Coronavirus COVID 19. Chronique d'un confinement à Clermont-Ferrand : «On dirait qu'ils ont tous peur»

Alors que la population est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus COVID 19, nous avons décidé de vous raconter la vie des habitants d’une résidence de 70 appartements, située près de Clermont-Ferrand. Chronique d’une vie confinée… Episodes 1 à 9.
 

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Dans cette période de confinement, en raison de l'épidémie de coronavirus COVID 19, comment la vie s'organise derrière les portes ? Dans l'intimité d'un foyer, au cœur d'une famille avec ou sans enfants. Comment, pour certains, la solitude y est vécue ? Qu'est-ce qui rythme ce huis clos quotidien que les circonstances nous imposent ?
Le décor est le suivant : à Chamalières, près de Clermont-Ferrand, un immeuble du 19ème siècle, avec ses hauts-plafonds, ses longs couloirs. Soixante-dix appartements distribués par quatre étages. Et derrière les portes, autant de vies au ralenti.

  • Episode 1/9 : Frédérique, qu'à "moitié" confinée


Aujourd'hui, Frédérique témoigne. Pour elle, le confinement, « Ce n'est pas un grand malheur ». Euphémisme. Ses chats, des films et des livres, à l'entendre, cela se serait même l'incarnation de son bonheur. Le bonheur, s'il n'y avait pas ses devoirs qu'elle ne peut pas honorer et qui occupent ses pensées. Frédérique est physiquement confinée, mais son esprit est ailleurs. Bienvenu au 3ème étage du bâtiment B.

« Je suis spectatrice, impuissante »

Depuis plusieurs jours maintenant, on est tous calfeutrés chez nous. Ceux qui ont un jardin peuvent en jouir à l'envi, les autres doivent se contenter d'un bol d'air à la fenêtre. Au mieux, sur un balcon.
Le fait est que, dans cette résidence, les balcons sont plutôt rares. Soixante-dix appartements se répartissent sur quatre étages. Tout y est silencieux. Seules, parfois, quelques marches d'escalier, descendues à la hâte, brisent le calme ambiant.

Au troisième étage, de là ou elle vit, Frédérique a une vue imprenable sur les toits de Clermont et de Chamalières. Mais en ce moment, ses yeux plongent plutôt dans la rue, avec une incompréhension qui la laisse sans voix. « J'espère qu'ils vont en calmer certains, franchement. J'en ai encore vu hier partir en randonnée en groupe ! » dit-elle, consternée. Au quotidien, Frédérique est coordinatrice de santé en gériatrie. Son employeur a instauré le télétravail. Le problème, c'est que son public, ce sont des personnes dépendantes, âgées, malades et aidées à domicile. En somme, des personnes vulnérables. Alors comment faire ? Quand, loin du terrain, il faut continuer à aider à distance ? « Je suis sans réponse et je n'arrive pas à savoir. Le pire, c'est que ces gens nous appellent et nous demandent quand est-ce qu'on revient ? Il y a quelques jours encore, une personne m'appelait tous les quarts d'heure pour me demander quel jour on était ? ». Les questions se bousculent. « Comment ces gens mangent-ils ? Comment ils obtiennent de l'argent quand les banques sont fermées ? La police m'appelle aussi. Elle me signale qu'un de mes malades, atteint de la maladie d'Alzheimer, était encore dehors sans attestation. Le processus de domino se met en marche. Tout se casse la gueule. Et moi, je suis spectatrice, impuissante face à tout ça ». 

Vivre avec soi-même


Son confinement n'est donc rien au regard de ce qu'elle décrit. « Je ne suis pas en danger chez moi. J'aime me retrouver avec moi-même et mes trois chats. Ce qui me fait penser à toutes celles et ceux qui sont incapables de vivre avec eux-mêmes. Dans quelques semaines, il faudra s'attendre à des phénomènes de décompensation puis plus tard à des stress post-traumatiques quand certains auront du mal à se réadapter aux bruits, au monde et aux interactions. Il y a quelques jours, j'ai aidé ma voisine de palier à porter ses courses, elle est âgée, handicapée, elle avait un masque sur le visage. Des gens nous ont croisées dans les couloirs et se sont plaqués contre le mur. Et je me suis dit, ça  commence ! ».

L'ombre du COVID 19 


A plusieurs reprises, la vie l'a mise à l'épreuve. La réanimation, les soins intensifs, Frédérique a déjà beaucoup donné. Il y a une semaine, elle s'est même demandée si le coronavirus ne s'était pas invité chez elle. « Cela a duré 48 heures. J'ai commencé par avoir des troubles digestifs, des nausées, puis une fièvre qui est montée en pleine nuit jusqu'à 39,5°. J'avalais jusqu'à 4g de paracétamol par jour et puis, plus rien. Je me suis inquiétée parce que je suis asthmatique et j'ai un problème de tachychardie ». Frédérique ne saura peut-être jamais si elle a combattu le COVID 19.
Aujourd'hui, ses occupations sont celles de beaucoup : des livres ( « Balades au Paradis »de Sam Shepard, « Le meurtre du commandeur » de Haruki Murakami, « la fille de Vercingétorix » de Ferri/Conrad), de la musique (Renaud Capuçon, les Cure) et des films. « J'en ai jamais autant avalés ! » s'en réjouit-elle. Et puis, il y a Nuage, Poussy et Glasig, ses trois chats qui, comme tous les chats, entre deux siestes au long cours, regardent tout ça avec le détachement qu'on leur connaît. Ils en ont bien de la chance, les chats. Si seulement, l'Homme avait pu avoir le matou pour ancêtre.

 
  • Episode 2/9 : Loïc et ses nuits blanches


Au troisième étage de l'immeuble, il est une femme seule qui vit le confinement avec ses trois chats. Frédérique ne s'en plaint pas. Elle habite deux étages au-dessus de l'appartement de Loïc qui lui, en revanche, craint de trouver le temps long. Ce cadre dynamique doit gérer ses élans qui le pousseraient volontiers à dévorer les grands espaces qui l'attendent. Derrière sa porte, il vit à mi-temps avec sa fille, Eléonore, collégienne de 12 ans. Ensemble, ils tentent de tordre le cou à l'ennui. Et seul, Loïc combat ses angoisses, de jour comme de nuit.

