Quand il a écrit son premier livre, Jean-Michel Frixon a raconté ses 43 ans passés comme ouvrier chez Michelin. En novembre prochain, il participera à l'assemblée générale des RH du CAC 40. Il nous raconte comment son expérience a permis de faire évoluer le management au sein de Michelin.
« Improbable » : c'est ainsi que Jean-Michel Frixon décrit ce qui lui est arrivé après la parution de son premier livre. Avec la publication de « Michelin, Matricule F276710 » en 2021, l’ancien Bib, a connu une véritable « houle émotionnelle ». C’est ce qu’il raconte dans un second ouvrage, « L’ouvrier qui murmurait à l’oreille des cadres », publié il y a quelques mois. Il confie : « Je ne pensais pas écrire un livre. En écrire deux est complètement ahurissant. Le deuxième raconte tout ce qui a résulté du premier. Je raconte ce qu’il s’est passé avec les médias : ça m’a scotché et c’était inattendu de se retrouver avec la presse régionale et nationale. C’est formidable à vivre. On se demande ce qu’il se passe. Je raconte aussi l’aventure avec Michelin. J’ai passé 43 ans dans cette boîte. Je n’aurais jamais misé un centime sur une telle réaction. C’est improbable et l’aventure continue aujourd’hui. C’est quelque chose de fou ».
"C’est la base de la pyramide qui rencontre le sommet"
Un mois après la sortie du premier opus, Jean-Michel Frixon est contacté par Jean-Christophe Guérin, membre du comité exécutif et directeur industriel monde chez Michelin. C’est là que tout commence : « J’ai l’impression que ce sont deux mondes qui se rencontrent. C’est la base de la pyramide qui rencontre le sommet. Quand Jean-Christophe Guérin m’a contacté, je ne le connaissais pas du tout. Quand il s’est présenté, j’ai dit « Oups », même si j’étais à la retraite. Là, tout s’est enclenché. Il a lu le livre et il aurait pu mettre la poussière sous le tapis. Il l’a aimé, tout comme le patron, Florent Menegaux. Ils m’ont dit que le livre était très équilibré. Ils ont découvert des vérités dans mon livre ».
D’avril à décembre de l’année dernière, avec un autre cadre, j’ai fait le tour de France des usines Michelin, au nombre de 15. Ca a été magique
Jean-Michel Frixon
C’est alors que survient l’idée d’un tour de France des usines Michelin : « On m’a proposé de parler aux directeurs Europe et Monde à Clermont-Ferrand. Ils voulaient connaître ma vision du management. Je leur ai dit que je n’étais pas un communicant, que je ne savais pas faire. J’ai finalement accepté et je me suis retrouvé aux Carmes devant les directeurs avec une trouille pas possible. A partir de là, on m’a proposé de faire un tour de France. C’était incroyable, je ne m’attendais pas à cela. ». La Combaude, Montceau-les-Mines, Cataroux, les Gravanches, Cholet, Vannes…Jean-Michel Frixon prend son bâton de pèlerin pour aller à la rencontre des « collaborateurs », et non des « ouvriers », car il n’aime pas ce mot : « J’ai fini ma carrière comme vérificateur pneus poids lourds par rayons X, donc je connais tous les constituants du pneu. J’ai pu aller dans les ateliers, rencontrer qui je voulais, j’avais carte blanche. Etre reçu par les directeurs des usines, par la direction des Ressources humaines de chaque usine, a été formidable : on m’a accueilli comme si j’étais Florent Menegaux. Je suis passé de l’autre côté de la barrière. Je n’en revenais pas, de recevoir tant d’égards. C’était incroyable. J’allais dans les ateliers, je parlais aux collaborateurs, je m’intéressais à leur poste. Quand je leur disais que je connaissais les 3-8, que je leur parlais de moi, les barrières s’ouvraient. Je m’adressais ensuite aux cadres pendant deux heures ».
