Les ophtalmologistes sont appelés à faire grève à partir du 22 octobre. Les syndicats dénoncent une loi qui autoriserait les orthoptistes à prescrire directement des lunettes, un "risque de catastrophe sanitaire visuelle". Les orthoptistes, eux, voient un élargissement de l'offre de soins.
« Il y a un vrai risque de catastrophe sanitaire visuelle pour vos yeux, ainsi que ceux de vos enfants et de vos parents. C’est une vraie démédicalisation », alertent des ophtalmologistes. Un préavis de grève a été déposé par des syndicats, qui appellent tous les ophtalmologistes, qu’ils soient libéraux, hospitaliers ou internes, à cesser de travailler du 22 au 31 octobre. Ils souhaitent voir retirer l’article 40 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2022, qui donne le droit aux orthoptistes de prescrire des lunettes aux patients, sans qu’ils aient consulté auparavant un ophtalmologiste. Une pétition a même été lancée et a récolté plus de 7 000 signatures ce mercredi 20 octobre, soutenue par Pierre Pégourié, ophtalmologiste en Isère et secrétaire général adjoint du SNOF (Syndicat National des Ophtalmologistes de France) : « Est-ce qu’il faut leur proposer une sous-médecine, en France, en 2021 ? Est-ce qu’on peut proposer deux vitesses de prise en charge aux patients ? Est-ce qu’il y a des gens à qui l’on peut dire qu’on ne va pas leur proposer la même qualité de soins qu’aux autres ? Je ne pense pas. Ce n’est pas une bonne solution. C’est proposer une qualité de soins dégradée à une certaine tranche de population sous prétexte qu’elle habite plus loin. C’est une fausse réponse. »
70% d'ophtalmologistes collaborent avec les orthoptistes
Pourtant, pour Pierre Pégourié, le concours des orthoptistes est précieux au sein des cabinets : « On est passés au travail aidé. On a embauché des orthoptistes dans nos cabinets. Quand j’ai commencé en 2001, on devait être 1 ou 2% des ophtalmologistes à le faire, on est maintenant 70%. Les orthoptistes font la préparation des consultations. L’ophtalmologiste ne fait que la dernière partie de l’examen. Il prend connaissance des mesures faites par l’orthoptiste. Ça nous permet d’augmenter le nombre de patients vus par un médecin de l’ordre de 35 à 40%. Ça a permis, à nombre d’ophtalmologistes à peu près égal, d’arriver à répondre à la demande, après une période qui a été difficile sur les 10 dernières années où il y avait des délais de rendez-vous très importants qu’on avait vu venir. Cette aide nous a permis de commencer à sortir de cette période difficile. »
Le rôle des orthoptistes
Une bonne collaboration également perçue par Laurent Milstayn, ancien président du SNAO (syndicat national autonome des orthoptistes) : « Ça fait des années qu’on collabore avec les ophtalmologistes dans leurs cabinets. Les personnes qui reçoivent les patients en premier, bien souvent, ce sont des orthoptistes. Ça dure depuis 15 ou 20 ans. On fait les premiers examens pour les lunettes, on prend la tension oculaire, on fait une photo du fond de l’œil et après avoir passé une quinzaine de minutes avec le patient, on transfère le dossier à l’ophtalmo qui reçoit le patient entre 2 et 5 minutes pour le diagnostic. Ça fait partie de nos compétences légales, on a cette habitude-là, on a l’ancienneté, la capacité technique de le faire. »
"Cette primo prescription est médicalement encadrée"
Laurent Mistalyn est, lui, favorable à ce que les orthoptistes puissent prescrire des lunettes : « Petit à petit, avec l’évolution de la filière, avec les délais d’attente qui se multiplient, avec la difficulté d’accès aux soins pour la population, on a convaincu les pouvoirs publics et en particulier les ministères que nous pouvions apporter une pierre supplémentaire à la santé visuelle de la population. On a obtenu en 2019 la possibilité de renouveler les lunettes, comme les opticiens depuis 2017. Cette année, le gouvernement a proposé que nous ayons la primo-prescription. » Il explique : « Des gens qui n’auraient jamais vu d’ophtalmologistes ou qui en auraient vu un mais qui n’auraient pas eu de lunettes, pourraient venir directement chez nous sans qu’un médecin le leur demande. C’est quelque chose que nous avons défendu depuis des années et qui nous semble à la fois nécessaire pour la population et peu dangereux. Cette primo prescription est médicalement encadrée puisque le Parlement envisage qu’une fois qu’on a vu les patients, ils devront obligatoirement voir un ophtalmo dans les 5 ans pour renouveler leurs lunettes. On ne les laisse pas partie dans la nature sans qu’ils n’aient jamais vu de médecin. C’est sécurisé d’un point de vue médical ».
