Guerre en Ukraine : “Le premier grand conflit où les données numériques sont un enjeu central”

Si elle semble passée au second plan en raison de l'ampleur des pertes humaines et matérielles subies par l'Ukraine depuis le début de l'invasion russe, la dimension cybernétique du conflit est omniprésente. Un spécialiste de la question nous explique pourquoi les données numériques sont un enjeu de cette guerre.

Lundi 20 juin, à 17 heures, la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand propose un éclairage sur le conflit en Ukraine. Elle propose une conférence sur le thème : “Données et réseaux numériques, l'autre front de la guerre en Ukraine”. Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII) et directeur adjoint du laboratoire GEODE, anime cette conférence. Il a accepté de répondre à nos questions. 

Est-ce que le grand public a conscience de ces enjeux numériques pour ce conflit en Ukraine ? 

Kevin Limonier : “Aujourd'hui, il y a la confrontation territoriale entre les états et différentes entités, qui ne passe plus uniquement par le contrôle de l'espace physique, mais passe également par le contrôle des espaces numériques. Ce sont des espaces dans lesquels nous vivons tous les jours, et a fortiori depuis la pandémie qui nous a forcé à tous vivre les uns les autres à distance via Zoom et WhatsApp. Cela fait partie du cyberespace et ces espaces d'interactions numériques sont extrêmement importants à contrôler aujourd'hui dans le cadre d'une stratégie géopolitique de contrôle du territoire”.

Peut-on parler de cyber guerre ? 

Kevin Limonier : “Oui, on peut bien évidemment, puisqu’aujourd'hui il y a clairement une dimension cybernétique au conflit qui se joue. Aujourd'hui dans le monde pour qu’un conflit n'ait pas de dimension numérique, il faudrait que les groupes humains qui entrent en confrontation n'aient absolument aucun matériel numérique connecté de quelque nature que ce soit. Cela n'existe plus, pratiquement, vous voyez. Donc aujourd'hui, il y a une dimension cyber partout”.

En Ukraine, est-ce que les belligérants sont les mêmes que pour la guerre physique ? 

Kevin Limonier : "Oui, dans une certaine mesure, puisqu'il y a des unités de cyberdéfense des deux côtés : un côté ukrainien et un côté russe. Les Américains ont grandement aidé les Ukrainiens à construire leur cyber défense ces dernières années, avec aussi l'aide d'autres partenaires comme l’Estonie par exemple, ou d'autres pays européens. Les états vont pouvoir avoir recours à des groupes qui, eux, ne sont pas des groupes qui sont formellement rattachés aux organes de forces de l'état, c'est à dire qu'ils ne sont pas rattachés au ministère de la Défense ni au service de renseignement. Ce sont des groupes autonomes qui vont entretenir des liens plus ou moins compliqués, plus ou moins ambigus avec les autorités. Et c'est notamment le cas côté russe où il y a une collusion entre une partie de l'appareil de renseignement russe et une cyber mafia, qui va pouvoir éventuellement, en plus de ses activités criminelles, mener des opérations en faveur de la Russie”.

Est-ce que cette guerre se joue aussi sur les réseaux sociaux ? 

Kevin Limonier : “Effectivement sur les réseaux sociaux, elle se joue sur ce qu'on appelle, nous, les couches hautes du cyberespace. Là, on ne s'intéresse plus à la circulation des données, mais à la circulation de l'information, c'est à dire la donnée mise en sens et donc là, effectivement, nous arrivons sur le niveau des réseaux sociaux. Cela peut être aussi des sites Internet, des blogs, toute la sphère informationnelle. La guerre se joue là aussi puisqu’il y a bien évidemment un enjeu extrêmement important de perception des violences, de perception des massacres, mais également de perception des responsabilités. On voit que la Russie depuis le début de cette guerre, produit un nombre incalculable de narratifs qui sont censés prouver la culpabilité des Ukrainiens, la malhonnêteté des Occidentaux, voire bien pire encore. Cette guerre se joue aussi sur ce front-là”. 

Peut-on considérer que cette guerre en Ukraine est véritablement le premier grand conflit où les données numériques sont aussi un enjeu ? 

Kevin Limonier : “Ce n’est pas le premier. Mais par contre, c'est le premier conflit de haute intensité. C'est le premier grand conflit dans lequel la circulation des données numériques, leur sécurité mais également leur manipulation est devenue un enjeu central. La manipulation est un fait connu de cette guerre. Cela peut prendre des formes extrêmement diverses. Quand je parle de manipulation de données, ça peut être tout aussi bien du partage donc avec des fins de sabotage. Cela peut être de la manipulation d'information qui circule sur les réseaux numériques qui sont en fait des données, comme vous avez une fausse photo, une rumeur etc. Après, vous pouvez aussi avoir des traces numériques qui peuvent être manipulées, c'est à dire des preuves par exemple de crimes de guerre. C’est aussi le premier grand conflit européen avec de très importantes atteintes notamment à l'intégrité des civils. On espère des procès à la Cour pénale internationale pour crimes de guerre qui vont mobiliser énormément de données numériques comme preuve. C'est une première et ça pose d'ailleurs tout un tas de questions. En fait, pour l'instruction de ces futurs dossiers, où on espère que des officiers russes un jour seront jugés pour ce qu'ils ont fait notamment, dans la banlieue de Kiev”. 

Dans ce conflit, d'un point de vue numérique, comment se positionne la France ? 

Kevin Limonier : “Là aussi il y a des manipulations, des éléments stratégiques. La France est évidemment en première ligne, mais en tant que grande puissance avec les industries de pointe interconnectées, des opérateurs d'intérêts vitaux comme une centrale nucléaire. La France dispose de ce qu'on appelle une surface d'attaque”.

Que dire au sujet de la manipulation des réseaux numériques ? 

Kevin Limonier : “C'est vraiment une dimension importante du conflit, car Internet, ce n'est pas uniquement des réseaux numériques matériels. C'est aussi des câbles, des routeurs, des infrastructures qui sont aussi des stratégies d’aiguillages. Par exemple les territoires qui sont occupés par la Russie sont reconnectés au réseau russe et non plus au réseau ukrainien. Cela montre bien qu'il y a un prolongement du front dans l'espace numérique. C’est la première fois que l'on assiste à ça à grande échelle et qui, à mon avis, on est loin d'avoir tout vu”. 

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