 
Au premier étage du bâtiment B, durant la journée, le quotidien de Loïc et de sa fille Eléonore est meublé par les jeux, le travail et les loisirs. Mais quand vient la nuit, l'insomnie sort alors, du pays des rêves, ce père de famille, pour qui « Le confinement, c'est bien,  mais il ne faut pas qu'il dure trop longtemps ».

 "Cette nuit, un cauchemar m'a tiré du sommeil"


Loïc se raconte sans détour. Il n'a rien à cacher. De toute façon, le confinement nous met tous à nu. Alors un peu plus ou un peu moins, qu'importe. « Moi qui fais du vélo, de la rando et de la course à pied, j'ai des montées d'angoisse terribles dans la journée. C'est lié à l'enfermement et surtout à la perspective de sa durée. C'est long et c'est affolant de tourner en rond à ce point ». Loïc, 47 ans, occupe un poste à responsabilité dans une grande entreprise. « Heureusement qu'il n'y avait pas de visioconférence ce matin à 8h30 car j'étais encore en pyjama et j'avais, comme on dit chez moi, en Bretagne, les yeux en c... de mites ! Cela donne à voir la taille des yeux, n'est-ce pas ?». Euh, oui Loïc, en effet, on voit bien là les yeux des mites. Enfin...non. Non justement, on ne les voit pas. Loïc voulait nous dire qu'il sortait d'une nouvelle nuit blanche. « A 1h30 du matin, cette nuit, un cauchemar m'a tiré du sommeil. J'étais en train de me faire agresser pour un fou furieux dans la file d'attente d'un magasin ! ». Cela l'a tenu éveillé jusqu'à l'aube. Bonjour la nuit.

L'écœurement à l'heure des courses


Le cauchemar l'aurait-il renvoyé aux scènes autant irrationnelles qu'égoïstes auxquelles il a assisté, affligé, à chaque fois qu'il est allé faire ses courses, ces derniers jours ? « Ce n'est pas la peur d'attraper le virus et de tomber malade qui m'angoisse, c'est de faire la queue et surtout d'être le témoin du manque de civisme des uns et des autres. Cela m'écœure » rage-t-il encore. Stratégie de contournement,  Loïc a banni les grandes et moyennes surfaces. Pour lui, c'est réglé. Vive les commerces de son quartier ! « D'abord par réaction puis par soutien aux petits artisans, j'ai changé mes habitudes. Je découvre les primeurs et les bouchers de Chamalières ». Et ce n'est pas là son seul pas de côté opéré dans sa nouvelle vie. L'autre le rapproche un peu plus des siens. Les liens se resserrent. « Ma famille, c'est mon refuge. Deux à trois fois par semaine, avec ma mère, mes deux sœurs et mes neveux, on se réunit grâce aux réseaux sociaux. Bref, ce que l'on n'a jamais fait auparavant. On se soutient, on s'accompagne ».¨Puis à 20 heures, chaque soir, au balcon, quatre mains, les siennes et celles de sa fille Eléonore claquent dans le noir de la nuit. Elles viennent se mêler aux notes des klaxons, de la sirène des pompiers, à ce 31 décembre quotidien où chacun lance, à sa façon, son soutien aux personnels soignants et des vœux à la volée pour des lendemains qui chantent. C'est Eléonore, 12 ans, d'ailleurs qui lui rappelle ce rendez-vous. Alors, comme tout le monde, « On siffle et on applaudit ».

Cluedo en tête-à-tête


Eléonore est collégienne. Fille unique. Elle alterne une semaine chez son père, une semaine chez sa mère. Ici ou là-bas, ses journées sont rythmées par les mêmes temps. Les devoirs, l'ennui et les jeux. « C'est un combat pour se connecter à l'ENT (Environnement Numérique de Travail), les enfants sont livrés à eux-mêmes. Les professeurs leur adressent des exercices jusqu'aux activités sportives. Des abdos, du gainage. Du coup, je les fais avec elle  ! » s'en amuserait presque Loïc. En fin de journée, un Cluedo en tête-à-tête attend père et fille, puis à 21h, extinction des feux. « On n'a pas de tablette, je n'ai qu'un ordinateur portable professionnel, et le téléphone, ce n'est pas son truc. Je n'ai donc pas de problème d'écran à régler. On garde du coup le rythme mais on se lève plus tard » sourit Loïc.
 

« L'essentiel est invisible pour les yeux... », dit le Renard


Demain, il ira glisser, sous la porte de sa voisine de palier, un mot bienveillant. Un de plus. Du haut de ses 96 ans, la destinataire de Loïc n'est autre que la doyenne de cet immense vaisseau de pierre. Il y a quelques jours, Loïc a pensé à elle. Alors, sous la porte, il est allé lui adresser une main tendue. Le lendemain, à son plus grand étonnement, cette fois, sous sa porte à lui, il trouvait ce message : « J'ai été très touchée par votre geste. Vivement la fin, qu'on se fasse un apéritif ! ».  Madame R., 96 ans et toute la vie devant elle, envers et contre tout. Un instant de grâce, invisible pour quiconque, ici et ailleurs, un geste infime et si minuscule dans l'immensité de cet immeuble aux couloirs infinis et plus que jamais déserts. Si l'élégance est dans le détail, alors elle est apparue incognito au premier étage du bâtiment B. Ce geste, et combien d'autres depuis hier et pour demain, sur tous les devants de porte des maisons et des immeubles ?  Personne ne les verra car « L'essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu'avec le cœur » dit le Renard. Bonne nuit Loïc, bonne nuit Eléonore, bonne nuit Madame R.

 

  • Episode 3/9 :  mère et fille, deux personnes vulnérables sous un même toit


Au dixième jour du confinement, la quarantaine s'organise dans les univers clos de nos vies.
Madame R., 96 printemps, ne vit pas seule. Depuis plus de quinze ans, sa fille Anne, 70 ans, en situation de handicap, partage avec elle chaque jour qui passe. « A deux, dans ces moments-là, c'est toujours mieux que seul » dit-elle. Le grand d'âge de l'une, le handicap de l'autre font d'elles des personnes vulnérables au COVID 19. Mais l'une comme l'autre ne veut pas céder à l'abattement.
 

