Cœurs percés, zouaves, ancres marines, danseuses... le professeur Lacassagne lisait sur la peau des bagnards comme dans un livre ouvert. Il a précieusement reproduit ces "biographies encrées". Ses carnets de tatouages ont récemment refait surface à Lyon.
On les pensait perdus à jamais. Les sept carnets de tatouages d’Alexandre Lacassagne, médecin légiste et père de l'anthropologie criminelle, étaient précieusement préservés dans les locaux de la Faculté de médecine Lyon Est. Ces pages manuscrites renferment des détails surprenant et méticuleux sur des proscrits, expédiés au bagne à la fin du 19ᵉ siècle. Outre les tatouages de bagnards français, y figurent aussi des reproductions de tatouages de soldats.
Mine de détails et biographies encrées
La France est en pleine campagne de colonisation lorsque Lacassagne est envoyé en Algérie comme médecin militaire. C'est là qu'il commence cette surprenante collecte de tatouages.
"Il les décalque d'abord sur la peau des militaires, au Bat. d'AF. où certains sont aussi des délinquants. Puis, il a commencé à les reproduire : il les met sur du papier à dessin rigide. Avec minutie, il inscrivait l'identité du tatoué, sa date de naissance, l'endroit où il était né, dans quelles conditions était fait le tatouage, ce que ça représentait", explique Liliane Daligand, professeur de médecine légale. Femmes, emblèmes militaires, insignes professionnels, cœurs, symboles … Les dessins sont classés par thèmes. Des détails signes de la rigueur scientifique du père de la criminologie moderne.
Tatouages : technique rudimentaire
"Celui-ci, il s'est fait tatouer en Belgique, à 18 ans. Il est boulanger, il sait lire et écrire. Il s'est tatoué avec du charbon de terre pilé et délayé. 1876". Avec l'historienne Muriel Salle, Liliane Daligand découvre ces pages méconnues.
À côté de chaque croquis et en marge des éléments de biographie des tatoués, le professeur Lacassagne a également noté la matière avec laquelle était réalisé le dessin. Encre de Chine ou noir de charbon.
Quant à la technique, elle est rudimentaire, comme l'explique l'historienne Muriel Salle, maîtresse de conférences à l’Université Lyon 1. "On incise la peau à la pointe du couteau ou avec une aiguille de cactus. Ensuite, on applique les pigments qui peuvent être de l'encre de Chine, du noir de charbon ou du rouge vermillon obtenu en broyant des insectes". Sans oublier la dernière étape. "On désinfecte le tout avec les moyens du bord : généralement, on urine sur les plaies", précise l'historienne. Un ami, un compagnon d'infortune, une simple connaissance pouvait s’improviser tatoueur.
Des témoignages parlants
"Lacassagne cherche à documenter d'une manière générale des mondes interlopes, le monde de la criminalité, de la délinquance, le monde militaire", explique Muriel Salle. Ces recueils de tatouages sont aujourd'hui des sources et des témoignages précieux pour les historiens.
Lacassagne avait une thèse : il disait que le grand nombre de tatouages donnait la mesure de la criminalité du tatoué (...). À la Belle Époque, être tatoué est une pratique subversive, une pratique de marginal.
Muriel Sallehistorienne
"On sait peu de choses des classes populaires en général, et de la marge de ces classes populaires encore moins. Quand on sait quelque chose, ce sont des regards extérieurs qui sont portés sur ces populations-là. Ce ne sont pas ces populations qui s'expriment elles-mêmes", assure Muriel Salle. Avec ces carnets, "si on sait bien interpréter les symboles, ce sont les tatoués eux-mêmes qu'on peut entendre. C'est très précieux".
En hommage au Professeur Lacassagne, disparu voilà un siècle, quatre de ces carnets sont exposés jusqu'au 29 mai à la Bibliothèque Universitaire Santé Rockfeller.