La mort est son métier. Juliette Cazes travaille dans une chambre funéraire. Mais elle est aussi thanatologue. C'est loin d'être une passion morbide ou macabre. Chercheuse, spécialiste des rites et pratiques funéraires, elle aime partir à la découverte des cimetières.
"Toute petite, vers l'âge de 4 ou 5 ans, j'avais déjà beaucoup de questions sur la mort. Pourquoi on mourrait ? Où allaient les gens ? Il est assez courant que les enfants se questionnent sur la mort. Cette passion ne m'a jamais quittée", explique Juliette Cazes.
Métier de l'ombre
Au point que la jeune femme de 33 ans en a fait son métier. La mort et les inhumations, Juliette connaît le sujet sur le bout des doigts. Thanatologue, elle est spécialiste des rites et pratiques funéraires. À 33 ans, elle côtoie la mort au quotidien, travaille "dans un hôtel à défunts".
"Mon premier métier est un métier de recherches. Je travaille sur les rites funéraires dans le monde et sur la question des restes humains, récents et anciens. Ça peut être des momies, des squelettes. Au quotidien, je suis agent de chambre funéraire. Tous les jours, je suis avec des personnes qui viennent de décéder. Je partage mon temps entre ces deux activités".
Au quotidien, elle reçoit les corps des défunts, en prend soin jusqu'à leur grand départ pour leur dernière demeure. Un métier de l'ombre incontournable qui nécessite de la "maturité", un solide équilibre psychologique et un respect scrupuleux de la législation.
Taphophile ou nécrotouriste ?
C'est en sillonnant les allées du cimetière ancien de la Guillotière que Juliette nous explique sa passion. Le lieu s'impose, car la jeune femme est aussi taphophile à ses heures perdues. Elle aime partir à la découverte des cimetières du monde, prendre des photos des plus beaux monuments funéraires. L'hiver dernier, ce sont les cimetières de Prague qui ont attiré son œil.
Loin d'être une passion morbide, la taphophilie est née au 19e siècle. Le cimetière devient plus qu'un lieu de recueillement. Une période charnière dans l'histoire funéraire : les tombes s'enrichissent, ce sont de véritables œuvres d'art. Les allées sont propres à la déambulation. Le cimetière n'est plus un lieu de désolation, mais s'inscrit dans l'imaginaire romantique.
Contrairement au taphophile, le nécrotouriste est animé par des visions plus tourmentées. Juliette explique : "c'est un touriste qui va aller voir des lieux chargés, des endroits de désastre ou de génocide. Il y a un côté très macabre dans ce tourisme-là. Moi, je suis plutôt taphophile".
Memento Mori, vanités... La symbolique funéraire visible dans les cimetières et les églises n'a pas non plus de secret pour la jeune femme.
Vulgariser la mort, sujet tabou
Juliette est entrée de plain-pied dans l'univers de la mort il y a bientôt 15 ans par la voie de l'archéologie, avant de s'intéresser à l'anthropologie. Car sa passion est à la croisée de plusieurs disciplines scientifiques : archéologie, anthropologie, histoire, mais aussi anatomie. Elle écrit, donne des cours et des conférences, publie. Il n'existe pourtant pas véritablement de cursus pour être thanatologue. "J'ai complètement créé ma voie", assure la spécialiste.
Et Juliette n'hésite pas à partager ce centre d'intérêt hors du commun avec le grand public, grâce à internet et aux réseaux sociaux. Elle a créé en 2017, le Bizarreum.
Ni macabre, ni malsain, son site, très documenté, décrypte les rapports de l'être humain à la mort, met en lumière aussi des pratiques d'autres civilisations, ramène à la vie des rites tombés dans l'oubli. Il est aussi question de superstitions, d'imaginaire et d'anecdotes insolites... Vous voulez en apprendre plus sur "la ficelle des morts" à Lyon ? Connaître l'objet macabre victorien le plus rare ? Apprendre comment la perruque a été à l'origine de surprenants décès ? Faire de petites "visites funéraires"...
Contraction des mots "bizarre" et "museum", Le Bizarreum de Juliette Cazes est un pied-de-nez à ses détracteurs ou aux sceptiques. Scientifique et historique, cette démarche peut aussi se rapprocher du mouvement anglo-saxon "Death Positive", méconnu mais qui gagne timidement la France.
