Issu de la quatrième génération d'une grande famille lyonnaise, Guillaume Decitre a hérité, en 2007, de la direction du groupe de librairies fondé par son arrière-grand-père. Une success-story qu'il cèdera finalement en 2019, pour se consacrer à d'autres défis. De Lyon à San Francisco, il revient sur ce parcours exceptionnel dans "Vous êtes formidables", sur France 3
« C’est ma ville chérie », sourit Guillaume Decitre à l’évocation de Lyon, son berceau de naissance. C’est là que son arrière-grand-père Henry a ouvert, en 1907, sa première librairie, au 6 place Bellecour. « Il ne venait pas de ce milieu. Henry Decitre s’est associé à l’époque avec un libraire, Marius Bassereau. Ils sont restés associés durant des dizaines d’années. Nous étions une famille assez religieuse. Et il a ainsi co-créé la librairie du Sacré-Cœur, qui se concentrera sur ce thème, et qui a porté ce nom pendant plus d’un demi-siècle. Jusqu’à ce que mon père hérite de la succession. »
Son petit-fils Pierre reprend en effet la direction de cette entreprise familiale en 1972 et va la développer, en ouvrant trois autres librairies, à Saint-Genis-Laval, Ecully et à nouveau place Bellecour dans les années 80. Puis quatre magasins supplémentaires en région Rhône-Alpes, à Annecy, Chambéry et Grenoble. L'ensemble devient, en un siècle, le plus grand groupe de librairies de la région, et l’un des plus importants du pays.
Quatrième génération de libraires
«Je suis tombé dedans tout petit, c’est vrai. Toute ma vie tournait autour de ce monde-là. Je me souviens même que, lorsque la Saône débordait, on allait reserrer les livres, pour qu’ils ne prennent pas l’humidité… », commente Guillaume en évoquant sa jeunesse.
Et pourtant, Guillaume Decitre avoue n’avoir « vraiment » découvert la lecture qu’à l’âge de 14 ans. « Ma passion a vraiment débuté à cet âge-là, lorsque, en pleine crise d’adolescence, je suis tombé sur un livre incroyable de Dostoïevski, qui s’appelle « Souvenirs de la maison des morts ». Il y raconte ses années de bagne. Cela m’a bouleversé », se souvient-il. « Tous les gens que je connais qui aiment la lecture peuvent citer un livre fondateur. Celui qui les a fait entrer dans la lecture. Et ce n’est quasiment jamais le même. Moi c’est ce livre de Dostoïevski. »
Jean d’Ormesson m’a parlé de mon père, et même de mon grand-père qu’il avait connu
A l’époque, il n’y avait pas de TGV. Quand les auteurs venaient, ils dinaient... à la maison. Guillaume en a donc fréquenté énormément, lui laissant de multiples souvenirs « Romain Gary était très émouvant. Et, encore davantage, le dissident Alexandre Zinoviev. Le jour où ce philosophe écrivain est venu à la librairie, le KGB kidnappait sa femme, au même moment, à Moscou. Il devait alors rentrer à la capitale soviétique sous peine de finir dans un hôpital psychiatrique », raconte-t-il, en faisant référence à l’actualité récente. « Déjà, à l’époque, ce n’était pas très drôle… Et puis, lorsqu’on a reçu Jean d’Ormesson à Lyon, il y a quelques années, il m’a parlé de mon père, et même de mon grand-père qu’il avait connus. Sur quatre générations, on a croisé certains auteurs emblématiques de notre pays, C’est un plaisir merveilleux » conclut-il, ému.
Direction San Francisco
Il n’empêche. L’ère de Guillaume a signé un nouveau chapitre de l’histoire familiale, axé vers l’avenir. « Quand j’ai terminé mes études, j’étais plutôt tourné vers les nouvelles technologies et internet. Mon père était encore jeune et très actif. Il n’était pas du tout prêt à laisser sa place. De mon côté, j’aimais beaucoup la voile. C’est pour cela qu’avec ma femme et mon premier fils, nous sommes partis à San Francisco. »
C’est au sud de cette ville américaine que sont basés les sièges des plus grands groupes informatiques. Il y deviendra donc informaticien. « Pour moi, c’était la Mecque. L’endroit où ça se passait. Mon ex-épouse, Marie, était docteur en biologie moléculaire. Et puis, c’est un des plus beaux plans du monde. A l’époque, on avait hésité avec Sydney, mais c’était trop loin. »
Sur San Francisco, il est intarissable. « C’est une ville merveilleuse, où il y a beaucoup de français. Il faut savoir que Lelan Stanford y avait acheté les terrains de la future université Stanford à un français. C’est Michel Serres, que j’ai rencontré sur le campus de Stanford, qui m’avait appris tout cela. C’est à la fois très loin, mais cela crée, en même temps, des ponts avec notre pays » explique-t-il.
