Frédéric Métézeau, journaliste de la cellule d'investigation de Radio France, revient sur les rouages d'une tentaculaire affaire d'ingérence et de trafic d'influence, sur fond de soupçons de corruption. L'un des protagonistes de ce dossier est le député du Rhône, Hubert Julien-Laferrière. Explications.
Frédéric Métézeau travaille pour la cellule investigation de Radio France dans le cadre d'une vaste enquête baptisée "Story Killers". Il y a un an, elle révélait qu’un journaliste de BFMTV avait été licencié pour avoir diffusé des informations servant des intérêts étrangers. L’enquête journalistique s'est alors orientée vers une affaire de corruption. Peu à peu, des noms ont émergé, dont le lobbyiste Jean-Paul Duthion, mais aussi le député de la 2ᵉ circonscription du Rhône, Hubert Julien-Laferrière. Derrière cette affaire aux multiples ramifications, le travail de fourmi du collectif Forbidden Stories, de la cellule investigation de Radio France et de ses partenaires dont le journal Le Monde. L'enquête a été publiée ce jeudi 15 février, un an jour pour jour après les premières révélations.
Au-delà de l'affaire Rachid M'Barki, une nébuleuse
Elle a notamment permis de mettre en lumière "une nébuleuse d'influenceurs" et le rôle pivot d'un lobbyiste auto-proclamé. "Jean-Pierre Duthion était vraiment une plaque tournante". L'affaire impliquant Rachid M'Barki, ancien journaliste présentateur de BFM, ne serait donc que la partie émergée de l'iceberg. Ce dernier aurait servi de courroie de transmission. Il aurait relayé de fausses informations à l’antenne, notamment sur des oligarques russes, le Qatar, le Soudan, le Cameroun, ou encore le Sahara marocain.
"On va largement au-delà du cas de Rachid M'Barki. Avec l'ex-présentateur de BFM TV, on était au bout de la chaîne. À partir de là, on est remonté. On s'est demandé qui était le commanditaire de Rachid M'Barki, puis qui étaient les différents donneurs d'ordre de ce commanditaire. Là, on se rend compte que Jean-Pierre Duthion, le lobbyiste qui avait commandé des images à Rachid M'Barki, recevait des commandes qui venaient d'Israël, parfois du Maroc, parfois du Qatar", explique Frédéric Métézeau.
On a découvert qu'il y avait toute une galaxie, une toile d'araignée de différents influenceurs qui sollicitaient Jean-Pierre Duthion et ce dernier, à son tour, sollicitait le canal qu'il jugeait le plus approprié pour faire passer le message. Ce pouvait être soit un journaliste, soit un parlementaire.
Frédéric MétézeauJournaliste Cellule investigation Radio France
"Une sorte de tandem"
Mais quel a été précisément le rôle de Nabil Ennasri, l'un des protagonistes de cette affaire, aujourd'hui mis en examen et incarcéré ? Le politologue est entré en contact à partir de 2020 avec le parlementaire du Rhône, Hubert Julien-Laferrière, par l'entremise de Jean-Pierre Duthion. Il est soupçonné d'avoir rémunéré le parlementaire. "D'après nos informations, Nabil Ennasri était en relation directe avec des autorités qataries. Ce pouvait être un procureur général du Qatar, une ambassade du Qatar. En lien direct avec le Qatar, il sollicitait Jean-Pierre Duthion qui avait des liens directs avec des journalistes ou des élus. Ils formaient une sorte de tandem", résume le journaliste.
En termes d’influence, le poids du Qatar n'est pas une nouveauté, selon Frédéric Métézeau. "Il y a un soft power (*) du Qatar très détaillé et ça descend même dans des opérations d'influence à petit niveau, mais qui ne sont pas négligeables. Je pense par exemple à l'activation d'un parlementaire, qui va poser des questions au gouvernement avec des éléments de langage du Qatar", indique le journaliste.
(*) Capacité d'un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur.
Un député sous influence ?
Le nom du parlementaire du Rhône Hubert Julien-Laferrière était déjà apparu il y a plusieurs mois dans d'autres médias comme Libération, Médiapart ou Le Monde : "nous n'avons pas été les premiers à repérer Hubert Julien-Laferrière dans toutes ces ramifications. Pendant un an, nous avons eu accès à des documents qui nous ont permis de préciser le rôle du député Hubert Julien-Laferrière. Il y a aussi eu tout un travail en sources ouvertes", précise le journaliste.
La cellule d'investigation s'est attachée à l'examen des prises de position du député, ses questions écrites ou orales. "Il prenait souvent position sur les questions internationales relatives aux Droits de l'Homme. Par exemple, il a pris position contre la nomination d'un général des Émirats Arabes Unis à la tête d'Interpol. (L'organisation est installée à Lyon, terre d'élection du député). Il expliquait que cet homme avait un passé très trouble par rapport aux Droits de l'Homme et qu'il n'était pas la personne idéale pour diriger Interpol", indique Frédéric Métézeau. "Quand on remonte le fil, on se rend compte que cette question du général Émirati a été soufflée, téléguidée, sollicitée par Jean-Pierre Duthion. C'est là qu'on entre dans une opération de lobbying".
Dans une interview qu'il nous avait accordé, Jean-Pierre Duthion se vantait d'être un lobbyiste. Il dit : je n'ai pas d'idéologie, je n'ai pas d'éthique, je suis un lobbyiste, mon rôle c'est de faire passer des messages.
Frédéric MétézaeuJournaliste, cellule investigation Radio France
Et le journaliste enchaîne les exemples. Promotion d'une cryptomonnaie africaine douteuse par le parlementaire du Rhône, "on a découvert que c'est Jean-Pierre Duthion qui lui avait soufflé d'en faire la promotion". Autre exemple : une prise de parole du député devant l'Assemblée nationale pour critiquer la politique du Bénin, alors que le président Macron doit s'y rendre. "C'est encore Jean-Pierre Duthion qui lui aurait suggéré cette question. Non pas via Nabil Ennasri mais via une lobbyiste marocaine. On est vraiment dans une nébuleuse d'influenceurs qui sollicitent Jean-Pierre Duthion. Ce dernier ensuite transmet le message au député Hubert Julien-Laferrière", explique le journaliste.
L'argent du Qatar ?
Y a-t-il eu une contrepartie financière ? C'est ce qu'avance la cellule d'investigation dans son enquête. "Pendant une période d'un an, selon nos informations, le député Hubert Julien-Laferrière aurait été payé 5000 euros mensuellement d'un argent venu du Qatar. On n'est plus dans une prise de position politique ou géopolitique. Il y a de très forts soupçons de rémunération et donc d'implication dans une entreprise d'influence ou d'ingérence d'une puissance étrangère", indique Frédéric Métézeau.
L'enquête journalistique est encore loin d'être terminée, selon le journaliste. Une instruction judiciaire est également en cours. Rachid M'Barki, Jean-Pierre Duthion et Nabil Ennasri ont été mis en examen. Ce dernier est en détention provisoire. Le député du Rhône a quitté ce jeudi 15 février le groupe écologiste à l'Assemblée, "afin de préserver la sérénité du travail parlementaire de ses collègues", indique-t-il dans un communiqué. Il n'a ni été mis en examen, ni entendu par la justice.