 « Le kiné me soulage, mais là....maintenant »


Anne marche péniblement et c'est peu dire. C'est parfois le dos presque à l'équerre, qu'en temps normal, elle se rend, seule, trois fois par semaine chez son kinésithérapeute. « Depuis plusieurs années, je souffre de polyarthrite rhumatoïde (douleurs, gonflements et raidissements de certaines articulations). Les séances de kiné me soulagent. Mais là, maintenant....Je fais bien des petits exercices à la maison sans savoir si je fais bien ou pas » s'inquiète-t-elle. Si on ne voit pas Anne, il est, en revanche, difficile de ne pas l'entendre arriver ou partir. Le cliquetis de son trousseau de clés fixé à la ceinture annonce son départ ou son retour dans l'immeuble. « A cause de mes clés, une voisine m'appelait ''la religieuse'' » se souvient-elle. Mais à la musique des clés vient s'en mêler une autre. Chacun de ses pas est accompagné d'un râle qui traduit ses difficultés à respirer.
 

 « On a de la chance, on a du soleil ! »


Cette maladie chronique dont elle souffre a pour cause un dérèglement du système immunitaire. Dans un cas sur cinq, la personne développe une maladie pulmonaire. Autant dire que par les temps qui courent, Anne ne doit donc pas mettre le nez dehors et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Ce qu'elle fait d'ailleurs : « Vous savez, on a de la chance d'avoir le soleil ! On a de grandes fenêtres et la lumière entre chez nous, dans notre appartement. On regarde la télé, plus qu'avant. Les enquêtes criminelles en Grande-Bretagne nous passionnent sur la 23 et puis, c'est devenu systématique, le matin et le soir, on suit les actualités. A 19 heures sur France 3 et à 20 heures sur France 2. Et puis, j'en profite aussi pour lire, je suis abonnée au Canard Enchaîné et en ce moment, je lis « Martin Eden » de Jack London, 400 pages, l'un de ses romans les plus autobiographiques ». Justement, chapitre 29, Jack London fait dire à son personnage principal que « lutter c'est vivre, et vivre c'est souffrir ». Aussitôt dit, Anne d'embrayer : « Vous savez, arrivées à nos âges, ma mère et moi, on est fatalistes. La vie est faite d'épreuves, ce n'est pas la première et ce n'est pas la dernière ! ». Fermez le banc !

 Un tas de clés dansait dans les couloirs vides


 A l'heure de cette discussion, sa mère, Madame R se reposait. La sieste quotidienne la tenait à l'écart de la sidération du monde. « Il paraît que faire la sieste, c'est très bon pour la santé » argumenta sa fille. Elle prêcha là un convaincu. Ce matin, comme tous les matins depuis le premier jour du confinement, entre 9h et 10h, Madame R. s'était dégourdie les jambes. Des allées et venues sur son palier, appuyée sur sa canne. Sa vue décline mais elle est bien consciente. N'était-ce pas elle qui échange avec le voisin Loïc par courrier interposé, glissé sous sa porte ? N'était-ce pas elle encore qui promet un apéritif après le triomphe sur la pandémie ? En attendant ce jour qui viendra, c'est son autre fille, infirmière à la retraite, qui les ravitaille, toutes les deux, Anne et elle. Sortir  pourtant. Malgré tous les efforts qu'elle doit mobiliser pour se mouvoir, ce n'est pas l'envie qui lui manque. Anne le sait mieux que n'importe qui, elle ne doit pas sortir. Néanmoins, plus tard, un tas de clés dansait dans les couloirs vides.

 
  • Episode 4/9 : Emma part en voyage... mais pas avec tout le monde

La santé et la sécurité au travail*, c'est son job. Emma, 45 ans, vit seule au premier étage du bâtiment A. Comme tout le monde ou presque, le COVID 19, elle ne l'a pas vu arriver. « Mon travail, c'est la prévention des risques professionnels et je peux vous dire que, dans les entreprises, le risque biologique était bien loin d'être un risque majeur ! » déclare-t-elle. Une mauvaise chute sur un chantier du BTP, la pression des salariés au travail, qu'ils soient psychosociaux ou traumatiques, les risques majeurs étaient, jusque-là, ceux-là. Point ! Car le risque biologique, lui, « n'était considéré que comme ''émergent''. Emergent certes depuis plusieurs années, mais ''émergent'' seulement ». Sans plus quoi. Sauf que voilà, du jour au lendemain, d'''émergent'', le risque biologique, il est devenu...''urgent''. Elle poursuit sur sa lancée : « J'ai fait des études de biologie et depuis toujours, la recherche n'a jamais été encouragée en France. Ce qui explique, en partie, que l'on soit à genoux maintenant devant ce virus ».

« Loin des ambiances délétères du travail, ça fait du bien ! »

L'homme aurait-il, à ce point, la mémoire courte pour que Emma la convoque pour nous ? A n'en pas douter. Elle annonce qu' « en 1968, la grippe de Hong-Kong fût la plus grande pandémie de l'ère moderne !». Ni une ni deux, plongée en apnée dans les archives, merci internet. On lit qu' « à l'époque, personne ne s'en était ému. Pourtant, en France, elle fit plus de 30 000 morts en deux mois ». A la lecture, les yeux étaient ceux d'un lapin pris dans les phares d'un camion. « Moi, je me dis que si je dois la choper, je la choperai. Je me dis aussi qu'on n’est pas coupés du monde pour autant, que ce confinement, à une toute autre époque, cela aurait été bien plus dur. Mais franchement, aujourd'hui on a nos téléphones, on a nos ordinateurs et des réseaux sociaux qui fonctionnent. On peut se parler et on peut se voir malgré tout. » Sa famille, ses amis, depuis son salon, Emma échange avec tout le monde. A quelques exceptions près : « Mon entreprise a installé un système interne d'échanges pour garder le contact entre nous, les collègues. Mais là, non ! Pour moi, c'est l'occasion de m'éloigner des ambiances délétères et je ne m'en prive pas. Ça fait du bien ! » Emma dit vrai, la voix ne trompe jamais

 « J 'ai aimé la route de la soie », ah bon ?


Allons, ne soyons pas mauvaise langue. Après tout, peut-être que le sport du matin y est aussi pour quelque chose dans le bien-être actuel d'Emma. Elle, qui « pendant vingt à trente minutes par jour, suit un programme de gym à la télé. Ce que je n'ai jamais fait de ma vie, je suis sur la route toute la semaine ». Peut-être est-ce aussi le bénéfice de ce coup de frein à main et du dérapage contrôlé ? « J'ai ressorti des livres de développement personnel comme ''Méditer jour après jour'' de Christophe André (Editions Iconoclaste), ou un autre plus scientifique : « Pourquoi tombons-nous malades ? » de Jean-Pierre Muyard (Editions Fayard). Mais celui-là, je ne l'ai pas encore attaqué, je le garde pour quand j'aurai de la fièvre ! » en rigole-t-elle. Puisse-t-elle ne jamais en avoir de la fièvre Emma, du moins, pas dans les jours qui viennent !


