Le conflit entre Russie et Ukraine s'enlise et une issue rapide semble de moins en moins atteignable. Alors que ce lundi 13 juin, de nouveaux villages ont été évacués, un professeur de Clermont-Ferrand analyse l'évolution de cette guerre.
Trois frappes russes ont touché la ville de Prylouky dans le nord de l'Ukraine, quatre villages recevant l'ordre d'évacuer en raison d'une menace d'incendies suite à ces bombardements, ont annoncé lundi 13 juin les autorités ukrainiennes. "L'ennemi a tiré trois missiles sur Prylouky. L'information concernant les destructions est en cours de clarification", a écrit sur Telegram le gouverneur de la région de Tcherniguiv, Viatcheslav Tchaous, sans donner plus de précisions. Suite à ces bombardements, l'évacuation de quatre villages - Zaïzd, Petrivské, Tykhé et Soukhostavets - a été ordonnée, a indiqué le responsable de la défense civile de la région, Serguiï Boldyrev, cité par le média Souspilné. Après le retrait des troupes russes début avril de la région de Kiev et du nord, cette région est relativement épargnée par les combats entre les armées ukrainienne et russe.
Une guerre plus longue que prévu
Le conflit s’enlise, selon Frédéric Charillon, professeur de relations internationales à l’Université Clermont Auvergne : “On a cru comprendre que la Russie pensait aller plus vite. On a l'impression qu'il y a eu plusieurs phases, une première phase où le pouvoir russe parlait de faire revenir l'Ukraine dans le giron de la mère-patrie. Il y avait une rhétorique de retrouvailles, presque de libération de l'Ukraine toute entière. On a bien compris que c'était très difficile, que les troupes russes avaient des problèmes logistiques, stratégiques et d'organisation énormes. Visiblement c'était hors de leur portée. On a vu ensuite que la résistance ukrainienne était beaucoup plus forte que ne devait le penser Moscou, aussi bien une résistance militaire qu'une résistance sociologique et culturelles. Il y a une nation ukrainienne, elle est devenue dans le monde occidental, un symbole de résistance, de peuple victime... Ce qui a aussi été probablement sous-estimé par Moscou, c’est la détermination du camp occidental à aider l'Ukraine.”
"Moscou frappe, punit, détruit en Ukraine"
Le conflit s’éternise et entre dans une nouvelle phase “plus punitive”, selon Frédéric Charillon : “Moscou frappe, punit, détruit en Ukraine. Ensuite, on voit que la Russie se replie sur l'est du pays avec des objectifs qu'elle peut présenter comme défensifs. C'est toute cette rhétorique sur un régime nazi, comme quoi c'est l'Ukraine qui s'apprête à agresser la Russie... La Russie maintenant se concentre sur l'est du pays. C'est à ça qu'on assiste.” La grande inconnue reste la durée du conflit, selon ce spécialiste : “Combien de temps ça va durer ? Il y a-t-il un moment où la Russie va considérer qu'il faut arrêter les frais ? Dès qu'elle pourra, de façon relativement sérieuse, annoncer qu'elle a atteint ses objectifs, Moscou va arrêter ou bien est ce que les objectifs sont encore plus larges ? Est-ce qu'il s'agit du contrôle de la mer Noire, de toute la bande littorale ?” Le professeur Charillon soulève de multiples questions : “Quand bien même la Russie arriverait à prendre en partie le contrôle de l'est de l'Ukraine, est-ce qu’on ne va pas entrer dans une nouvelle phase, qui va être cette fois une espèce de guerre asymétrique où les troupes russes auront gagné face à l'armée régulière ukrainienne mais vont se retrouver face à une résistance longue ?”
