"La fraternité ,c'est ici qu'on la trouve sur les ronds points." La phrase de Pascal, Gilet jaune de la première heure à Givors nous a donné l'intuition que ce mouvement a quelque chose d'une reconquête du discours. Reportage à Saint-Chamond dans la Loire, au bord d'une aire d'autoroute
« Et toi ? qu’est ce qui t’anime ? », "la liberté madame…." Je ne sais pas si c’est son silence ou son assurance à prononcer ces trois syllabes qui m’ont le plus marquée. Il s’appelle Mathis, la vingtaine, employé commercial dans la grande distribution. « Moi je viens ici pour défendre ma liberté parce qu’on ne peut plus s’exprimer dans ce pays. »
L'arbre à palabres
Mathis, je le contredis, toute journaliste que je suis, à travailler quotidiennement sur le terrain pour donner à ceux que je rencontre la possibilité de s’exprimer.
Mais ça ne suffit pas. Ni mes arguments, ni nos heures de reportages…
Au fil de la conversation, je prends un peu de recul et je m’aperçois qu’avec mes deux coéquipiers, nous faisons partie de ce microcosme depuis deux heures.
Nous sommes entrés dans le rythme ininterrompu des discussions sur tout ce qui interroge notre société. Les revendications vont dans tous les sens, le rejet du Président de la République est sur toutes les lèvres, la méfiance à l’égard des médias est quant à elle, un leitmotiv.
« Ce qui nous réunit c’est la sociabilité qu’on a retrouvée sur les ronds-points » m’explique Mathis, et j’ai l’impression d’avoir rejoint un arbre à palabres où chacun vient conter son histoire pour en écrire une en commun.
« Le président il faut qu’il nous respecte, qu’il comprenne qu’on est assez intelligents pour trouver des solutions ensemble » me dit Kévin, un autre gilet jaune de la même génération.
Dialogue tendu, mais dialogue quand même
Un peu plus loin : cabane en bois, braséro, odeur de merguez…Nous approchons et ne tardons pas à entendre : « pas de caméra ici » « ça sert à rien leur parle pas, ils déforment tout au montage » et paf ! Un pétard à 10 cm de nous, puis un autre …. une heure plus tôt une journaliste de BFM s‘était fait arracher puis jeter son micro sur l’autoroute A47, et une autre du quotidien le Progrès était prise à partie.
"Marre que les autres parlent à notre place : les politiques, les syndicats, les journalistes, reprenons la parole!"
« Si on parle pas de vous on est tous pourris, si on parle de vous on est des pourris aussi alors on fait quoi ? » personne ne me répond.
« Pourquoi vous n’avez pas un gilet jaune ? » j’explique, la nécessité de garder du recul, le temps nécessaire à la rencontre que nous avons de moins en moins.
« C’est pas mon problème ça. Mais je comprends. »
Un retraité, demande aux jeunes de se calmer, rappelle qu’au cours d’une assemblée générale ils ont convenu que ceux qui souhaitent parler aux journalistes peuvent le faire.
Un moral en jaune
Son nom sur le rond-point, du moins pour les visiteurs, c’est Mario.« Je suis venu parce qu’un jour ma femme ne m’a pas demandé de débarrasser la table. J’avais du temps et je me suis dis, "mais je ne peux pas rester là alors qu’il se passe quelque chose de vraiment important juste là à côté de chez moi." »
L’ancien salarié spécialiste de l’éducation et notamment de la petite enfance, reconnaît qu’il ne rencontre pas les mêmes difficultés que la plupart des gilets jaunes autour de lui. Mais il a trouvé ici une nouvelle occasion d’exprimer sa citoyenneté et sa solidarité.
Se rencontrer sur un Rond-Point, et avoir l’impression de moins tourner en rond. Les taxes, le pouvoir d’achat, et le sentiment de ne plus être représentés : chaque jour les mêmes discussions reviennent. Personne n’est tout à fait d’accord mais tout le monde s’accorde pour jaunir son ras le bol.
"Il faut un geste fort"
Rien ne semble pouvoir les convaincre, si ce n’est, peut-être, le départ du Président de la République qui revient sur de nombreuses lèvres, sous des formes plus ou moins retenues.« Il faut un geste fort » insiste Kévin. Mais quelle décision sera assez forte pour apaiser le sentiment de ne pas être entendu ?