Elle qui est tout sourire, elle qui a dépoussiéré un vieux CD d'Annie Lennox et un plus récent d'Amy Winehouse. Et surtout, elle qui évite « avec facilité » les chaînes d'information en continu  (« c'est trop épuisant, et puis c'est bon, on a compris ! ») pour partir en voyage immobile avec Arte, comme moyen de transport en commun. Là, plus question de contrôles sanitaires à l'aéroport, finies les frontières fermées, à elle, les voyages à pas cher, avec soleil garanti toute la durée du séjour ! C'est ainsi que Emma nous revient du lac Titicaca entre Pérou et Bolivie. Mais ce qu'elle a préféré par-dessus tout, c'est sa virée gratos sur... « La route de la soie ». Oui, oui « La route de la soie ». Oui, cette fameuse route d'échanges commerciaux entre la... Chine et...l'Europe. Entre la Chine et  l'Europe ??? Mais c'est pas vrai ! Elle qui, en temps normal, est sur la route nous a-t-elle raconté, elle qui en a emprunté une autre pour contourner ce que l'on sait, Emma ne serait-elle donc pas là en train de nous dire qu'il est difficile, malgré tout, d'échapper à tout ça ? Mince.


*Parmi les sites « ressource », Emma conseille celui de l'INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité): accessible à tous, des questions-réponses sur le covid-19, des conseils ici : www.inrs.fr

  • Episode 5/9 : Yoan et Hélène, entre chiens et... « loup »


La Route de la soie pour Emma et la route vers soi, pour nous tous. L'enfermement nous révèle, il met au jour nos parts d'ombre et de lumière. Nos peurs enfouies remontent à la surface du monde pour éclater à la vue et aux oreilles de tous, sous des formes d'expressions diverses et variées, avec plus ou moins de retenue. Hélas. Yoan et Hélène, 30 ans chacun, sont les heureux propriétaires de deux chiens. Quand vient l'heure des promenades, dans le parc privé, là, tout proche, il faut s'attendre à tout et surtout à entendre n'importe quoi.

« Dans le parc, il y a un siffleur qui chasse ! »


Comme tous les matins, les oiseaux se marrent. On dirait qu'ils nous narguent. Il faut dire que depuis le temps que les hommes les mettent en cage, ils tiennent enfin là leur revanche. Leurs plumes sont étanches au virus, on ne peut pas en dire autant de nous. Alors, du bout des branches, ils nous regardent, emmurés, derrière nos fenêtres, et puis jusqu'à tard le soir, ils chantent à tue-tête. A eux au moins, le confinement ne leur a pas coupé le sifflet. Pour cause, ils n'ont jamais été aussi libres, et c'est tant mieux: le concert est délicieux. Les tilleuls et les acacias au vert tendre offrent autant de salles de spectacle à cette volatile chorale. Les mésanges sont les chefs d'orchestre et les geais des chênes, qui toujours bombent le torse, jouent les ténors de passage. Mais il est d'autres oiseaux, beaucoup moins drôles et joyeux ceux-là qui se font entendre, là où personne ne les attend.

« Dans le parc, il y a un siffleur qui chasse ! » raconte Hélène. C'est à dire ? « Un type à la fenêtre, qui depuis l'autre immeuble, en face, fait un peu la loi ». Loïc en parlait déjà, il y a quelques jours. Quand avec sa fille et lui étaient allés s'aventurer justement sur ces terres, le temps d'une courte balade, pour respirer le printemps à pleins poumons. « On s'est fait virer ! On s'est fait traiter d' «envahisseurs ». On sait de quel côté il aurait été, lui, en 40 ! » s'était alors agacé le voisin du premier étage. Ce serait presque dérisoire en entendre Hélène raconter tout le reste : « En temps normal, quand je promène mes chiens, les insultes pleuvent parfois. Je me suis déjà faite traitée de sale p... ». Effectivement, ce «siffleur»-là bat de l'aile. Après tout, n'est pas une mésange qui veut. C'est bien dommage.

15 jours pile-poil d'une vie rêvée de chiens


Malgré tout, Leica, berger belge (4 ans) et Saya, mi-berger australien, mi-border collie (3 ans) sont les chiennes les plus heureuses du monde. Depuis le 16 mars dernier, elles ont leurs maîtres toute la journée pour elles toutes seules. Quinze jours pile-poil d'une vie rêvée de chiens. « D'habitude, on les sort quatre fois par jour, là, on a réduit les sorties de moitié, mais on voit bien qu'elles sont très contentes qu'on soit là » s'enthousiasme Yoan avant de poursuivre. « Je travaille normalement au bureau, là, je bosse depuis chez moi et quand Hélène revient de promenade, les deux chiennes viennent aussitôt vérifier si je suis encore là, chose qu'elles ne font jamais. On dirait qu'elles s'interrogent, qu'elles se demandent ce que je fais ici ! ».
 


Yoan et Hélène, 30 ans chacun, forment le couple le plus jeune de la résidence. Lui est ingénieur, elle, photographe. Depuis leur rez-de-chaussée, ils ont un accès immédiat à cet espace vert, jamais autant plébiscité qu'aujourd'hui. Et ils ne s'en étonnent qu'à moitié.«C'est vrai qu'on n'a jamais vu autant de monde dans ce parc, ni autant de parents avec leurs enfants, ni autant de propriétaires de chiens. Du coup, les nôtres, on les sort surtout le matin quand il n'y a personne... ». Sous-entendu, quand il n'y a  surtout personne au balcon pour faire la police très, très, locale. Les animaux et bien d'autres dommages collatéraux. Quand, par exemple, les fake news font bondir le nombre de chiens et de chats retrouvés sans laisse ni collier. « Les gens ont fini par croire que leur chien ou leur chat pouvait transmettre le covid-19. Résultat : ils ont abandonné leurs animaux* » se désolent en cœur Yoan et Hélène.
 