Une parole qui pèse
L’ancien Bib peut s’enorgueillir d’avoir fait bougé les lignes au sein du manufacturier : « Florent Menegaux et Jean-Christophe Guérin m’ont demandé ce qu’il fallait changer dans le management. J’ai suggéré de faire intervenir des opérateurs et des opératrices qui ont du vécu, qui ont fait les 3-8, pour intervenir dans la formation des futurs managers. Ils se sont demandés pourquoi ils n’avaient pas pensé à cela avant. C’est ce qu’ils sont en train de mettre en place en 2023 dans toutes les usines à travers le monde. Cette histoire est un film. La première usine à mettre cela en place est à Valladolid en Espagne. Il faut faire comprendre aux managers que l’humain est essentiel ». A chaque fois qu’il parle, que ce soit devant des salariés Michelin ou en interview, Jean-Michel Frixon utilise des mots simples qui pèsent. Il parle et écrit avec le cœur : « J’avais beaucoup d’émotions à chaque fois que j’intervenais devant les cadres. J’ai craqué plusieurs fois. J’ai parlé de licenciements. Ce ne passe jamais, ce sont des cicatrices. Les personnes étaient saisies par l’histoire et par l’authenticité. Trois directeurs, quand on faisait les débriefings le soir avec les cadres, m’ont dit que je leur avais fait du bien. Cela m’a beaucoup touché. Je ne m’attendais pas à un tel retour ».
Des têtes-à-têtes avec le président du groupe
Les rencontres avec le PDG de Michelin, Florent Menegaux, ont été très marquantes. Ce dernier lui a même demandé de l’appeler tout simplement « Florent » : « Je ne m’attendais pas à sa simplicité. La première fois qu’il a voulu me rencontrer, c’était calé pour 30 minutes. Je me demandais comment j’allais tenir. En fait, nous sommes restés 1h30 ensemble. On a parlé avec le cœur. Il a posé sa casquette de dirigeant. On s’est vu 5 fois, à chaque fois plus d’une heure. C’est incroyable : il me demandait des conseils de management ». L’histoire ne s’arrête pas là. Le matricule F276710 est écouté, pas seulement chez Michelin : « Avec monsieur Guérin, j’ai rencontré le directeur de l’Ecole des Mines de Paris. Il m’a invité à parler devant des professionnels de grandes écoles, des directeurs de grandes entreprises. J’ai été subjugué. Cela s’est passé le 31 mai dernier. J’étais mort de trac. Ils notaient ce que je disais. Des responsables m’ont dit qu’ils se souviendraient toute leur vie de cette intervention. J’avais les larmes aux yeux. Je n’ai aucun diplôme. C’est extraordinaire à vivre. A partir de là, j’ai eu plein de propositions d’écoles de Paris. Le graal, c’est le 14 novembre prochain : nous sommes invités à l’assemblée générale des Ressources humaines du CAC 40. Je ne sais plus quoi dire. Je savoure chaque moment ».
"Mon histoire est universelle"
Dans son deuxième livre, Jean-Michel Frixon rappelle cette citation du journaliste Claude Askolovitch, en conclusion de sa chronique sur la chaîne Arte où il a été invité pour parler de son livre : « Chez Michelin, comme ailleurs, les dirigeants sauront-ils comprendre, que même sans médaille, sans livre, l’ouvrier est avant tout un homme… ? ». Il insiste : « Un ouvrier est un homme avant tout. C’est quelqu’un qui sait penser. Il est responsable de sa famille à l’extérieur. C’est un être humain. Il faut le respecter. Un ouvrier n’est pas là seulement pour appuyer sur un bouton et le cadre ne sait pas tout. Cela, je l’ai vu trop souvent. Cela étouffe les hommes. Dans mes interventions, j’insiste beaucoup. Sans respect, on ne mène à rien et on va droit dans le mur. Mon histoire est universelle. Des gens du CHU, d’autres entreprises se sont confiés à moi ».
Jusqu’où ira l’ancien Bib ? Vers un troisième livre, vers d’autres conférences ? Il répond modestement : « Je me laisse porter par la vague. C’est du bonheur. Il y a des personnes, des anciens collègues, qui m’ont dit que je me faisais manipuler par Michelin. Je leur ai dit que l’entreprise m’avait fait faire le tour de France pendant 6 mois et qu’elle ne l’aurait pas fait si elle voulait me manipuler. Mes contradicteurs sèchent. Le fait qu’ils mettent en place un nouveau mode opératoire des managers n’est pas anodin. Je suis fier. Je n’aurais jamais pensé cela. C’est un conte de fée ». Un conte de fée qui sera évoqué dans un documentaire diffusé le mardi 10 octobre en prime time sur France 2 et qui s’intitule « Nous les ouvriers ».