Après 43 ans passés chez le fabricant de pneus à Clermont-Ferrand, Jean-Michel Frixon vient de publier « Michelin, matricule F276710 ». Un livre dans lequel il raconte sa dure vie d’ouvrier.
Une vie de labeur. C’est ce que raconte Jean-Michel Frixon dans son livre « Michelin, matricule F276710 » paru aux éditions Nombre 7. A 61 ans, il a profité du premier confinement pour mettre sur le papier ses 43 ans passés au sein de la manufacture de Clermont-Ferrand. Il a immédiatement trouvé le titre de l’ouvrage : « Je ne suis pas un écrivain. Je pense qu’on doit trouver le titre à la fin. Quand j’ai fait mes premiers pas dans l’atelier, on nous donne un bleu de travail, et sur le pantalon il y a le matricule du numéro de l’embauche. Sur les premiers bleus que j’ai reçus dans les années 1976-1980, il n’y avait même pas le nom. J’étais le matricule F276710. C’était vraiment impersonnel. Ca m’a frappé. Je n’avais alors pas 18 ans ».
Des débuts comme coursier
En effet, Jean-Michel Frixon n’a que 17 ans quand il devient un Bib. Il raconte : « Cela fait un an et demi que je suis à la retraite. Quand je me dis que j’ai passé 43 ans chez Michelin, ça fait un bon bail. J’y suis rentré quand j’avais 17 ans, après être sorti de la 3e. Mes parents ne rigolaient pas, il fallait absolument trouver un emploi. Quand je suis rentré chez Michelin c’était encore l’époque du plein emploi. J’ai commencé comme coursier car comme je n’étais pas majeur, Michelin ne pouvait pas me mettre en atelier. J’ai commencé à l’usine d’Estaing en 1976. Après le service militaire j’ai fait quelques mois de coursier puis je suis passé dans les ateliers. J’ai été magasinier, j’ai chargé des camions en déplacement à Paris. On déchargeait jusqu’à 10 semi-remorques par jour. C’était un travail de forçat. J’avais la vingtaine. C’était épuisant. Après 3-4 ans, j’ai dit stop. On partait du lundi au samedi. Je suis ensuite retourné au courrier ».
La mondialisation est passée par là
L’ouvrier connaîtra plusieurs services au cours de sa carrière. Il a vu l’entreprise se transformer et les chefs défiler : « J’avais une chef horrible, c’était une tortionnaire. Elle avait une façon de diriger comme dans les années 1800. Elle a fait souffrir énormément de monde, des gens étaient en dépression. J’ai ensuite eu une autre chef, et ça a été l’alpha et l’oméga. Elle était rayonnante et très juste avec ceux qui travaillaient. Elle a tout fait pour me faire évoluer de poste et je suis passé à la photocomposition. J’y ai passé 4 ans. C’était du rêve, je partais au boulot en sifflant. Puis la mondialisation est passée par là. Tous ces petits services annexes qui n’étaient pas le cœur de métier de Michelin, l’entreprise s’en est séparés. Je suis retourné aux enfers, au courrier. La chef qui m’aimait bien est partie à la retraite et je suis retombé sous la coupe de la femme tortionnaire. Elle n’avait jamais pu accepter que j’avais évolué, et là elle s’est régalée et ça a été terrible ».
Jusqu’à la fin de sa carrière, Jean-Michel Frixon affirme n'avoir pas été épargné par sa hiérarchie : « J’ai fini ma carrière aux Carmes comme vérificateur sur machines à rayons X poids lourds. Ca allait. Mais j’ai eu un chef d’équipe qui était l’équivalent de la femme tortionnaire au courrier. C’était l’enfer pendant 5 ans. Je ne tolère pas l’injustice. Il ne pouvait pas me prendre en défaut dans le métier donc il se vengeait autrement. Il ne disait rien mais au moment des augmentations annuelles, il me mettait une bulle. J’allais au travail la boule au ventre. Je suis allé voir la responsable du personnel et je lui ai parlé pendant une heure. Le chef d’équipe, suite aux plaintes des ouvriers, a été forcé à partir à la retraite. Il a été remplacé par une femme et ça a été Versailles pour moi. J’ai obtenu tout ce qui m’avait été refusé jusque-là ».
