C’est officiel : la capitale française du couteau, Thiers, ne fabriquera plus de produits labélisés Laguiole, en tout cas jusqu'à nouvel ordre. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a considéré que cette appellation induisait les consommateurs en erreur sur l’origine géographique du couteau.
C’est un coup de massue pour les couteliers de Thiers (Puy-de-Dôme) : l'indication géographique des couteaux Laguiole, dont le périmètre dépassait largement le village aveyronnais éponyme pour inclure la capitale française du couteau, a été annulée jeudi par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence. "Cette désignation ambiguë constitue une source d'incertitude pour le consommateur qui ne pourra immédiatement identifier le produit comme provenant du lieu géographique associé", souligne la Cour dans un arrêt.
Un effondrement économique pour certaines entreprises de Thiers
Aubry Verdier, président de l’association Claa (Couteau Laguiole Aubrac Auvergne), est dévasté. Pour les entreprises de Thiers, le Laguiole représente une très grosse part, entre 40% et 80% du chiffre d'affaires était lié au Laguiole dans plus de 35 entreprises du bassin Thiernois. Pour les sous-traitants, cela allait de quelques pourcents, jusqu'à 70% de leur fabrication. “On voit déjà un impact économique majeur, 50% du chiffre d'affaires d'une entreprise, c'est énorme. Mais la 2e conséquence, c'est l'export. La coutellerie française est largement exportée », alerte-t-il.
"Ça peut entraîner aussi une difficulté sur l'ensemble de la coutellerie"
À l'export, le couteau Laguiole, de par sa notoriété « qui a été bâtie par les Thiernois et les Laguiolais qui ont fait un travail remarquable de marketing », représente 90 à 95% des exportations. Aubry Verdier alerte : « Imaginez que les entreprises thiernoises qui exportent soient touchées sur le couteau Laguiole. Ils perdent la majorité de leur chiffre à l'export. Ça peut entraîner la fermeture d'entreprise ou en tout cas des difficultés majeures à Thiers. Ça peut entraîner aussi une difficulté sur l'ensemble de la coutellerie. Quand un sous-traitant qui fabrique 50% de pièces détachées pour le Laguiole, imaginez qu'il perde tout ou partie de ce chiffre d'affaires. Il va être touché dans son économie globale, donc aussi sur les pièces et les modèles qu'il découpe pour d'autres fabricants qui vont se trouver sans fournisseur ou avec une difficulté de fourniture.” Cette décision est, selon lui, lourde de conséquences pour la coutellerie française.
Une "tradition locale"
La Cour explique ainsi sa décision : "Ni les couteliers thiernois, ni ceux d'autres régions de France ayant fabriqué et commercialisé des couteaux de cette forme, (...) n'ont participé à la réputation du couteau de Laguiole, issue tout à la fois de son histoire, de la tradition locale et du savoir-faire des couteliers locaux", a indiqué la Cour, précisant néanmoins que ce savoir-faire "n'est effectivement pas exclusif" à la région de Laguiole, l'Aubrac.
"Thiers n'est pas un adversaire"
Pour Aubry Verdier, l’affirmation selon laquelle Thiers n’a pas participé à la réputation du couteau est inaudible : “Thiers n'est pas le contrefacteur du Laguiole, Thiers est la ville qui a baptisé le couteau du nom Laguiole, qui a aidé le Laguiole à survivre et même à être connu aujourd'hui. Il aurait disparu si Thiers n'avait pas maintenu sa fabrication. » La conséquence est économique, mais pas seulement : Cette décision de justice fait paraître au grand public Thiers comme un adversaire de Laguiole. “Or, Thiers n'est pas un adversaire, il est le soutien de ce modèle-là, historiquement depuis 150 ans. Ce sont des conséquences qui sont à la fois économiques mais aussi, quelque part, historiques. On pourrait faire croire aux générations futures et à la génération actuelle que Thiers n'a rien à faire avec Laguiole alors que c’est tout le contraire. »
En septembre 2022, l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) avait décerné une indication géographique (IG) aux célèbres couteaux ornés d'une abeille. Ces couteaux pouvaient indifféremment être fabriqués en Aveyron, mais aussi dans la Lozère, le Cantal, la Loire, l'Allier et le Puy-de-Dôme. Cette zone avait été définie au nom d'un "savoir-faire implanté depuis plus de 150 ans dans le Massif central". Mais la zone définie était contestée par les couteliers de l'Aveyron, où se trouve Laguiole, qui avaient formulé une demande pour une indication géographique plus réduite, refusée par l'INPI. La Cour d'appel d'Aix-en-Provence a annulé jeudi cette décision de refus, ainsi que celle créant l'indication géographique élargie.
