A partir de ce vendredi 5 juin, dans les Ehpad, un nouvel assouplissement du confinement entre en vigueur. Mais à Beauregard-l'Evêque, dans le Puy-de-Dôme, la prudence est toujours autant d'actualité.
A partir de ce vendredi 5 juin et selon les recommandations du ministère de la santé, de nouvelles règles visent à assouplir les visites dans les Ehpad. Mais pour autant, dans celui de Beauregard-l'Evêque (Puy-de-Dôme) comme ailleurs, ces recommandations ne sonnent toujours pas l'heure du déconfinement et de la liberté retrouvée. Loin de là.
- Bonjour, je viens voir ma mère dans sa chambre.
- Non, pas possible.
La directrice de l'Ehpad Gautier à Beauregard-l'Evêque (Puy-de-Dôme) vient de raccrocher après s'être justifiée une énième fois au téléphone. D'explications en analyses de texte, depuis le début du confinement, malgré elle, elle commence à être rompu à l'exercice. « Après la dernière annonce du ministre de la santé, les familles ont dit :''c'est bon, on peut revenir dans les chambres », eh bien non ! Ce n'est toujours pas possible » raconte Christèle Aubert. « Les visites de plus de deux personnes dans les chambres ne sont autorisées que pour des résidents en fin de vie ou atteints de maladies aiguës graves » précise-t-elle avant de poursuivre la lecture du communiqué de presse du ministère. « Le protocole privilégie les extérieurs et les rez-de-chaussée pour plus de deux personnes. Mais ici, même trois personnes en rez-de-chaussée, c'est non aussi ! ». Sa fermeté est à la hauteur du poids des responsabilités devenu, ces dernières semaines, jour après jour, bien trop lourd à porter sur ses épaules. « Le directeur, c'est lui qui trinque. Alors, ici, c'est moi qui décide et donc... pas envie ! » tranche-t-elle. « Je priorise le déconfinement des résidents étape par étape. Pour les familles, on verra plus tard. On déconfine bien tout le monde petit à petit alors pourquoi il en serait autrement de nos pensionnaires ? » s'interroge la directrice.
Le jour où « j’ai entendu le désespoir dans leur voix »
Depuis maintenant onze longues semaines, les 74 résidents de cet établissement sont contenus dans leur chambre de 21 m2. Aucun repas en commun. Mais depuis le 11 mai dernier, quelques exercices physiques et des jeux (assis sur une chaise devant la porte de leur chambre) viennent rompre la monotonie des jours. « Je suis la première à dire que c'est inhumain ce que l'on fait vivre à nos aînés, mais on ne peut pas faire autrement » regrette celle qui est aussi coordinatrice de l'AD-PA 63 (Association des Directeurs au service des Personnes Agées). A ce jour, entre ses murs, Christèle Aubert n'a à déplorer, heureusement, aucun cas de Covid-19. En revanche, ce « virus qui fout la trouille », comme elle l'appelle, a foudroyé des résidents dans d'autres Ehpad du Puy-de-Dôme. Ce drame silencieux a marqué les esprits dans la profession. Elle entend encore ses collègues « pleurer au téléphone ». Et elle avec eux, du reste. « J'ai entendu le désespoir dans leur voix. 17 décès à Lezoux, 21 décès à Lempdes, je me suis mise à leur place. Il faut pouvoir y retourner au travail après ça ». Depuis ce jour, elle avoue avoir eu « la gnaque pour prendre des décisions fermes et définitives » et tant pis si elle doit encore essuyer demain des paroles vindicatives de certaines familles.