La dictature des petits chefs est la gangrène des entreprises
Il tire des enseignements de ce parcours au sein du fabricant de pneumatiques : « La dictature des petits chefs est la gangrène des entreprises. Je suis convaincu que mon histoire chez Michelin est valable dans toutes les entreprises. Samedi, j’étais en dédicace dans une grande surface, je ne m’attendais pas à de tels retours. Des ouvriers Michelin m’ont parlé dont un qui partait à la retraite dans une semaine. Il avait hâte de partir. Il a lu la 4e de couverture et m’a dit qu’il avait l’impression que c’était sa vie. Il y a des tas de gens qui vivent ça. Une infirmière m’a dit qu’elle vivait la même chose au CHU ».
On a fait mon procès, car je n’avais aucun diplôme
Entre humiliations et rencontres fortes, Jean-Michel Frixon raconte ne pas avoir été ménagé au sein de Michelin : « J’ai eu un chef extraordinaire, Lucien Bonnet, à qui je dédie mon livre. Quand j’ai connu la période des licenciements, je suis arrivé dans son atelier en 3-8. Il m’a sauvé. Il y a des collègues qui n’ont pas supporté le licenciement et qui se sont suicidées. Sa femme en faisait partie. Il m’a juré qu’on ne toucherait plus à moi. Je dois tout à cet homme. On m’avait annoncé que j’allais être licencié. Mais en plus, on a fait mon procès, car je n’avais aucun diplôme. Mon chef m’a dit qu’il gérait aussi les agents du service du nettoyage et qu’ils avaient au moins le certificat d’études et le brevet. Moi je n’avais rien. Il m’a dit que j’étais un inutile et un parasite, que la maison Michelin n’avait pas besoin de gens comme moi. Il m’a dit que j’étais licencié. Il a baissé la tête et ne m’a même pas regardé. Là, tout s’écroule ». Finalement, l'ouvrier échappera in extremis au licenciement.
Le fléau de l'alcoolisme
Dans son livre, l’auteur évoque également l’alcoolisme qui était selon lui très répandu chez Michelin : « L’alcoolisme était un fléau, surtout de nuit. Il n’y avait pas de cadre ou de chef de service. Le chef d’équipe savait tout ça mais ne disait rien. Il sait ce que c’est lorsque les gars sont détruits. Il savait que ses gars buvaient à outrance. Il ne souhaitait qu’une chose, qu’il n’y ait pas d’accident. Il jouait gros. Il prenait de gros risques. Chaque ouvrier amenait 2 bouteilles le repas du vendredi. Il y avait une quinzaine de personnes. Ca dégénérait ».
Sauvé par le sport
Malgré les humiliations, au lieu de sombrer, Jean-Michel a trouvé une échappatoire. La marche athlétique l’a sauvé : « J’ai commencé à participer à la marche de la Saint-Jean, entre la place de Jaude et le sommet du puy de Dôme. J’avais 14-15 ans. Ca me plaisait. Au fil des années, je suis passé de dernier à la moitié de peloton, puis dans les 10 premiers. Une année, j’ai battu un marcheur du Stade clermontois. J’ai gagné et je l’ai battu à 200 m du sommet. Tout est parti de là, dans les années 1972-1973. Je me suis alors renseigné pour faire de la marche athlétique. Je suis rentré dans un club. J’ai été champion départemental, j’ai essayé les championnats d’Auvergne et c’est parti comme ça, jusqu’au jour, en sénior, où j’ai participé aux championnats de France élite avec tous les cracks. J’y ai participé pendant plusieurs années. Puis je suis passé de sénior à vétéran. J’ai été double champion d’Europe, triple champion du monde et 6 sélections en équipe de France. Je rêvais. A côté de ça, je faisais les 3-8. Ca a été ma bouée de secours ».