"La Russie ne peut plus se permettre de perdre"
Dans un contexte géopolitique et économique de sanctions et d’isolement, la Russie a, d’après Frédéric Charillon, revu ses ambitions à la baisse : “La Russie avait probablement des ambitions beaucoup plus vastes, sans doute parce qu'elle s'attendait à un meilleur accueil au moins des russophones d'Ukraine, et sans doute une détermination beaucoup plus faible des Ukrainiens et des pays occidentaux. Ensuite, il y a eu un mouvement de de crispation, de destruction et un repli sur l'est du pays qui est à la fois pour sauver la face et pour avoir quelque chose à offrir en en guise de victoire.” Désormais, les enjeux augmentent et Moscou se trouve en difficulté : “Maintenant, la Russie ne peut plus se permettre de perdre. Il y a une formule qui est assez juste, qui est celle de Jean-Dominique Merchet : “ L’Ukraine peut gagner la guerre mais la Russie n'acceptera pas de la perdre”. Toutes les interrogations sont là. La Russie est déjà dans une position embarrassante. Elle a fait la démonstration de ses insuffisances conventionnelles. On parlait d'un rouleau compresseur russe, Poutine disait : “Je peux être à Kiev en une semaine”. D'ailleurs, il y a quelques années, il avait dit : “On peut être à Varsovie en 15 jours.” On a vu que l'état conventionnel de l'armée russe était très loin du compte pour le moment. La Russie plutôt fait la démonstration de ses insuffisances et donc ce qu'il faut craindre, c'est le mouvement d'orgueil, c'est la volonté russe de ne pas en rester là.”
"On va dans le sens de l'engrenage"
Désormais, il s’agit pour la Russie de trouver une manière de garder la face, explique Frédéric Charillon : “Il y a 2 façons pour la Russie d'en sortir, c'est d'obtenir une victoire conventionnelle sur le terrain dans l'est de l'Ukraine. L'autre solution serait évidemment d’étendre davantage le conflit, par l'utilisation d'armes non conventionnelles, ce qui serait désastreux du côté occidental, notamment américain. On a cru comprendre que maintenant l'objectif c'était d'infliger des dégâts, des pertes et une défaite à la Russie. Même si Biden dit le contraire, on a bien compris que les Occidentaux, surtout les États-Unis, Londres et quelques pays d'Europe orientale et baltique, veulent que le l'agression russe soit punie par un échec. On va dans le sens de l'engrenage. C'était pareil en Tchétchénie, Poutine est prêt à tout détruire, jusqu'où on ne sait pas, mais il ne veut pas quitter cette guerre avec le sentiment qu'il a tout perdu, or il n’en est quand même pas loin. Il a quand même fait la démonstration de la faiblesse de son armée, il y a maintenant la Finlande et la Suède qui demandent leur adhésion à l'OTAN, les États-Unis, qui font leur retour en Europe centrale et orientale, la Chine, qui le soutient totalement politiquement, se trouve quand même très renforcée par rapport à la Russie dans ce partenariat... Ce n'est quand même pas terrible comme bilan, donc lui ne voudra pas rester sur ce bilan-là. À quelle escalade est-il prêt pour l'éviter ? On n'en sait rien.”
Les Occidentaux disent qu'on a plus de 15 000 morts russes et encore beaucoup plus de gens blessés hors des combats.