"On ne peut pas donner un accès direct et un droit de prescription à une profession qui est à Bac +3"
L’ophtalmologiste Pierre Pégourié y est, lui, fermement opposé : « Les orthoptistes ont une formation pour faire de la rééducation ou de l’examen de vue, pas sur les pathologies de l’œil. Le nombre d’années d’études pour devenir ophtalmologiste est passé de 11 à 12 ans. C’est une pathologie complexe. Les orthoptistes ne sont pas du tout formés au diagnostic de ces maladies qui par définition est une compétence médicale. On ne peut pas faire de médecine sans médecin. On ne peut pas donner un accès direct et un droit de prescription à une profession qui est à Bac +3. En plus, les orthoptistes sont moins bien répartis que les ophtalmos, ils ne sont pas dans les déserts médicaux. » Pour lui, il n’est pas envisageable d’accorder le droit de prescription aux orthoptistes : « On est vent debout contre la mesure de l’article 40 qui propose de donner le droit de prescription et l’accès direct aux orthoptistes. C’est une profession à Bac +3. Jusqu’à présent le droit de prescription n’existe quasiment pas pour les paramédicaux. Un orthoptiste peut prescrire une canne blanche ou, depuis un an et demi, renouveler une prescription de lunettes dans les mêmes conditions que les opticiens pendant la durée de validité de l’ordonnance faite par l’ophtalmo (5 ans pour les 16-42 ans, 3 ans à partir de 16 ans). Petit à petit, ça a permis de faire évoluer les choses, même si ce n’est pas utilisé à fond. On ne prend pas le temps d’évaluer les mesures qui ont été prises 2 ans avant. »
Un "système efficace"
En effet, Pierre Pégourié, du syndicat des ophtalmologistes, craint que les patients ne se détournent des cabinets d’ophtalmologie, ce qui retarderait la prise en charge de pathologies graves, qui sont souvent détectéés lorsque le patient vient consulter pour ses lunettes : « On a une prise en charge des pathologies oculaires performante par rapport aux autres pays européens. Le nombre de cataractes opérées pour 100 000 habitants est 2 fois plus important en France qu’en Angleterre. C’est 900 000 opérations par an en France. La DMLA, on a le nombre d’injections par habitant le plus élevé en Europe. Le glaucome est une maladie insidieuse qui évolue pendant une dizaine d’années avant l’apparition des symptômes et touche 2,2% d’une population caucasienne. En France, 2,3% de la population est traitée. On a un système où le patient est dépisté sans le vouloir, quand il va faire ses lunettes. Ça permet un dépistage de 100% des patients. On a un système extrêmement efficace. »
"Ça nous angoisse énormément"
Ces craintes sont partagées par certains patients, dont l’association Inflam’œil. Sa présidente Frédérique Moreau explique : « On ne veut pas tomber dans une bataille corporatiste entre les orthoptistes et les ophtalmologistes. Dans un certain nombre de structures de qualité, le travail en commun entre les orthoptistes et les ophtalmos est très précieux. En revanche, quand on regarde l’article 40, un certain nombre de gens qui auraient besoin de lunettes, pourraient complètement se passer d’ophtalmologiste pour se faire faire ces lunettes. Or, il n’y a presque aucun autre moment dans la vie de quelqu’un où il a besoin d’aller consulter un ophtalmologiste. Du coup, l’œil n’est jamais regardé. Ce qui nous inquiète, c’est que c’est souvent à l’occasion d’une visite médicale pour avoir une prescription de lunettes qu’on détecte des pathologies plus importantes, totalement cécitantes voire même mortelles. Ça nous angoisse énormément. » L’association indique donc soutenir la pétition lancée par les médecins pour demander le retrait de l’article 40.
Ces arguments ne sont pas valables pour l’orthoptiste Laurent Mistalyn : « Ça s’adressera à une tranche d’âge qui est une population très peu à risque, les 16-42 ans. Ces gens-là vont très peu chez l’ophtalmologiste, surtout les hommes. C’est une catégorie qui se fait peu suivre en général, en médecine. Est-ce qu’il vaut mieux les laisser, quitte à ce que quelque chose se développe et quand on les voit c’est trop tard, ou est-ce qu’il vaut mieux qu’ils passent par un professionnel de la filière, les orthoptistes ? On est quand même formés en CHU, on a toujours l’habitude de référer si on a un doute. » Pourtant, la tranche d’âge évoquée n’est, selon Pierre Pégourié, « pas du tout écrite dans le texte de l’article 40 ». Il précise en revanche ne pas souhaiter le retrait de la totalité de l'article 40 : « Il y a une 2ème proposition qui est de faire un examen de la vue des enfants à 2 reprises, à un an et autour de 3-4 ans. Ça, c’est une très bonne chose, ce dépistage systématique et personne n’y est opposé. Le rapporteur dit qu’on ne peut pas supprimer la 1ère et garder la 2ème ».