 « J'avais misé sur les photos de mariage, mais là... »


Entre deux sorties bien calculées, il y a Netflix et son lot de séries britanniques (« A la Croisée des Mondes », « Outlander »). Et puis, quand Yoan travaille à distance, Hélène s'essaye au ménage mais « ce n'est toujours pas nickel ». Elle qui avoue donc ne pas être une fée du logis prend surtout des cours de yoga. Un métier plus que jamais d'avenir. « Je voudrais en faire une activité professionnelle parallèle à mon entreprise que j'ai lancé il y a quelques semaines. La photo c'est tellement aléatoire, surtout en ce moment. J'avais beaucoup misé sur les mariages notamment et là, j'ai quelques incertitudes et quelques craintes ». Les craintes que les mariages soient annulés en raison des mesures sanitaires ? Ou bien...la crainte que finalement, les promesses d'une vie à deux, pour le meilleur et pour le pire, ne résistent pas à l'épreuve du confinement, au point où les deux tourtereaux préféreraient renoncer au contrat avant même de se passer la bague au doigt ?

Les paris sont ouverts : y aura-t-il demain plus de candidats au cours de yoga (quand il s'agira d'évacuer toute la charge émotionnelle de l'instant) que de couples fraîchement mariés sur le parvis des églises ? Yoan le reconnaît lui-même : « Depuis deux semaines, c'est un peu les vacances, mais à partir de la troisième, quatrième semaine, ça va être compliqué. Honnêtement, je n'ai pas envie de rester chez moi pendant trois mois ». Difficile, en vivant à Clermont-Ferrand, de ne pas convoquer, ici, l'enfant du pays. « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une une chambre » écrit Blaise Pascal. Le confinement dans une chambre, dans un appartement, petit ou grand, est aussi une route vers soi.

* Selon l'Association de Protection des Animaux 63 à Gerzat, le refuge n'est pas impacté par ce phénomène. Et s'il demeure actuellement fermé, un service minimum (soins et nourrissage des animaux) est assuré chaque jour.

  • Episode 6/9 : Jeanine a la peau dure


A propos de route, justement, Jeanine n'y va pas par quatre chemins. Elle se méfie des journalistes comme du coronavirus. Alors, sans hésiter une seule seconde, cette octogénaire déploie les gestes barrière, de circonstance: « Je vous préviens, je m'arrange toujours pour mordre tous ceux qui me marchent sur les pieds ! D'autant plus qu'avec l'âge, ils sont fragiles ». Cette crainte des « scribouillards » remonte à loin. Au temps où Jeanine travaillait au théâtre Mogador, à Paris. Un confrère avait « écrit tout le mal qu'il pensait d'une pièce, le théâtre avait dû fermer pendant des semaines ». Et voilà où on en est aujourd'hui.

 Grâce aux chroniqueurs, Jeanine «économise la lumière»


Avec une rancœur tenace, Jeanine fustige la profession sans exception. Pire encore, chaque minute passée devant sa télé (« où il n'y a que des chanteurs qui gueulent comme des veaux ! ») l'alimente un peu plus. C'est bien ma chance, dans quelle galère je me suis mis ? A quelle porte avais-je encore frappé ? Jeanine abonde. Enfin, elle mord sans desserrer la  mâchoire. Pas plus tard qu'hier, « une chroniqueuse mangeait les dernières syllabes de chaque mot, tellement elle parlait vite. Je n'ai compris ni le titre, ni l'auteur du livre dont elle parlait. J'ai tout éteint, au moins, j'économise la lumière !». L'entretien ne pouvait pas plus mal commencer. Si seulement, quelqu'un m'avait prévenu. Maintenant que j'y pense, il y avait bien eu Elvira, la concierge, pour tenter de me dissuader. Mais pourquoi m'être obstiné à ce point ? Serais-je aussi opiniâtre que ce diable de virus ? Car ce n'était pourtant là qu'un début. La suite est tout à l'avenant. Feu !
 

Jeanine, « plus teigne que le virus ! »


« Une jambe en ferraille, un bassin foutu, je suis une catastrophe. Si vous saviez, les maladies et moi ! ». Jeanine déroule son parcours de santé bien plus long que des jours en quarantaine. Mais, madame a la peau dure. Elle tait le nom d'un virus qu'elle a combattu pendant des années et qu'elle a fini par vaincre au point de forcer l'admiration des soignants et surtout du professeur qui la suivait à l'époque, à l'hôpital. Admiratif de sa ténacité, il disait d'elle d'ailleurs « qu'elle était encore plus teigne que le virus lui-même ! ». C'est dire.
- En bonne Auvergnate, le soleil me déprime, il m'use 'la comprenote'' !
- La quoi ?
- La tête ! 
- Ah oui ! La tête bien sûr.
Mais je me débrouille toujours pour m'en sortir. Et maintenant, je ne veux pas de cette bestiole !
Les forces de caractère et leurs pouvoirs insondables. Un grand mystère.
Derrière les fenêtres de son appartement de 45m2, Jeanine interrompt soudain son examen pour annoncer un bus qui passe et dans lequel « il n'y a que deux personnes à l'intérieur », puis c'est au tour d'un chien de passer sous le radar, « ça, c'est un Pyrénées ! ». Depuis chez elle, une grue de chantier, à l'arrêt, l'intrigue. Elle attend qu'elle redémarre. Au loin, il y a bien la piste de l'aéroport d'Aulnat là-bas, mais c'est aussi le calme plat. Puis, plus près, les flèches noires de la cathédrale de Clermont, Durtol et enfin, les hauts de Chamalières. Mais là, Jeanine ne s'y hasarde jamais. « Moi, je ne joue pas aux aristos ! Je reste dans mon quartier à Royat, je fais travailler les petits commerces. Que voulez-vous ? A la campagne, les vaches ne me distraient pas bien longtemps et à la ville, je ne suis pas du genre à faire les vitrines ! ». Là, pour le coup, même si elle en avait l'intention....

                                     

 « L'immeuble : « une caserne ce truc ! »


Sur son palier, ses voisines veuves (comme elle) ou célibataires sont bien les seules personnes qu'elle connaît et avec qui, les services rendus sont réciproques. C'est son grand regret. « Vous imaginez, il y a trois ascenseurs et trois escaliers, on peut donc rester ici deux ans sans rencontrer quelqu'un. Les gens ne se connaissent pas. Cela fait trente ans que je suis là et je suis encore obligée d'aller frapper aux portes. Je dis ''bonjour'' aux gens que je croise mais personne ne me répond. Pour cela, il faudrait au moins que les uns et les autres lèvent la tête non ? De toute façon, dans cet immeuble, à part le hall d'entrée et le couloir au rez-de-chaussée, il n'y a rien d'élégant. C'est une caserne ce truc ! ».

