Dans tout l'arc alpin, Egle Fosson est la seule femme spécialisée dans la pose de lauzes, ces pierres utilisées pour la couverture des toits selon une technique ancestrale. Une passion transmise par son père, devenue un métier pour lequel elle a dû casser les préjugés, au moins autant que la roche.
Lorsqu’on lui demande quel est le plus grand obstacle qu'elle a eu à surmonter en plus de 15 ans de carrière, Egle Fosson n'hésite pas pour répondre dans un grand éclat de rire : "Les hommes !" Une façon, tout en humour, de pointer du doigt les barrages qui existent encore dans les esprits pour ouvrir les mêmes horizons professionnels aux femmes, qu'à leurs collègues masculins.
"Trop physique pour une femme"... "Trop risqué"... "Trop exposé aux intempéries"... Egle a dû briser tous les stéréotypes, tous les préjugés pour réussir à être reconnue pour ce qu'elle est : une "lauzeuse", une poseuse professionnelle de toits en lauzes. Et dans sa haute vallée italienne de Gressoney, personne n'ose plus aujourd'hui lui contester cette qualité.
"Devenir losista ? Mais tu es complètement folle !"
"En 43 ans de carrière, mon père a couvert 352 toits en lauzes, explique Egle. Mais quand je lui ai annoncé que je voulais faire son métier, ça ne l'a pas empêché de me répondre : 'Mais tu es complètement folle'. Il m'a aussi dit : 'Tu as la chance d'avoir un emploi stable dans une entreprise. Tu vas le quitter alors que tu n'es pas du tout certaine que le métier de losista [poseur de lauzes en français, NDLR] te plaise'".
Le "losista", c'est depuis toujours une figure en vallée d'Aoste. Dans la petite région alpine italienne, ils ne sont plus qu'une trentaine à présent. Mais l'association locale des lauzeurs, créée il y a dix ans seulement pour fédérer la profession, se plaît à rappeler qu'autrefois, chaque vallée ou presque, avait sa petite carrière d'où les habitants extrayaient la matière première nécessaire à la construction des toits de leurs villages.
"En vallée d'Aoste, où que l'on porte le regard, nous sommes entourés par la roche", explique Ettore Champrétavy, le président de l'association. "Alors la chose la plus économique, la plus logique, c'était de la mettre sur les toits. On est un cas unique dans les Alpes, où la majorité des habitations sont encore couvertes par des pierres locales."
Des pierres, et des toitures donc, qui ont traversé les âges. Des lauzes, posées sur certains châteaux valdôtains du 17e siècle, n'ont en effet toujours pas eu besoin d'être remplacées... La fierté d'une profession désormais recherchée dans tout l'arc alpin, et à 100% masculine.
Enfin presque... jusqu'à l'arrivée d'Egle. Une apprentie "losista" à l'origine, qui a donc mis ses pas dans ceux de son père. Un passage quasi obligatoire dans un métier qui se transmet généralement de génération en génération.
Mais de père en fille, cela n'avait jamais été le cas jusqu'alors. "Quand on passait dans un village avec mon père, il me disait : 'Regarde ce toit, c'est moi qui l'ai fait. C'était à telle date, et je l'ai fait comme ceci, comme cela'... Il se souvenait de tous les détails de la construction de chacun de ses toits. Moi, je comparais son enthousiasme au mien qui travaillait en usine et je me disais : 'On n’a vraiment pas la même satisfaction au travail"'.
Les petits "trucs" de Papa
Pendant 10 ans, c'est donc aux côtés de son père que la jeune poseuse de lauzes fera ses armes. Une bonne école. Du dépassement de soi, d'abord. Quand il faut, des jours durant, soulever des plaques qui pèsent entre 15 et 30 kg, lutter contre les intempéries, le froid, le gel, la glace, souvent précoces bien au-dessus des 1000 mètres d'altitude où elle travaille la plupart du temps. Mais une école de la rigueur aussi.
Dans le grand jeu de construction qu'elle s'est choisie pour tâche, le "grand puzzle" comme s'accordent à dire tous les lauzeurs, Egle a gardé certains petits "trucs" de son père.
Un petit trait rouge tracé à la main. A l'emplacement d'une rainure, d'une aspérité de la pierre... Pour ne pas oublier de la recouvrir avec une autre lauze, et ainsi éviter de retenir un ruissellement, une languette de glace qui au final, serait la cause d'infiltrations dans la maison : le cauchemar du "losista".
Une première dans un secteur du bâtiment réputé "macho"
Pour la jeune femme exerçant ce dur métier, ce cauchemar est doublé par celui, plus psychologique, d'être rejetée par un secteur d'activité du bâtiment souvent taxé de machisme. Et ce sont les professionnels eux-mêmes qui le disent.
"J'espère que ça va changer," reconnaît pour sa part Ettore. "Car il faut bien avouer qu'une femme comme Egle travaille aussi bien que nous, les hommes. Elle a même, comme toute femme, beaucoup plus d'intuition, de sens pratique ; une pensée plus élastique en somme. Et quand il faut travailler avec des pierres toutes différentes les unes des autres, ça peut vraiment aider".
Une reconnaissance qui était loin d'être gagnée d'avance... Même pour la fille de son père !
"Au départ, je n'étais pas forcément la bienvenue sur les chantiers. Pour les anciens surtout, qui avaient passé leur vie sur les toits. Ce n'est pas qu'ils ne m'acceptaient pas, mais ils ne me faisaient pas confiance... À un moment, j'ai vraiment failli tout laisser tomber. Mais comme je suis têtue, j'ai tenu bon."
"Certains clients avaient plaisir à dire que c'était la seule femme 'losista' qui avait fait leur toit. Mais le plus souvent, quand je venais seule sur le chantier, ils demandaient : 'Ton père n'est pas là aujourd'hui ?' Je répondais : 'Si, si... Il vient de temps en temps.' C'était suffisant pour les rassurer."
Egle Fosson, poseuse de toits en lauzes
"En vallée d'Aoste, le cas d'Egle Fosson est la preuve que le stéréotype de la femme qui ne peut pas faire tous les métiers est un leurre, explique pour sa part Katya Foletto, conseillère pour l'égalité des chances de la région vallée d'Aoste. Mais souvent, ce sont les femmes elles-mêmes qui s'auto-excluent de certaines professions. La plupart du temps, parce qu'elles sont poussées par leurs familles à ne pas faire les études ou les formations qui leur permettraient d'accéder à des métiers jugés exclusivement masculins."
S'ajoute à cela un modèle encore très présent chez nos voisins transalpins : celui de la "Mamma" italienne qui veille au grain pour toute la famille, faisant fi de ses propres envies. Le dernier classement de l'institut européen pour l'égalité entre hommes et femmes fait d'ailleurs apparaître l'Italie en queue de peloton, en compagnie des pays de l'Est européen (la France, elle, se classe en 5è position derrière les pays scandinaves).
Mais dans le long chemin vers l'égalité hommes-femmes, l'histoire retiendra que c'est dans les Alpes italiennes que pour la première fois, une femme à réussi à "amener la montagne sur le toit des maisons".