Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS Science-Po Grenoble, décrypte les trois jours de violences urbaines autour de Lyon.
Lyon et deux autres communes de sa banlieue ont été soudainement le théâtre de violences très localisées dans plusieurs quartiers. Le point commun de ces différents évènements : des phénomènes de groupes de jeunes adolescents dans des quartiers pauvres où la police souffre d'un problème de légitimité. D'après le spécialiste de criminologie, Sébastien Roché, les mêmes dynamiques sont à l'oeuvre depuis quarante ans.
Comment en arrive-t-on à trois jours de violences urbaines?
"Le problème, c'est d'abord la défiance vis-à-vis de la police puisque quand il y a un incident, il y a immédiatement une suspicion. Et là, il y a deux grands facteurs qui expliquent cette suspicion vis-à-vis de la police. C'est d'abord la concentration de la pauvreté et c'est pas un hasard si les événements de Lyon ont démarré à La Duchère, puis ensuite se sont transportés à Rillieux-la-Pape, ce sont les zones les plus pauvres, ça c'est le premier facteur.
Puis le deuxième facteur c'est le mode de travail en France, et notamment à Lyon, assez agressif de la police nationale et discriminatoire avec ce qu'on appelle les délits de faciès. Donc le mélange des deux ingrédients, la pauvreté d'une part, une police agressive et discriminatoire d'autre part, c'est ça qui provoque des réactions de colère en direction de la police. Et plus généralement on va dire de l'Etat."
Si quelque chose se passe mal même si la police n'est pas responsable elle va être suspectée
"En France la police souffre d'un déficit de légitimité. Elle est suspecte lorsqu'elle intervient dans les quartiers qui sont en particulier les quartiers les plus pauvres, et donc c'est ce qui se passe ici. Il y a un choc qui est causé par la mort d'un enfant. Ça, c'est un choc moral, ça provoque une émotion collective et cette émotion à ce moment-là, elle se traduit par des comportements de recherche, de correction donc de recherche de la justice et par d'autres destructions et dégradations. Et s'en suivent un certain nombre de prises à partie des des policiers et des gendarmes. C'est le même mécanisme, qu'on a depuis une quarantaine d'années."
Quelles solutions?
"Je crois qu'il faut agir sur les deux volets, on peut montrer techniquement, je dirais, avec des outils statistiques assez précis qu'il y a vraiment deux piliers. Si on n'agit pas sur la concentration de la pauvreté, on ne va pas réussir. Mais si on n'agit pas non plus sur les modes d'action de la police, si on n'arrive pas à limiter tout ce qui est violence policière, discrimination policière, on n'y arrivera pas non plus, donc je dirais, il faut marcher sur deux pieds.
On a notamment une analyse des conditions et du développement des émeutes de 2005. Je rappelle que les émeutes de 2005 furent les plus grandes émeutes que la France ait connu pendant un mois à l'échelle du pays entier. Mais plus que ça, ce sont les plus grandes émeutes que l'Europe ait connu. On a des enquêtes sur les pratiques policières à Lyon, à la fois par observation des équipages de police, et par l'audition d'environ 8000 adolescents lyonnais interrogés sur leurs contacts avec la police. Donc on a différents instruments qui permettent aujourd'hui à la fois de connaître les pratiques policières puis de connaître les relations police population."
Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a donné son interprétation des faits: ces violences s'expliquent selon lui par la déstabilistaion de réseau de trafic de drogue. Qu'en pensez vous?
"On ne connaît pas d'exemple de cette nature, il n'y a pas de lien entre la géographie du trafic de drogue et la géographie des émeutes. Politiquement, on peut bien sûr faire les déclarations qu'on souhaite, mais du point de vue de l'analyse, on ne peut pas montrer de correspondance, on l'a étudié de manière détaillée en 2005 et c'était même l'inverse. Les lieux du trafic de drogue sont les lieux où il y a le moins d'émeutes pour une raison simple, si vous voulez faire du commerce, vous avez besoin de tranquillité, donc ça c'est vrai pour les enseignes de la grande distribution, c'est vrai pour les petits commerces de centre ville et c'est vrai pour les points de deal. Le bon commerçant, c'est un commerçant qui travaille dans un espace paisible, donc il a absolument aucun intérêt à déclencher des opérations multiples de police, un quadrillage du terrain par la police parce qu'à ce moment-là, il ne peut plus travailler."
L'affirmation d'un lien entre la lutte contre le trafic pour les petits points de deal et des mécanismes d'émeutes, c'est un lien qui n'est absolument pas démontré. C'est une affirmation gratuite. C'est une spéculation.
La France moins capable de limiter les violences que ses voisins européens
"On a aujourd'hui plus de décès dans les opérations de police qu'on n'en a jamais eu depuis qu'on les enregistre. C'est très préoccupant. Ces dernières années, les estimations recensent une vingtaine de personnes par an, tuées dans les opérations de police. C'est une augmentation importante, presqu'un doublement.
Si vous la comparez avec des pays pour lesquels on a des éléments comparables, comme par exemple l'Allemagne ou le Royaume-Uni, donc des grands pays avec des pôles urbains, de la pauvreté, de la concentration de minorités, la France est très nettement moins capable de limiter l'usage des violences policières."
Quelles solutions ?
"Le problème, c'est d'abord les modes d'actions. On a besoin de connaître les gens pour arriver à ses fins. Si on connaît le quartier, si on connaît les jeunes qui y sont, on les retrouve sans les agresser. Donc il y a une question d'implantation locale, de connaissance du terrain.
L'idée c'est que les policiers travaillent mieux, d'avoir une bonne police, c'est ça l'ambition. Et cela suppose de réformer les modes d'action et l'usage des ressources. Les ressources de la police augmentent en permanence mais elles sont affectées en priorité à la police judiciaire. Donc tous les moyens sont mis sur les enquêtes spécialisées comme le trafic de drogue, la criminalité organisée ou le trafic d'êtres humains, etc... Il y un accent particulier mis sur ce qu'on appelle l'ordre public, la gestion des foules lors d'évènements. Et ça ce sont les deux priorités. Et à partir du moment où ces priorités sont affirmées, celle qui va en souffrir c'est ce qu'on appelle la police de sécurité du quotidien pour parler comme Emmanuel Macron ou la police de proximité pour parler, comme Lionel Jospin.
La police a plus de moyens, mais ces moyens, elle les met vers les enquêtes et l'ordre public, pas assez vers la police du quotidien, qui est en fait, l'interface avec la population. S'il n'y a pas de contact positif, il ne peut pas y avoir de confiance."
Une enquête auprès de 13500 jeunes à Lyon et Grenoble
Dans une enquête intitulée "Aspirations et Clivage dans la société française" Sébastien Roché s'est intéressé aux adolescents et à leur participation aux émeutes notamment à Lyon et Grenoble. 13 500 adolescents ont été interrogés dans les établissements scolaires dont les classes ont été tirées au sort. Il ressort nettement que : "L’influence du fait de vivre dans un quartier défavorisé est vérifiée. Les adolescents estiment la légitimité de la police et de l’ordre social en fonction de leurs conditions de vie. Les personnes plus favorisées sont plus satisfaites de leurs conditions de vie, et donc plus légitimistes par rapport à la police ou à l’ordre social."