Une rencontre avec Edouard Michelin
Qualifié pour ses premiers championnats du monde à Porto Rico en vétéran, Jean-Michel Frixon se met en tête de faire financer son déplacement par Michelin. Au culot, il envoie une lettre manuscrite à Edouard Michelin, sans trop y croire, dans laquelle il se raconte avec ses mots. Préférant « s’adresser à Dieu qu’à ses saints », il est surpris de se voir retourner la lettre, avec écrit au crayon à papier, « Veuillez attribuer à monsieur Jean-Michel Frixon la somme de 5 000 francs pour sa participation aux championnats du monde ». L’ouvrier n’y croit pas. Une fois champion du monde, il envoie une carte postale au PDG de Michelin pour le remercier, une missive écrite dans l’émotion, 2 heures après son titre. Il veut ensuite lui offrir son maillot de champion du monde : « Ca a fonctionné. Il m’a reçu un soir de novembre. Je la ramenais moins. On rentre dans la tour de Babel. C’était magnifique. Plus tard, lors de son décès, le directeur de chaque site avait droit d’inviter aux obsèques d'Edouard Michelin une personne de son choix. J’ai été invité par le directeur des Carmes. J’étais le seul ouvrier des Carmes avec tous les directeurs d’usines mondiales ».
J’ai été désarçonné car, sur 9 éditeurs, 5 voulaient le livre
Ce parcours incroyable, il le raconte dans son livre. Mais au départ, le récit ne devait rester que dans le cercle familial : « C’était quelque chose que je voulais uniquement pour Guillaume et Elodie, mes enfants. Quand j’ai perdu mes parents, j’ai appris des choses sur eux par l’intermédiaire de mes 2 frères. Des choses que j’ignorais. J’ai trouvé ça tellement moche et ça m’a fait un déclic. J’ai voulu raconter mon univers professionnel pour mes enfants, uniquement pour eux. J’ai voulu l’écrire le mieux possible, le polycopier comme un devoir d’étudiant et c’est tout. A mi-chemin de l’écriture je l’ai fait lire à mon frère. Je lui ai demandé si c’était intéressant. Il m’a dit qu’il en avait pleuré. Il m’a conseillé que ça sorte de la famille et tenter un éditeur. Je lui ai répondu que si c’était une plaisanterie, elle n’était pas drôle. Il a beaucoup insisté et je me suis dit qu’après tout, ce n’était qu’un clic sur Internet. J’ai choisi 9 maisons d’édition totalement au hasard. J’ai envoyé la pièce jointe. J’ai été désarçonné car, sur 9 éditeurs, 5 voulaient le livre. Je me suis dit qu’il y avait un piège ».
Un auteur désarçonné
Et le piège a fonctionné. L’auteur n’en revient toujours pas d’être sollicité par des journalistes pour des interviews : « Je ne sais plus où j’habite. Tout est parti des médias. La Montagne a publié un article. Il a été repris dans la revue de presse de Claude Askolovitch de France Inter. Des journalistes de 28 minutes d’Arte ont repéré cette histoire. Ils ont appelé mon éditeur. C’est parti comme ça. J’ai démarché les librairies. Je n’ai jamais su rien faire et là ça marche. J’ai eu un accueil fabuleux. Je ne tire pas à boulets rouges sur l’entreprise. Je raconte ma vie, mon parcours. Je n’en reviens pas de faire des dédicaces et des interviews. Je suis très touché que des gens que je ne connais pas achètent le livre. J’ai des retours fantastiques. Je rêve totalement. Je reçois des témoignages et je ne sais pas quoi dire à part merci. C’est une belle histoire ». L’éditeur a proposé à cet « autodidacte de l’écriture », comme il aime se surnommer, un deuxième livre, davantage axé sur le sport. La belle histoire pourrait ainsi se poursuivre.