Frédéric Charillon
Selon lui, les Occidentaux essaient d'établir “une ligne de partage et marchent sur une crête extrêmement dangereuse qui consiste à dire : “Il faut que la Russie sorte perdante de tout ça, mais en même temps, on ne veut pas aller jusqu'à la guerre avec la Russie”. C'est une position difficile. La détermination des uns et des autres est très forte. On ne connaît pas encore la porte de sortie.” Il est très difficile d’estimer les pertes humaines et matérielles : "Les services occidentaux, britanniques, américains avancent des chiffres. Les Occidentaux disent qu'on a plus de 15 000 morts russes et encore beaucoup plus de gens blessés hors des combats, sans parler du matériel détruit. C'est énorme, c'est plus en 3 mois qu'en Afghanistan. Tout le monde est très prudent et même les services occidentaux qui avancent les chiffres disent qu’il faut être extrêmement prudent. Ce sont des évaluations, on n'arrive pas à savoir vraiment quelle est la réalité. Les pertes sont énormes, ça c'est sûr. C'est de la guerre urbaine, c'est du combat acharné dans des quartiers, autour des bâtiments... Le coût humain est énorme, c'est évident. Les deux camps s'épuisent. La Russie a une donne un petit peu différente, c'est un corps expéditionnaire, c'est être obligé de projeter les soldats sur un territoire extérieur. L'Ukraine peut mobiliser toute sa population. On sait qu'il y a beaucoup de pertes des 2 côtés, que la Russie va avoir un problème de réserve sauf si elle décrète une mobilisation générale." Selon ce spécialiste, il s’agirait d’un très mauvais message envoyé à la population : “Le signal serait quand même terrible et on ne sait pas très bien ce que ça provoquerait dans le pays si Poutine, qui avait parlé au début d'opération spéciale, qui refusait totalement le mot de guerre, se mettait à décréter la mobilisation générale. Je ne sais pas quel serait le coût politique pour lui parce qu’à force de dire que tout est sous contrôle, que rien ne peut lui arriver avec une population résignée et contrôlée, ça ne va peut-être pas durer non plus.”
"Le coût pour le pays est absolument énorme"
En effet, il existe selon lui une part de la population russe très inquiétée par ce conflit : “ Vous avez la population des grandes villes, des gens relativement jeunes qui maîtrisent parfaitement Internet, les VPN, ils sont tout à fait en état de de savoir ce qui se passe, ils ont accès à des médias étrangers, sont partagés entre une fidélité à leur pays et ils voient bien qu'on les entraîne dans quelque chose qui n'est pas tout à fait ce qu'on leur avait dit. Ils ont compris qu’on leur mentait, que tout ça était catastrophique. Les classes un peu aisées, celles qui avaient l'habitude de voyager, les gens qui Saint-Pétersbourg, de Moscou et de quelques grandes villes, sans pouvoir trop exprimer leurs dissidences, sont quand même assez abasourdies ce qui est en train de leur arriver. Ils sont en train de de constater que leur pays est devenu maintenant un paria du côté européen, nord-américain, japonais... Après, l'immense partie de la population qui ne vit pas dans ces villes-là, qui n’est pas très politisée est beaucoup plus sujette à la rhétorique nationaliste du régime.” Mais tous ne sont pas dans cette situation : “Il y a des Russes qui veulent partir, des professions intellectuelles, surtout des journalistes qui veulent quitter leur pays. Ils sont effrayés d’être devenus le paria de la scène internationale, l'agresseur, considérés comme des monstres...Les gens qui font fonctionner le pays, les acteurs économiques, les gens qui voyagent, les intellectuels et leaders d'opinion sont assommés par ce qu'il est en train de se passer. Le coût pour le pays est absolument énorme."
"Poutine joue sur le temps long"
Pour lui, il n’est pas pertinent de poser des échéances à ce conflit : "Poutine joue sur le temps long, sauf s'il a des problèmes de santé, ce qu'on ne sait pas. Lui est persuadé que la grande faiblesse des Occidentaux, c'est de ne pas tenir sur la longue durée. Il pensait que ça irait plus vite, il s'est trompé et on est entré dans autre chose. On est entré dans quelque chose où personne, pour le moment, ne veut céder, ne veut reculer. Ça va être une guerre d'usure. Il va y avoir des phases d'affrontements étatiques, il va y avoir des phrases de guérilla, une guerre asymétrique, il va y avoir la guerre d'usure, il va y avoir la guerre de harcèlement, il va y avoir la guerre psychologique. On va voir des choses monstrueuses, on va bombarder des écoles pour marquer les esprits... On est parti pour quelque chose de durable.” Sur le plan diplomatique, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a reconnu dimanche 12 juin que les Vingt-Sept restaient divisés sur la question de l'octroi à l'Ukraine du statut de candidat à une adhésion à l'UE.