Il revient prendre la direction du groupe
Il y restera dix ans, le temps de fonder une entreprise. Il y devient gestionnaire d’un fonds de capital-risque, ce qui l‘amène à participer à la création d’une quarantaine d’autres start-up. Jusqu’à finalement... revenir à Lyon. « Début 2007, mon père nous appelés, avec mon frère et ma sœur. Il nous a expliqué qu’il était tombé gravement malade. Il avait un cancer à un stade avancé et devait, un mois plus tard, commencer ses traitements ». Son ton se fait plus grave. « C’était assez compliqué. A la fois au niveau familial, et par rapport à la société, dont nous étions administrateurs. La priorité était de soigner mon père. Mon frère et ma sœur n’étant pas disponibles, j’ai proposé de faire l’intérim, le temps de trouver quelqu’un pour diriger l’entreprise. Cela a duré un an et demi. »
Une période durant laquelle il effectue, chaque mois, les allers-retours avec San Francisco. Mais il se prend finalement au jeu, finit par assumer définitivement la direction du groupe, et toute la famille –avec désormais trois enfants- est venue le rejoindre.
Il développe le livre numérique
En 2011, Guillaume Decitre associe sa passion pour le numérique et le monde du livre dans lequel il a grandit, en créant Vivlio. Une start-up dédiée aux livres numériques, que l’on peut lire sur tous les supports.
A cette période, cela ne représente alors qu’une toute petite part des ventes, en France. « Le sujet est assez simple. Le livre numérique est arrivé aux Etats-Unis il y a une quinzaine d’années, et une douzaine dans l’hexagone. Je voulais en vendre à mes nombreux clients. Les grands groupes comme Amazon et Apple ne souhaitant pas nous y aider, nous manquions, en France, d’une solution correcte pour assurer ces ventes en ligne. Je suis donc allé en Silicon Valley pour étudier le problème. Encouragé par mes amis californiens, j’ai eu l’idée de tenter de devenir l’alternative française. »
Nous avons fait le choix d’un système ouvert
Pour y parvenir, il se fixe quelques principes fondateurs. « Contrairement aux Gafa, qui ont pour habitude de court-circuiter tout le monde, on a souhaité garder les éditeurs et les libraires au centre de cette activité. C’est donc eux qui vendent ce produit. Et puis, nous avons fait le choix d’un système ouvert. On a fait notre maximum pour l’élargir. Dix ans plus tard, à peu près tous les acteurs français et belges, tels que Cultura, Leclerc utilisent cette solution. »
Il estime alors qu’il faut, à nouveau, évoluer. « En France, Vivlio détient à peu près 10% de parts de marché. C’est plutôt conséquent. L’ambition est, désormais, d’être présents dans plus de pays européens. Je n'en avais pas les moyens. La société Cultura, très présente en France , a accepté de reprendre le flambeau et de poursuivre l’aventure avec toute l’équipe de Vivlio. C’est donc une forme de continuité. » Fin de ce chapitre personnel.
Un demi tour du monde à la voile
Guillaume est aussi un fondu de voile. Bien avant de plonger dans son aventure entrepreneuriale, il a d’ailleurs participé, en 2005, à un demi-tour du monde. « J’ai préparé ce périple familial pendant vingt ans. Cela a été, je crois, un des plus beaux moments de ma vie, avec Marie et mes trois enfants. Mais j’ai aussi découvert les effets du réchauffement climatique. »
Une catastrophe mondiale qui ne l’a pas laissé insensible. « Quand on traverse l’Atlantique, on voit que les alizés ne fonctionnent plus comme ils le faisaient pendant des milliers d’années. On voit qu’il n’y a plus de poissons dans la mer. Que dans les Caraïbes, les coraux sont tout blancs. On se rend compte de l’importance de l’eau douce. C’est une sorte d’épiphanie sur tous ces sujets-là. Je me suis dit qu’il fallait absolument s’occuper de ces sujets. C’est ce que j’essaye de faire, depuis, à mon niveau. »
Lire et sourire
Après avoir vendu les librairies, qui portent toujours son nom, en 2019, Guillaume a créé une fondation rebaptisée « Lire et sourire », dont l’objectif est de permettre l’accès à la lecture pour tous, via des partenariats, ou encore grâce à la création de boites à livres.
La culture, c’est fondamental. C’est qui nous fait vivre. Ce sont les rêves qui nous animent
Une idée qui puise sa raison d’être dans ses propres racines. « Un enfant de libraire ne sait pas la chance qu’il a. Il est entouré de livres et d’auteurs. Pour lui, c’est normal. Mais tout le monde n’a pas cette opportunité ».
Il en prend conscience en participant à des maraudes littéraires. « Lorsque l’on va distribuer des livres aux gens qui sont dans la rue, c’est important pour eux. Quand on va installer des boites à lire à Vénissieux, ou Saint-Priest, les gens participent au système. Quand on va faire la lecture en Ehpad, les gens en fin de vie sont très heureux de cela. La culture, c’est fondamental. C’est qui nous fait vivre. Ce sont les rêves qui nous animent. C’est aussi la transmission de mythes, d’histoires. »
Faciliter l'accès à la culture pour tous
Pour faire face à un grand nombre de demandes philanthropiques, sa fondation les a structurés pour permettre, à travers différents programmes, de faciliter l’accès aux livres et à la culture. « C’est destiné aux gens en grande difficulté, et à des enfants. On rencontre un énorme succès, grâce à une équipe d’une centaine de bénévoles que je remercie. C’est une grande source de satisfaction et de joie pour moi. »
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