Jeanine, c'est du vitriol, un puissant désinfectant qui nettoie tous ceux qui bougent, ou pas. Elle se souvient, dans son théâtre parisien, que, quand ses collègues chantaient entre eux, «Aline » (Christophe), c'était l'alerte générale qui sonnait et qui annonçait le menace. Jeanine, Aline, ça rime. « Plus tard, j'ai su ce que ça voulait dire. Cela signifiait que je sortais les dents ! » dit-elle, sans jamais se départir de son ton...mordant. Sans internet, avec un téléphone, une télé éteinte, et quelques fuseaux pour sa dentelle, ainsi va la vie de confinée de cette dame qui se dit « pessimiste ». Peut-être, mais tellement drôle. « Tout le monde me dit ça, mais je ne comprends pas pourquoi » s'en étonne-t-elle. Parce qu'un tel franc-parler n'est, hélas, plus l'apanage de nos échanges. Quand les masques tombent, cela nous met tous en joie.

 « Le trop, c'est l'ennemi du bien »


C'est l'heure du repas. Au menu : saumon-spaghetti, grâce au, toujours actif, service d'aide au maintien à domicile des personnes âgées. Il en va, tous les jours, du déjeuner comme du dîner de Jeanine. Mais avant de passer à table, l'infatigable bavarde veut encore nourrir le débat : « On était bien sur notre branche, mais on s'est assis dessus et elle a fini par casser. Quand on a une 2 cv, il ne faut pas vouloir une Mercedes ! ». Le mieux est l'ennemi du bien en somme ? « Non !!, pas le mieux ! Le trop. Le trop, c'est lui, l'ennemi du bien ! ». Après tout, il fallait bien que cet échange se termine comme il avait commencé, et comme il s'était continué du reste : par une bonne remontée de bretelles et une dernière mise en garde. « N'écrivez pas de vacheries, sinon, toutes les nuits, je vais descendre vous réveiller, moi ! ». Jeanine, 84 ans, qui ne veut pas de « cette bestiole » mène, de la sorte, ce combat avec le mors aux dents. J'espère seulement ne pas avoir dit trop de « vacheries », sinon, bonjour les nuits.
 

  • Episode 7/9 : Alexandre et Angela, jamais à court d'idées



Que voulez-vous ? On n'échappe pas à la critique. Personne. Jamais. Nulle part. C'est peine perdue d'essayer. Par exemple, d'aucuns pourront penser que Alexandre, le voisin du dessus, ne perd pas de temps. Les plus médisants iront même jusqu'à dire que cet Alexandre-là, « Il est bien gentil, mais c'est un profiteur de guerre ! ». Allons, allons, du calme. Depuis son salon, le nez à la fenêtre, un œil sur l'ordinateur, Alexandre le confiné boursicote, voilà tout.
 

« Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon »



Du haut de ses trente ans, il observe " le cours des actions " et reconnaît que « cette pandémie qui accélère la chute des marchés" l'"arrange bien " ! Il s'en frotterait presque les mains. Pas un crime de lèse-majesté, d'autant qu’il n'est pas le seul. Nos mères, et nos grands-mères avant elles, nous ont toujours dit d'ailleurs qu'il fallait de tout pour faire un monde. Pour vous dire ! Jean-Paul Dubois, les a même paraphrasées: «Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon ». Prix Goncourt 2019.  Alors ? Tenez ! Que faut-il penser de celles et ceux qui ont mené des razzias sur le papier toilette ou qui dévastent les rayons « Pâtes »? Que faut-il penser de celles et ceux qui, après avoir rempli leur réservoir d'essence, font aussi le plein de tous leurs jerricans à l'heure où le prix du pétrole n'a jamais été aussi bas et ce depuis belle lurette ? Ou encore, que faut-il penser de celles et ceux qui se sont réveillés un beau matin dans la peau d'un sportif de haut niveau, joggings et baskets flambants neufs, pourtant jusque-là relégués tout au fond du placard depuis la nuit des temps ?
 

 Des courses à plus de 200 euros : une première


Des courses, justement, Alexandre et Angela, 30 ans chacun, en reviennent à l'instant. Et sa copine et lui sont bien contents d'arriver chez eux, au troisième étage. Essoufflés certes, mais contents comme tout. Eux qui avaient tout misé sur le créneau entre midi et deux pour échapper à la cohue. Pari perdu. « Je me suis dit que les gens mangeaient à 13h, eh ben...non !». Alexandre n'en revient toujours pas. Résultat : deux heures pour remplir leur caddy. « D'abord parce qu'on est entrés au compte-goutte, vingt-cinq minutes dans la file d'attente à l'extérieur et autant une fois arrivés en caisse. Et puis parce que, c'est la première fois que l'on fait des courses pour plus de 200 euros. Ce n'est pas notre genre, d'habitude, on passe aux caisses automatiques. Mais là, Angela est craintive alors on a décidé de concentrer tous nos achats. On fait des stocks, et du coup, on a de quoi tenir un bon mois ! » se réjouit-il, comme soulagé. D'après Alexandre, dans leur supermarché habituel, les packs de jus d'orange ont disparu, les plaquettes de beurre de 250g, itou. Quant aux pains de mie et aux pâtes à pizza, ils sont menacés d'extinction. Heureusement que « les gens ne se jettent pas sur les fruits et les légumes ». Après tout, Alexandre estime que « pour bien vivre, il lui suffit de plusieurs cafés et de plusieurs jus d'orange. Sans café, je suis infect toute la journée, je ne coopère pas ».