"C’est une bataille d’arrière-garde et de corporatisme"
Malgré cela, l’orthoptiste Laurent Mistalyn est formel, mieux vaut consulter un orthoptiste que ne pas consulter du tout, surtout en cas de grave pathologie qui peuvent, selon lui, ne pas être détectées pour beaucoup d'autres raisons : « Quand on ne consulte pas, ça peut arriver. On peut consulter un ophtalmo pour des lunettes et qu’il ne regarde pas le fond de l’œil, ça arrive de temps en temps. Je connais très bien mes collègues, ils ne prendront pas de risque. Au moindre doute, ils réfèreront à l’ophtalmo. Ils pourront fournir des conseils, de l’éducation à la santé. On ne veut pas se prendre pour des ophtalmologistes. On n’a pas fait 12 ans de médecine, on ne veut pas poser de diagnostics médicaux. On veut aider au maximum et ramener dans la filière un maximum de patients qui auraient besoin d’un suivi. Ce n’est pas parce qu’on ouvre la primo consultation aux orthoptistes qu’on ferme la porte des cabinets d’ophtalmologie. Les ophtalmologistes en font une guerre contre nous mais on ne nous donne pas une chose qu’on leur retire à eux. C’est juste une voie supplémentaire. C’est une bataille d’arrière-garde et de corporatisme. Qu’on nous colle à nous la responsabilité de la santé de la population qui va se dégrader, non. Je ne cautionne pas. »
Des délais d'attente importants
En effet, certains patients sont découragés par des délais d’attente à rallonge et notamment en Auvergne-Rhône-Alpes. Selon le Guide Santé, dans le Cantal par exemple, comptez 201 jours d’attente, contre 62 jours en moyenne en France. A Lyon, ce délai est de 35 jours pour les nouveaux patients. Aucun nouveau patient n’est d’ailleurs accepté au Puy-en-Velay ou à Yssingeaux. Mais pour le SNOF, le délai médian pour obtenir un rendez-vous a diminué de 16 jours passant de 42 à 26 jours par rapport à 2019 et a diminué de 36 jours en Auvergne-Rhône-Alpes (-43%). Voici la répartition en 2017 des 512 médecins de la région ( 6,6 pour 100 000 habitants) selon l'Observatoire Régional de la Santé :
Pour l'orthoptiste Laurent Milstayn, ces délais sont encore trop longs : « Si vous allez dans le Cantal, c’est beaucoup de délai, en Haute-Loire, ce n’est pas mieux, la Loire c’est encore pire… Une personne qui a besoin de lunettes, soit elle prend la file avec le carnet de rendez-vous qui s’ouvre une fois par an, soit elle y renonce et la plupart des gens renoncent. C’est une réaction humaine. Quand les gens ont l’impression d’attendre trop, ils ne prennent pas rendez-vous ». Des délais bien connus par l’association Inflam’œil : « Il y a un problème de quota, il n’y a pas assez d’ophtalmos disponibles. On voit encore trop de gens qui n’ont pas encore un accès rapide à l’ophtalmologie. Malgré tout, ça nous paraît assez délétère de supprimer la seule étape où on voit un ophtalmo. C’est une fausse bonne idée. On a tendance à confondre la santé visuelle avec la vue. Ce projet de loi permet de se passer complètement des ophtalmologistes, or, c’était un garde-fou qui nous paraissait important. Cette fausse bonne idée pour raccourcir les délais supprime un échelon indispensable à la santé visuelle », affirme la présidente Frédérique Moreau.
Former plus d'ophtalmologistes
Pour le SNOF et son secrétaire général adjoint Pierre Pégourié, il faut plutôt former davantage : « Depuis une vingtaine d’années, on ne forme pas assez de médecins et d’ophtalmologistes en particulier. Dans les années 2 000, on formait 65 ophtalmos par an en France. On a fait 3 fois des pétitions, dont la 1ère en 2005. Ça nous a permis d’arriver à 100 ophtalmos formés en 2010 sur la France. Petit à petit, on est montés autour de 140-150. Fort heureusement, chaque année, beaucoup d’ophtalmologistes étrangers arrivent, ce qui a permis de compenser un peu les départs en retraite. Ces dernières années, on arrive à environ 200 installations par an. Par exemple, en 2018, sur 200, 84 étaient d’origine étrangère. Ce n’est pas forcément bien parce que ce sont des pays qui ont formé des gens et qui ne les ont plus pour eux mais ça nous a permis d’éponger un peu les départs en retraite. Il y a une amélioration sensible des délais, qui s’accélère malgré la crise COVID. Le ministère travaille sur des statistiques qui datent de 2017, en 4 ans, beaucoup de choses ont évolué. » A partir du 3 novembre 2021, le PLFSS sera examiné par la Commission des affaires sociales du Sénat.