La plupart des coutelleries laguiolaises utilisent des savoir-faire, des pièces détachées, voire des produits finis fabriqués à Thiers.
Aubry Verdier, président de la Claa
Un non-sens pour le Thiernois Aubry Verdier, qui explique que Thiers est un important fournisseur pour Laguiole à tous les niveaux : « La conséquence directe, c'est une fragilisation du bassin coutelier français qu'est le bassin thiernois, sur lequel, paradoxalement, s'appuient tous nos adversaires. C’est d’autant plus paradoxal puisqu’on est on est attaqué alors qu'on livre nos collègues laguiolais. On se trouve donc dans un marasme qui induit le consommateur en erreur. La plupart des coutelleries laguiolaises utilisent des savoir-faire, des pièces détachées, voire des produits finis fabriqués à Thiers, mais souvent omettent de le dire à leurs consommateurs. La décision qui tendrait à dire qu'elle est prise en faveur du consommateur produit tout l'inverse. »
Thiers et Laguiole, des villes liées
Cela met à mal la collaboration pourtant importante entre thiernois et laguiolais : « Ce qui est hallucinant, c'est qu'on peut s'entendre dire dans la presse, par nos adversaires, que nous sommes des contrefacteurs ou que sont finies les relations avec Thiers alors que la semaine prochaine, on aura ces mêmes acteurs qui vont venir aux portes de nos usines chercher des prestations, des pièces détachées, voire des produits finis. On a des adversaires sans scrupules », regrette la président de la Claa. Une collaboration historique qui revêt pour beaucoup de couteliers thiernois un aspect historique et sentimental. “Nos parents, grands-parents et leurs grands-parents étaient déjà couteliers et ils ont tous travaillé sur ce modèle. Ils ont tous fabriqué des couteaux Laguiole. On y place effectivement un véritable affect puisqu'il est hors de question de dire que Laguiole et Thiers ne sont pas liées. C'est le cas depuis plusieurs générations déjà. »
"Le couteau de Laguiole ne peut être fabriqué que dans l'aire géographique de Laguiole"
FFIGIA
Le syndicat des fabricants aveyronnais du couteau Laguiole, la mairie du village ainsi que la Fédération française des indications géographiques industrielles et artisanales (FFIGIA), se sont félicités lundi de cette décision dans un communiqué commun. "La Cour démontre ainsi que la réputation du couteau de Laguiole est bien liée au bassin coutelier de Laguiole, que le couteau de Laguiole ne peut être fabriqué que dans l'aire géographique de Laguiole", soutiennent-ils. La présidente de la région Occitanie, Carole Delga, a également salué la décision de la Cour, estimant qu'elle redonnait "espoir à tout un territoire engagé dans la reconnaissance de son savoir-faire".
Un pourvoi en cassation
Mais ce feuilleton semble ne pas être terminé : « Notre dossier était parfaitement dans l'esprit de la loi : éclairer le consommateur, défendre les savoir-faire. L'INPI (Institut national de la propriété industrielle, NDLR) avait bien rejeté la proposition adverse qui était mensongère et sectaire, qui se cantonnait à son petit territoire, et avait validé notre proposition sur tous les plans. Il est consternant de voir qu'une décision de justice prise en quelques semaines prévaudrait sur la décision de l'organe d'État qui a été dédié par la loi pour étudier ces dossiers. Mais on va se défendre », promet Aubry Verdier. L’affaire des couteaux pourrait donc se poursuivre par un pourvoi en cassation.