Danse macabre ou Grande Faucheuse ?
L'image de la mort a évolué. Au Moyen-Age, la mort était souvent représentée sous la forme d'une "Danse macabre". Peinte sur les murs des églises, des cloîtres, des ossuaires et des cimetières, cette fresque représentait les morts et les vivants dansant ensemble, toutes classes sociales confondues, dans une sarabande. "Quand je travaille, j'ai souvent l'image de la danse macabre. Je vois des riches ou des pauvres, et on va tous au même endroit. Esthétiquement, j'adore les danses macabres, beaucoup sont conservées dans des églises en France. Elles me font penser aux épidémies de peste".
L'autre représentation de la mort, c'est aussi celle de la "Grande Faucheuse". Un terrifiant squelette portant une toge noire, une capuche et une grande faux. Juliette a-t-elle une tendresse particulière pour cette image ?
Si la jeune femme se défend d'être superstitieuse, sa réponse est surprenante. Un peu mystérieuse. "Pour moi, c'est un peu comme une vraie personne. Parfois, quand je me fais une frayeur (...) je me dis en plaisantant, elle n'était pas loin, elle m'a juste fait un signe. J'ai un imaginaire très développé", déclare-t-elle en riant.
Des rites et des corps
Parmi les centres d'intérêt de Juliette, la momification occupe une place particulière. "Tout le monde pense à l'Égypte, mais beaucoup de populations ont momifié volontairement leurs morts. Mais il y a aussi beaucoup de momifications spontanées, dues au climat, à l'environnement, à la manière dont la personne est décédée".
Corps conservés, corps embaumés... Les rites funéraires s'adaptent, différent d'un continent à l'autre. Mais reste un point commun : "la mort a toujours fait peur. Quand on étudie l'histoire funéraire, on voit qu'on a toujours essayé de se protéger des morts, de faire en sorte que les gens aient une bonne mort. Les rites funéraires permettent de créer un monde entre ces vivants et ces morts qui cohabitent", résume la chercheuse.
Tout le travail que je fais autour des rites funéraires est de montrer : que ce n'est pas parce que dans un pays, on déterre les morts, on découpe les morts, que c'est un manque de respect. Au contraire, ça s'inscrit dans une autre sacralité.
Juliette Cazes
Nos sociétés contemporaines mettent-elles aujourd'hui la mort davantage à distance ? Pas volontairement, selon la chercheuse.
"Dans l'histoire funéraire récente, depuis la seconde moitié du 20e siècle, on va mettre à distance cette mort. Ce n'est pas une volonté propre des personnes, les événements ont joué : deux guerres mondiales, avec de nombreux décès et des gens qui n'ont jamais récupéré les corps," indique-t-elle. "Et à partir des années 50-60, c'est la mort médicalisée, une mort en hôpital ou en Ehpad. Avant, on mourait à la maison, dans son lit, et c'était un moment où le village pouvait se retrouver auprès du mort et le veiller (...) C'est un ensemble de choses qui font que la société s'est éloignée de la mort".
Voir ses morts
La Covid a également entraîné des questionnements, confie la jeune femme. C'est d'ailleurs pendant la crise Covid qu'elle a décidé de se former aux métiers du funéraire contemporain. "Ça m'a beaucoup fait réfléchir sur la privation des rites funéraires. C'est ce qui a surtout marqué les gens, le fait de ne pas pouvoir se recueillir, de ne pas pouvoir voir ses morts", explique-t-elle. "La question de la privation des rites funéraires, c'est aussi un enjeu politique. Un enjeu de domination quand on interdit à une population d'effectuer ses rites funéraires, c'est très fort".
Quel regard porte la jeune femme sur son activité ? "Je suis plus attirée par la lumière que par l'ombre (...) Pour moi, travailler sur la mort, être avec les morts toute la journée, ce n'est pas bizarre, il n'y a rien de malsain ou de sombre".
Juliette Cazes est l'auteure de deux ouvrages : son premier livre "Funèbre ! Tour du monde des rites qui mènent vers l'autre monde" est paru en 2020 (Éditions du Trésor). Puis "Momies ! Corps conservés à travers le monde" (Éditions du Trésor).