Par chance pour moi, Alexandre a encore plein de cafés chez lui. Comme tout bon trader qui se respecte, serait-on tenté de rajouter. Oui, car Alexandre «fait du trading pour s'occuper ». Des cafés et des courbes sous les yeux, à la vitesse d'un tableau à Wall Street qui fait tourner les chiffres en bourrique, sans trêve ni repos, voilà Alexandre parti au grand galop sur les mots. « L'inquiétude des marchés financiers est intéressante pour moi. Je surveille les entrées sur certaines actions mais le marché est encore très haut malgré tout. Les portes ne s'ouvrent que très doucement car les banques centrales que ce soit la BCE (Banque Centrale Européenne) ou la FED (Banque Centrale des Etats-Unis) soutiennent les marchés en injectant des fonds. Du coup, les actions sont encore trop chères, alors, pour le moment, je ne me positionne pas, je reste prudent et je patiente. Mais une très belle période se dessine. Fin d'année 2020, début 2021, quand les banques feront défaut, alors des actions seront accessibles et là... ». Grand silence. Quand le « cours » a cessé, à un moment donné, j'ai cru avoir été branché sur France Info, à la belle époque de Jean-Pierre Gaillard, la voix du CAC 40, toujours en direct depuis la bourse de Paris. Et puis je me suis souvenu, qu'il était à la retraite ce cher Jean-Pierre. Alexandre en est l'un de ses « enfants ».
 

 Angela dessine des masques


Après ce petit détour en orbite, retour sur Terre. Angela est mexicaine. Sa ville, Puebla, à deux heures de route de la capitale Mexico, avec ses 6 millions d'habitants, figure au 4ème rang national. Angela y était encore il y a trois semaines, en pleine propagation du covid-19. Elle a utilisé « tous les transports : bus, trains, métros, avions » si bien que Alexandre était « stressé quand elle est revenue ». Angela est titulaire d'un master en design graphique, et son savoir, elle l'exerce actuellement au profit de l'élan de solidarité international. « Je participe au programme Maker pour répondre à la pénurie de matériel médical. Nous ne voulons pas que les personnes qui nous soignent contractent le virus par manque de moyens. Depuis chez moi, avec mon ordinateur, je dessine des masques et au Mexique, des imprimantes 3D les fabriquent. Quand je vois mes amis tomber malades, à Bordeaux ou à Lyon, j'ai peur de sortir et je me concentre sur ce que je fais ».

L'Italie dans le cœur


Angela parle trois langues étrangères (espagnol, français et anglais) et même bientôt quatre. Depuis un récent voyage au pays de Léonard de Vinci, avec son «innamorato», elle apprend en ce moment l'italien. Sur le carnet de route, les noms de Florence, Sienne et des Cinque Terre résonnaient, hier encore, comme autant de terres bénies des Dieux. Aujourd'hui, elles apparaîtraient comme autant de paradis perdus. Mais Alexandre dit que l'Italie, c'est son « pays de cœur » et qu'avec Angela, ils vont tous les deux « venir aussi en aide aux Italiens comme ils peuvent. En achetant des truffes, des vins, et du fromage, surtout du Parmegiano Reggiano »,. Ce fromage si cher à la Lombardie, dont on sait le lourd tribut à cette « guerre » que la région est en train de payer.

 Là-haut, au troisième, la gastronomie c'est comme la bourse. Alors Alexandre s'emballe allegretto. « Le parmesan, j'en achète en grande quantité, j'en ai d'ailleurs laissé chez mes parents un bon morceau de trois kilos et je le regrette bien aujourd'hui. Car ici, je suis maintenant à sec. C'est aussi ma tristesse fromagère ». La bonne chère, le cours de la bourse et un dénominateur commun: les marchés. Hier, Thales, Publicis, Total clôturaient en forte hausse. Quand les marchés de Chamalières, de Royat et bien d'autres clôturaient eux en forte baisse.

  • Episode 8/9 : Armelle, prof à la ville comme à la maison, ou presque


En ce début d'après-midi, derrière l'une des portes du troisième étage, le silence est roi.
L'ambiance y est studieuse. Le père de famille est en visioconférence, le benjamin de la fratrie se réveille à peine de la sieste, la cadette relit sa dictée quand l'aîné, lui, en découd avec les maths. Entre les murs de cet appartement, le suivi scolaire est au cœur des préoccupations quotidiennes de la famille. Peut-être une déformation professionnelle. La maman a beau être professeur de français et d'anglais, elle avoue tous ses doutes et toutes ses limites.

«Les devoirs, c'est fatigant  »


Maxime, 6 ans, Nina, 9 ans, Nathan, 12 ans sont frères et sœurs. Et ils n'ont pas le temps de tourner en rond. « On n'en est pas à les occuper ! Ils ne s'ennuient jamais, le problème, c'est plutôt de gérer  le travail » constate Armelle. Cette mère de famille, pourtant habituée à donner des devoirs à ses propres élèves et à corriger tant de copies, se dirait presque débordée, chaque jour un peu plus, par « sa petite classe unique, à trois niveaux». Elle surenchérit : « Les devoirs, c'est fatigant. L'école n'apprend pas suffisamment l'autonomie aux enfants. Je le vois, il faut vraiment être derrière eux tout le temps. Ils renonceraient vite  sinon ».
Les enfants ont bien chacun leur bureau dans leur chambre, mais on ne peut pas dire qu'une chambre d'enfant soit un environnement propice à l'étude. Les jouets n'y sont jamais trop loin. « L'idéal aurait été d'avoir un espace dédié, une pièce qui aurait fait office de salle de classe mais ce n'est pas le cas » regrette cette mère de famille.

La classe virtuelle, l'image mais pas le son


Maxime est en grande section. Sa sœur, Nina est élève de CM1, mais pour l'heure les portes de sa classe virtuelle peinent encore à s'ouvrir. Voilà maintenant trois semaines qu'elle n'a pas entendu la voix de sa maîtresse.  « Jusque-là, il y a bien eu l'image, mais pas le son. Ce vendredi, une nouvelle tentative doit avoir lieu » espère sa mère. Quant à Nathan, c'est plus simple. A priori seulement. Car s'il n'y a pas de classe virtuelle sans le son, des fichiers lui sont bien envoyés par internet quand, toutefois, le réseau ENT (Environnement Numérique de Travail) ne se montre pas trop capricieux. « Il est souvent saturé, au point où certains parents ironisent et demandent s'il faut faire travailler les enfants durant la nuit ! Mais au-delà de tout ça, il y a le temps passé sur les écrans à chercher sur internet et le manque de repères. Est-ce qu'ils ont bien compris ? Est-ce qu'ils ont bien assimilé ? Cela met une pression supplémentaire. J'ai beau enseigné le français et l'anglais, pour autant, je ne suis pas professeur de maths ou d'histoire, cela ne s'improvise pas ». avoue Armelle, mère de famille remplie de doutes et de questions sans réponse. Et pas seulement sur la scolarité de ses enfants.
 

