"Vu du comptoir". A l'occasion des élections municipales, nous vous emmenons dans les lieux "où l'on cause" de politique. Ma Chaumière est le tout dernier "vrai" bar d'Autrans. Les locaux s'y retrouvent autour d'un verre pour parler de tout et de rien. Et pour plaisanter à souhait.
Le bar se nomme Ma Chaumière, mais il pourrait s'appeler Chez Néness. Car Néness est le patron. 47 ans que Noël - c'est son vrai prénom - sert ses clients... Et dès le matin 10 heures ils arrivent. Les habitués. Les figures d'Autrans. Retraités à la langue bien pendue, ouvriers taquins, saisonniers bon public... Les rires raisonnent très fort dans le petit établissement et l'on finit souvent plié en deux, les côtes tenues.
C'est qu'ici, on plaisante de tout. Un art de vivre. Avec les - petits- verres la parole se libère. Et nous voilà emportés dans une partie de ping-pong effrénée, les mots fusant de chaque côté du comptoir. Et Néness n'est pas en reste pour renvoyer la balle à ses amis.
Vendredi 13 et coronavirus
Ce vendredi 13 mars retour chez Néness. Nous sommes bien accueillis, une fois de plus... Beaucoup ont lu le premier article, il s'est même exporté, la Bretagne, Avignon... C'est qu'Autrans rayonne et les expatriés sont nombreux !
Néness a joué au Loto. "On ne sait jamais"... Mais loin d'évoquer les rêves fous des nouveaux millionnaires, c'est le coronavirus qui s'invite dans les conversations. Pas de cas sur le plateau, mais la veille tous ont regardé l'allocution du président Macron à la télévision. Et les avis sont assez unanimes.
Jean-Claude l'ancien champion de saut à ski trouve "qu'il n'a pas été mauvais sur le coup et qu'il va reprendre des points", "mais que ça va coûter des ronds tout ça". Aujourd'hui autour du comptoir il y a aussi Martial, Gérard, Patrick, Annie, Eric et Cathy...
Eric et Cathy sont à Autrans depuis trois ans. Le couple a longtemps habité en région parisienne. Le quotidien dans la capitale et en banlieue, la perte de deux amis dans l'attentat du Bataclan... tout cela leur a donné envie de changer de vie et de récupérer la maison de famille à Autrans. Eric a 41 ans, il est informaticien, il travaille à la maison. Cathy, 52 ans, est femme de ménage dans un centre de vacances.
Ils "n'apprécient pas trop le président d'habitude", mais ils ont trouvé que c'était "un beau discours".
Eric pense qu'il valait mieux ne pas reporter les élections car "Macron va perdre moins que s'il attend". "Là il montre qu'il est en train de gérer une crise", ajoute-t-il. " S'il y a 200.000 cas dans quelques mois ça sera plus difficile pour lui".
Annie commente elle aussi :"il a pris le temps, il a beaucoup été dans le social". Et pourtant elle "n'aime pas spécialement Macron". L'annonce qui fait parler, c'est bien sûr la fermeture des établissements scolaires. Toutefois elle s'inquiète : "ça va être dur pour les PME, elles vont avoir du mal à s'en sortir". Annie a 68 ans. Originaire de Saint-Hilaire-du-Rosier, elle habite Autrans depuis 1970. Elle a travaillé dans le tourisme toute sa vie, ménage, accueil, restauration.
Du reste Annie travaille toujours. Dernièrement, elle a fait la plonge pendant deux semaines dans un centre de vacances à Méaudre. Parce qu'elle a une petite retraite et parce qu'elle aime être en contact avec les gens. Elle ajoute : "il faut faire attention de ne pas être porteur pour les autres. Là aujourd'hui on va bien mais demain on ne sait pas. J'ai un frère aîné en fauteuil roulant, il est malade".
Néness lui plaisante : "lundi je ferme, j'ai pas envie d'être en contact avec les vieux !" Il faut dire que dans son bar la moyenne d'âge est plutôt élevée.
Gérard marmonne "nous les anciens on va ramasser, on nous cantonne et en plus on ne peut pas garder nos petits-enfants". Il est le doyen ce matin. 73 ans. "On va pas changer nos habitudes, hein. C'est les jeunes qui s'affolent le plus. Hier soir à 22 heures mon fils m'a appelé pour me dire de ne pas faire les courses pour l'hôtel." le fils a repris l'affaire de son père, l'Hôtel de la Poste juste à côté.
