ne pas reconstituer les stocks.
C'est en tout cas qu'affirme aujourd’hui, deux ans après les faits, la commission d'enquête du Sénat sur la crise du Covid-19. Dans un rapport rendu public ce 10 décembre, elle pointe la responsabilité du n°2 du ministère de la Santé, Jérôme Salomon, dans la pénurie de masques dont a souffert la France au début de l'épidémie. La commission impute "directement cette pénurie à la décision, prise en 2018 par le directeur général de la santé [Jérôme Salomon, NDLR] de ne pas renouveler le stock de masques chirurgicaux", même si "elle est également la conséquence de choix antérieurs".
Selon la commission, le Pr Salomon a "ordonné l'achat de seulement 50 millions de masques (50 millions supplémentaires si le budget le permettait), soit moins que la quantité nécessaire ne serait-ce que pour renouveler ceux arrivant à péremption fin 2019".
Des pressions internes ?
Pire, les sénateurs l'accusent même d'avoir fait "modifier a posteriori les conclusions du rapport d’experts" présidés par le professeur Stahl, qui préconisait la constitution d'un "stock élevé, probablement d'environ un milliard de masques chirurgicaux".
"L'analyse de courriels échangés entre la direction générale de la santé et Santé publique France atteste d'une pression directe de M. Salomon sur l'agence afin qu'elle modifie la formulation des recommandations de ce rapport", pour "faire disparaître la référence à la taille du stock", assure la commission.
? Nous avons révélé au Sénat un fait extrêmement grave. Jérôme Salomon a influé sur un rapport d'expertise sur le fameux stock de #masques. #Europe1 pic.twitter.com/CccdqAFSh2
— Bruno Retailleau (@BrunoRetailleau) December 10, 2020
De son côté pourtant, Jean-Paul Stahl réfute "à titre personnel" toute tentative de pression. "Le rapport publié en 2018 reflète à 100% nos travaux et réflexions, affirme-t-il. En tant que président du groupe, je peux dire qu’à ma connaissance, ni moi ni aucun membre du groupe n’a été en contact avec Mr Salomon. Je suis certain d’avoir travaillé en toute indépendance". Il qualifie même les conclusions de la commission sénatoriales de "bizarres".
Interrogé après la publication de cette enquête sénatoriale, Olivier Véran a déclaré s'être "entretenu" avec Jérôme Salomon : "Il m'a indiqué que les échanges d'e-mails, auxquels il est fait allusion dans le rapport (...), il les a lui-même transmis à la commission d'enquête parlementaire". Dans un communiqué publié dans la soirée, la Direction générale de la Santé assure de son côté qu'"aucune pression n'a été exercée sur le groupe d'experts".
Alors comment expliquer le fiasco des masques ?
Depuis la première vague, l’Etat a été régulièrement pointé du doigt pour son impréparation et son incapacité à constituer un stock de masques suffisants. "Pour moi, ces critiques, c’est de l’ordre du fantasme, tempère Jean-Paul Stahl. Quand on a fait le calcul des besoins de masques en cas de pandémie, on se basait uniquement sur une épidémie de grippe. A l’époque, il nous semblait logique de conseiller à l’Etat de garder un stock minimal pour réagir et de le réapprovisionner en fonction des besoins. Il ne nous semblait pas sensé de recommander un stock immobile avec des cartons empilés dans des hangars en attendant une grippe pandémique qui surviendrait dans 10 ans. Très sincèrement, à titre personnel, j’aurais trouvé inconcevable d’avoir un milliard de masques stockés dans un coin et qui ne servent à rien".
Selon l’infectiologue, l’Etat était donc prêt à réagir en cas de besoin de masques supplémentaires. Mais l’histoire a pourtant prouvé le contraire, à cause d’un "petit" grain de sable dans les rouages, que personne n’avait prévu. "On n’a jamais imaginé que les usines pouvaient arrêter de fonctionner, reconnaît Jean-Paul Stahl. Il n’y aurait eu aucun problème d’approvisionnement si les usines avaient tourné, le stock de l’Etat aurait été suffisant pour tenir avant les premières livraisons".
Et de conclure : "La maladie infectieuse, c’est mon métier, et bien sûr que j’avais imaginé des épidémies. On avait fait des scénarios pour trouver des personnels soignants supplémentaires, pour sécuriser les supermarchés en cas de pénuries. Mais jamais on avait imaginé que l’économie du monde pouvait s’arrêter".