« Cela n'arrive pas qu'aux autres »


Vient alors la fin de la journée. Parents et enfants assignés à résidence (comme tout le monde) redoutent le début de soirée. Armelle s'informe « dix minutes à 20h », les enfants sont tenus à distance, « C'est trop morbide » dit-elle. « Cela n'arrive pas qu'aux autres, cela peut nous tomber dessus. Il y a pas mal de stress lié à cela, le sommeil est perturbé, ce n'est pas la détente des vacances. Et je ne sais pas si on pourrait tenir sur du très long terme à ce rythme ». 20 heures, c'est l'heure où les enfants s'agitent plus qu'à un autre moment. Heureusement, la lecture finira bien par mettre tout le monde d'accord.

Mais pour l'instant,  il y a le petit dernier pour détendre l'atmosphère. Maxime qui « a eu très peur et qui était inquiet parce qu'il pensait que sa maîtresse allait mourir et qu'il n'allait plus la revoir ». Maxime donc, 6 ans, qui n'avait jamais pris la tablette à la main pour se filmer, est apparu, un soir, tel un homme politique à la tribune face à la caméra et à son auditoire : « Le coronavirus est arrivé, il faut bien rester chez vous parce qu'il est partout dans le monde et dans toutes les villes. Il faut rester chez soi et pas aller dehors, le coronavirus est arrivé. Donc, lavez-vous les mains avec du savon pendant six minutes ! ». Maxime est un bon élève. Armelle peut être rassurée. Manifestement, il a bien compris cette leçon. Sans l'ombre d'un doute.
 

  • Episode 9 : Elvira, gardienne d'un temple silencieux


Au fond du couloir, tout au bout de la moquette rouge, une lumière meuble le grand vide. C'est celle de la conciergerie. Au rez-de-chaussée, là où vit Elvira. Dans sa loge presque aveugle, toujours baignée par un éclairage artificiel, s'entassent les souvenirs de son Portugal, sa collection de coqs de Barcelos en tête, les photos de sa fille et de ses petits-enfants restés au pays. Et puis, il y a les deux chats des voisins qui ont fini par devenir les siens. Tapis rouge pour Elvira, c'est la moindre des choses.

Pas de masque mais du désinfectant

Combien de tendinites chroniques à chacun de ses poignets peine-t-elle à guérir ? Par la faute de ces bacs bien trop lourds et au contenu douteux que la déchetterie ne verra, hélas, jamais, mais qu'elle conduit pourtant, sans sourciller, à bout de bras vers le trottoir, tout là-bas, cent mètres plus loin, par jour de pluie, par jour de froid, par jour de vent, par jour de neige, par jour de canicule, par jour de confinement.
Quand tout n'est que silence dehors, les roues de ces bacs jaunes et gris disent qu’Elvira est toujours là. Pas de télétravail, pas de chômage technique pour elle. « Et c'est tant mieux, je me ferai ch...à la maison ! » en sourit-elle. Elvira est comme ça,  elle ne s'embarrasse jamais avec les mots, elle ne tourne pas autour du pot. Et elle a raison. Si seulement, tout le monde pouvait, comme elle, tomber enfin le masque. Elle ne le porte pas plus sur son nez que devant sa bouche. Celui que tout le monde, soignants ou pas, attend et qui finira bien par arriver tôt ou...tard. Mais elle porte des gants et seulement « depuis cinq jours, une bouteille de désinfectant, lui a été fournie par le syndic. Les interrupteurs, les boutons des ascenseurs, les poignées de porte », tout y passe.
 

« Les gens ont même peur de sortir les poubelles, on dirait »


Aujourd'hui les bacs jaunes sont plus légers. « Peut-être que les gens ont même peur maintenant de sortir leurs poubelles » avance Elvira pour expliquer la facilité sans pareille qu'elle a pour transporter nos déchets. Certains doutent d'elle, comme de tous. « Des gens qui me croisent dans les couloirs passent très loin de moi, on dirait qu'ils ont tous peur» se désole-t-elle. La peur se loge partout, mais difficile de la percevoir chez Elvira. Elle qui, il y a une semaine soignait une otite carabinée, adossée à un rhume qu'elle a dû « choper au stade Marcel-Michelin, lorsque elle est allée donner son sang ». Elle n'entendait plus rien du tout, elle s'est interrogée, mais elle ne s'est pas arrêtée « de passer le balai, la serpillière, de faire la poussière, d'arracher les mauvaises herbes, de relever les courriers pour les personnes âgées de l'immeuble ».

« On se croirait au mois d'août »


Seul, le vide l'impressionne. « Moi qui suis habituée à voir du monde, là, j'en vois moins et ça me manque. On se croirait au mois d'août. Mais c'est comme ça, tout le monde est enfermé ». Pour maigre et toxique compagnie, Elvira a toujours ses cigarettes. Cette foutue nicotine qui n'arrange pas ses poumons. « Je tousse toute la journée et la nuit, une fois allongée, je siffle. J'ai commencé à fumer en cachette, j'avais 14 ans. Depuis je n'ai jamais arrêté ». Près de quarante ans que cela dure et tout laisse croire que ce n'est pas demain la veille qu'Elvira essaiera de décrocher. Elle n'y a jamais pensé une seule seconde et, n'y pense toujours pas. Elle grille un paquet par jour et les bureaux de tabac sont ouverts. Comment encourager ainsi les fumeurs à combattre leur addiction ? Quand les bureaux de tabac sont considérés comme des « commerces de première nécessité » au même titre que les pharmacies ? Cigarettes et alcool, même combat d'ailleurs.

 Le retour en grâce des sans-grades


Dans l'immeuble, Elvira est surprise quand aujourd'hui, certains lui disent « merci ». Ce « merci » résonne différemment. Comme si tous, pour une fois, nous prenions le temps de nous arrêter sur cette république des invisibles. Il en va d’Elvira, la concierge, comme de la caissière du supermarché, des éboueurs, des chauffeurs routiers, des petites mains de la santé (ASH, aide-soignante...), des travailleurs sociaux. Ces héros discrets, tous ces sans-grades dont on ne peut pas se passer et qu'il faudra bien un jour se décider à traiter avec un peu plus d'égards. Enfin.

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