Gérard est aussi diabétique, alors quand même il promet de "faire attention".
Personne ici n'a envie de rester à la maison. Impossible de déroger au passage quotidien à Ma Chaumière. "Pour ceux qui sont mariés, je plains les femmes !", éclats de rire de Jean-Claude. "On a qu'à rester dans le bar à huis-clos" propose-t-il. Pour rire, ils se verraient bien en quarantaine chez Néness.
Annulations, fermetures et déception
Il y a aussi les déceptions et les regrets. Car au fil des minutes, chacun découvre éberlué mails et sms. Les matches, les manifestations, les festivals s'annulent les uns après les autres. Un crève-coeur. Car à Autrans beaucoup sont bénévoles. C'est le cas de Gérard et Jean-Claude. Les deux amis participent au ravitaillement de la Foulée Blanche, à la restauration des concours de sauts à ski et festivals de musique, à la Fête Bleue... Même la Fête de la coquille Saint-Jacques à Villard-de-Lans est reportée au mois d'octobre.
Mathieu fait son entrée. C'est le petit-fils de Jean-Claude. Il a 18 ans, est menuisier en alternance. Dans l'entreprise où il travaille les chantiers sont maintenus mais "les clients râlent". "Ils ne veulent pas qu'on aille chez eux, ils disent qu'on leur amène le virus". Mathieu est aussi le gardien de but de l'équipe de hockey-sur-glace de Villard-de-Lans, les Ours du Vercors. Et là c'est sûr, toutes les compétitions vont être annulées.
Et si les bars et les restaurants devaient fermer comme à Bruxelles ? Pour Damien, le patron de la pizzeria La Flambée, c'est inconcevable. "Je suis indépendant, si je ferme, je n'ai pas de salaire. On peut pas fermer". Le versement des charges est reporté, "mais il faudra payer l'année d'après". Et pour le chomage technique, "il faudra payer les charges aussi, ça revient au même" ajoute-t-il, dépité.
A cause du coronavirus, la station va fermer dimanche, une semaine en avance. Tous les établissements claquent la porte. Les contrats de saisonniers qui courent jusque fin mars seront arrêtés, les employés remerciés après avoir été payés.
Heureusement, la saison est finie.
Récupérer les enfants et les anciens
Tout de même, chacun se préoccupe de ses proches. La soeur d'Eric souffre du covid-19. Elle est attachée parlementaire à Paris, travaille auprès du Ministre de la Culture, Franck Riester, lui aussi malade. "C'est dur mais elle va bien".
Gérard s'apprête à partir à Lyon dans l'après-midi pour récupérer son petit-fils. Il est en fac de chimie et l'établissement ferme.
Eric s'inquiète pour son oncle. Il est âgé de 71 ans, habite seul à Vaison-la-Romaine, et surtout il est cardiaque. "Je crois que je vais aller le chercher, ici on est préservé, dans le Sud il y a plus de monde".
A Autrans, on prend soin de ses anciens. Quand un habitué est absent durant plusieurs jours, Néness s'en préoccupe, il appelle, il informe. C'est l'esprit village, la solidarité sur le plateau.
Tout le monde ira voter dimanche
Ils l'assurent, ils iront tous voter dimanche. Avec leur stylo ! La preuve, Jean-Claude sort son 4 couleurs de sa poche et le brandit fiérement. "On ira avec le masque, les gants, la combinaison", renchérit Mathieu.
Néness va chercher quelque chose dans un tiroir derrière le comptoir. "Moi j'ai ressorti le savon de Marseille de Vivi, ma grand-mère". Il est encore sous plastique. "Il paraît que c'est le mieux pour désinfecter. Il a bien 25 ans, il est tout sec !"
Et puis s'il faut consulter, "on ira" ajoute-t-il. La petite commune compte deux généralistes.
Cathy se pose des questions. "Est-ce que l'on peut attraper le coronavirus deux fois ? Est-ce que le virus va revenir tous les ans comme la grippe ?".
"De toute façon, on est jamais malade à Autrans" affirme Eric. Tout le monde rit. Il ne le dit pas au hasard !
Il nous montre une affiche sur internet. C'est la première publicité imaginée par la SNCF dans les années 50 pour attirer les touristes en montagne. Autrans a eu aussi sa pub : "Quinze jours à Autrans, santé pour un an". Une belle promesse.