« Je ne me fais pourrir, heureusement, que par une petite minorité de personnes mais c'est toujours de celles-là malheureusement dont on se souvient. On a plein de professeurs Raoult vous savez ! Des gens qui vous demandent ''mais pourquoi vous faites tout ça, alors que cet été, il n'y aura plus rien ?'' Quand d'autres vous disent ''mais qu'est-ce que vous en avez à faire, qu'ils meurent de ça ou du reste, ce n'est pas grave pour vous ! Ou encore,’’vos animations dans les couloirs, c’est de la connerie !’’ C'est très dur à entendre quand vous faites ce métier depuis trente ans avec les tripes. » Christèle Aubert doit encaisser non pas la double, mais la triple peine. « Un, on vit avec la peur que le virus entre ici, deux, on doit gérer le quotidien pour faire barrage et, trois, on a des familles très lourdes auprès desquelles il faut sans cesse se justifier, parfois pendant trois quarts d'heure au téléphone. » Bientôt trois mois que ça dure et que par moments, elle sature. Parfois même, l'idée de ne plus y retourner lui « a traversé l'esprit. ». « J'aurais pu gérer à distance mais cela ne me ressemble pas, j'aurais gambergé, j'aurais tourné en rond, c'eût été pire ! »
Les résidents d’abord, les familles après
« Vous savez, on ne fait pas ce métier sans s'en inquiéter sinon ça voudrait dire qu'on en n’aurait rien à f... ». Pour qualifier sa relation avec le métier, Christèle Aubert parle « d'engagement total » et « de sacerdoce ». Et lui revient en mémoire cette promesse pleine d'espoir qu'elle avait faite à ses pensionnaires quelques jours avant le fameux 11 mai dernier. « Quand il m'a fallu leur dire qu’il n'y aurait finalement pas de déconfinement pour nous, ce jour-là, j'ai pris un sacré coup. Un résident est même venu vers moi et m'a lancé : ''Je ne vous connais plus madame''. C'était très dur. » Il y a quelques jours, elle est remontée dans les étages. Par mesure de sécurité, elle n'y était plus allée depuis le mois de mars dernier, une éternité. Elle a donc revu tous ses résidents, un par un, comme Roger, 99 ans. « Il avait les larmes aux yeux de me revoir. Lui qui m'appelait ''la duchesse'' m'a rebaptisé ''Madame la ministre''. J'ai pris du grade entre temps ! sourit-elle. « Cela m'a mis la chair de poule, j'étais très émue. Lui, comme les autres, était content de me revoir, cela n'a pas de prix. Si la directrice a de nouveau circulé dans les couloirs, c'était pour annoncer une étape vers le déconfinement.
« A partir de lundi prochain (8 juin), je déconfine par étage. Pendant trois semaines, le temps de la ''quatorzaine'', les résidents pratiqueront de la gym douce tous les matins et prendront leur repas ensemble, en gardant une distance de 1,50 m entre eux, ils pourront discuter entre copains et naviguer. Et pour fêter ça, lundi à midi, apéro et petits fours ! ",annnonce-t-elle. Et dans le calendrier, une autre date est déjà cochée. Celle du lundi 29 juin. Ce jour-là, un barbecue est au programme pour fêter, cette fois, le déconfinement total dans cet établissement (à l’initiative de la direction et non de l’Agence Régionale de Santé qui laisse à ces établissements la responsabilité de leurs actes). Les pensionnaires auront alors passé plus de trois mois sans pouvoir aller et venir à leur guise.
« Si votre mère meurt demain, je serai clouée au pilori ! »
D’ici-là, ils devront se montrer encore patients comme ils le sont depuis le début de cette crise sanitaire. Se contenter de la visite des seuls agents dans leur chambre, d’un loto sur le pas de la porte, des quatre repas quotidiens dans leur chambre. « Ils ont une capacité d’adaptation plus grande que la nôtre, je suis sûre qu’à leur place, on n’aurait pas supporter tout ça » reconnait la directrice. D’ailleurs, la psychologue qui intervient dans l’établissement corrobore la bonne santé morale des résidents. « Elle ne les trouve pas si mal que ça malgré l’immobilité forcée. Certes, ils ont perdu en autonomie même si certains qui étaient en fauteuil se mettent debout et descendent à pieds quand vient l’heure des visites » s’étonne Christèle Aubert. Des visites qui, jusqu’à nouvel ordre, se tiennent dans le sas d’entrée de l’établissement, derrière une protection en plexiglas, à deux mètres les uns des autres, pendant une demi-heure. Depuis aujourd’hui, les nouvelles recommandations autorisent bien plus de deux personnes dans les visites en rez-de-chaussée, comme elles ouvrent aussi la porte aux mineurs portants un masque, mais là encore, la direction freine des quatre fers. « Les familles trouvent cela inadmissible, elles disent que c’est une atteinte à leur liberté mais moi je leur réponds que si votre mère ou votre père meurt demain, vous serez les premiers à me clouer au pilori ! » Sans attendre demain, cette épreuve sans égale laisse déjà des traces.
A la question : « Comment elle s’en sort ? », la directrice de l’Ehpad répond : « Je préfère ne pas me poser la question. Si je réfléchis, je suis épuisée moralement. Je suis épuisée physiquement. Et le plus insupportable, c’est que personne n’est en mesure de vous dire avec certitude quelle est la décision la mieux appropriée pour assurer la sécurité de tous. Et alors souvent, je ne sais plus quoi faire ». Dans ses grands moments de solitude, elle fait donc pour le mieux, comme elle peut. Prise dans un conflit entre la peur et l’envie de faire voler toutes les barrières.