Bienvenue chez Néness
"Le petit secret caché d'Autrans"
Il y a Jean-Louis, 70 ans. Un "pilier" qui avait son propre bar, dans le temps. Jean-Louis avoue "moi je suis là tous les jours mais le lundi il y a la tournée du patron".
Yves et Jean-Claude sont deux anciens champions de France de saut à ski. 64 et 67 ans. Yves était dameur et pisteur.
Plusieurs générations fréquentent les lieux. Denis a passé 25 années dans l'armée de l'air. Puis il a conduit le tram à Grenoble. A sa retraite il a rejoint son fils Damien, qui a ouvert une pizzeria à Autrans. Ils aiment venir ensemble chez Néness et ne quitteraient le plateau du Vercors pour rien au monde.
Patrick est accompagné de son fils Mathieu et de son petit-fils Milan, 7 ans. Ils vivent en Bretagne et sont en vacances chez les grands-parents. "Skier ? On a pas le temps" plaisantent certains, "on est ici !"
D'autres sont des anciens clients de quand le bar était un hôtel. C'est le cas d'Arnaud, le Parisien. Il venait enfant avec ses parents pour faire du ski de fond, puis ils ont acheté un petit appartement dans le village. Avec sa femme Audrey et leurs deux garçons, Milo et Abel, ils sont là hiver et été. Avec un passage obligé à Ma Chaumière matin et soir. "C'est super convivial chez Néness" confirme-t-il, "c'est le petit secret caché d'Autrans".
La Politique "mais pas trop"
"Les élus on les habille pour l'hiver" plaisante Néness. "On les connaît bien". Evidemment la politique s'invite parfois dans les débats passionnés qui se tiennent autour du bar en formica rouge pétant. Comment pourrait-il en être autrement à 28 jours du premier tour des Municipales ?
Mais de politique nationale voire régionale, il est peu question. "Ce qui se passe en bas, à Grenoble, on s'en fiche" précise Néness. "La Métro voulait nous englober, nous ficeler, mais nous dans le Vercors on est indépendant, on est libre !"
Ils iront voter, pour sûr. Mais ils déplorent de ne plus pouvoir rayer les noms sur les listes comme avant 2014. Un des clients sort de sa poche la liste du maire sortant, Hubert Arnaud. Jacquot se penche dessus.
"On ne sait pas la moitié des noms" remarque l'un d'eux. "On ne connaît plus tout le monde", reprend Néness. "Il y a plein de gens qui ont emmenagé dans le village mais on ne les a jamais vus".
La commune nouvelle Autrans - Méaudre
Particularité à Autrans, la ville a fusionné avec le village voisin, Méaudre. Les élections se sont tenues normalement en 2014. Puis il y a eu un réferendum sur la question.
Les deux maires sont restés en place. Leurs conseillers municipaux ont élu un maire délégué, Hubert Arnaud. C'est ainsi que la commune nouvelle Autrans-Méaudre en Vercors est née un 1er janvier 2016.
Cela donne lieu à des plaisanteries fournies. "Est-ce que vous savez pourquoi les Méaudrais ont de grandes oreilles ?" questionne Néness. Tous connaissent l'histoire par coeur. Jacquot pourtant est de Méaudre. Agé de 50 ans, il est tailleur de pierre.
Il plaisante : "ils m'ont accepté, depuis le temps". Lui vient avec ses chiens. Deux modèles réduits, Bidule et Muche.
Pour qui vote-t-il, pour un candidat d'Autrans ou de Méaudre ? "Moi je vote ce que me dit Juliette (sa femme)" rit-il.
"Il y a des guéguerres entre clochers, mais rien de grave" précise Yves.
Sur la politique locale les avis diffèrent. Pour certains ce n'est pas important, car "les petits communes n'ont aucun poids". "C'était différent quand on avait un sénateur (Jean Faure, maire d'Autrans de 1983 à 2008)". Pour d'autres au contraire, voter c'est décider de la vie des villages.
"Il faudrait un tremplin réaménagé" explique Jean-Claude. "Et plus de places de stationnement devant le bar" plaisante Jean-Louis (mais peut-être est-il sérieux).
Beaucoup déplorent la flamme perdue. "Les anciens n'ont pas su investir sur les jeux" avance Denis. "Mais on ne leur jette pas la pierre".