De nombreuses erreurs ou falsifications dans les publications, un manque de rigueur dans les études scientifiques, des traitements autorisés trop vite et qui se révèlent inefficaces… Le monde scientifique s’interroge sur la direction que prend la recherche et sur la trop grosse influence des grandes industries pharmaceutiques et des politiques. Des thèmes abordés pendant 4 jours lors d’un colloque international à Split en Croatie.
« Science, Power and Responsability », c’est le titre de ce congrès où se sont réunis des chercheurs du monde entier (en présentiel et en visioconférence) pour débattre sur l’état de la science. Le constat est inquiétant. Le dernier scandale touchant les recherches falsifiées sur la maladie d’Alzheimer a d’ailleurs alimenté les premières réunions. Témoignages de deux éminents scientifiques.
Alzheimer : beaucoup d’argent et des années de recherche dans une mauvaise direction
« Les plaques amyloïdes ne sont pas LA cause de la maladie d’Alzheimer ! » assène le Pr Bhargava.
C’était pourtant ce qu’affirmait une étude publiée en 2006 dans la revue « Nature ». Cette étude, citée en référence des milliers de fois, a servi de base pour de nombreuses autres recherches. Elle est aujourd’hui entachée de manipulation. Une révélation faite en juillet dernier dans la revue « Science » qui ébranle le monde scientifique.
« Depuis 2006 - ajoute le Pr Bhargava, sur la base de ces données falsifiées - la NIH (l’Institut de la Santé Américaine) a versé plus d’un milliard de dollars pour que les chercheurs se concentrent sur cette protéine bêta-amyloïde et comment bloquer la formation des plaques. Pendant 15 ans, de nombreuses équipes se sont entêtées sur cette voie ; des molécules ont en été découvertes, elles agissaient effectivement sur cette protéine, mais ne donnaient pas d’amélioration, ni sur la cognition, ni sur le prolongement de la vie des patients. Pourtant, l’an dernier, un premier médicament contre la maladie d’Alzheimer - l’Aducanumab - a été approuvé par la FDA (L’agence américaine du médicament). Un agrément, malgré l’avis défavorable du comité scientifique qui avait examiné les données, et qui précisait qu’il n’y avait pas de preuve concluante. La FDA a tout de même agréé ce médicament. Mais au final, il ne donne pas d’effets positifs significatifs. »
FL : Des recherches falsifiées, un médicament inefficace… Comment en est-on arrivé là ?
« Les facteurs sont sans doute multiples… En ce qui concerne la manipulation des données par le chercheur, je pense qu’il pensait sincèrement que son observation sur la protéine bêta-amyloïde était la cause de la maladie… Et comme il avait « une histoire », et que son équipe voulait vite publier, il a fait en sorte que les images collent à cette histoire, sans faire preuve d’assez de rigueur… Après, quand votre article est cité autant de fois, tout s’emballe : vous êtes invité à en parler dans des réunions dans le monde entier, vous êtes nommé dans une université prestigieuse, on vous donne beaucoup d’argent pour poursuivre vos recherches… Et quand vous vous apercevez que des choses ne collent pas, que ça n’avance pas comme ça devrait, tous les membres de l’équipe se persuadent qu’à un moment ou un autre, ça va marcher ; ils trouvent une explication à tous les échecs, car tout cet argent et ce temps ne peuvent pas avoir été investis pour rien… Quant à l’agrément donné par la FDA, vous savez, avec la période Covid, tout s’est subitement accéléré : les vaccins contre le Covid-19 ont été approuvés en un temps record, et comme cela faisait des années que la recherche Alzheimer piétinait, la FDA était peut-être sous pression pour « sortir » rapidement un médicament et redonner de l’espoir… »
« En science, plus on va vite, plus le taux d’erreur augmente ! » Pr Radman
Le professeur Radman, adepte de la « slow-science », regrette cette accélération des procédures.
« Aujourd’hui, on est entré dans une sorte de course à la publication ! Il faut publier vite, pour déposer des brevets avant les autres. Forcément, on fait moins de vérifications et c’est inévitable : plus on va vite, plus le risque de faire des erreurs augmente ! Je suis choqué de la vitesse avec laquelle on donne le feu vert à un traitement… On en a eu la preuve lors de l’intervention en visioconférence du Professeur Kaplan (Robert M. Kaplan, PhD Université de Stanford, directeur associé NIH). Il nous a démontré ce renversement de tendance : entre 2017 et 2021, le nombre d’agréments de médicaments par la FDA a considérablement augmenté, alors que dans le même temps, le nombre d’études qui servent à vérifier la qualité de ces futurs médicaments s’est drastiquement réduit : C’est effarant ! On s’expose à des médicaments qui pourraient avoir de gros effets secondaires ! Ces choses-là demandent un temps de maturation et des contrôles en essais clinique beaucoup plus longs. »
La pression des industries pharmaceutiques est beaucoup trop forte
« Ce n’est pas nouveau », précise le Pr Radman. « Cela fait plus de 20 ans que les scientifiques dénoncent cette pression des industriels. Au début des années 2000 cette pression a d’ailleurs été la cause de démissions en cascade à la direction du « New England Journal of Medecine », sans doute le journal le plus influent dans le monde des sciences biologiques. La directrice de l’époque a même écrit un livre là-dessus (« la vérité sur les compagnies pharmaceutiques – Marcia Angell » ndr). Ces dernières années, jamais le pouvoir, qu’il soit financier ou politique, n’a été autant utilisé pour contaminer la recherche académique libre, au profit du bénéfice des industriels ! »
Les biomarqueurs : belle découverte, mauvaise utilisation
« Un autre exemple, celui des biomarqueurs ! Et je tiens à m’exposer même si je me fais des ennemis ! s’énerve le Pr Radman. « Aujourd’hui, il suffit de déclarer qu’on a trouvé un nouveau biomarqueur et on vous donne de l’argent… Le biomarqueur, c’est un signal biologique qui informe d’une pathologie : par exemple dans le sang, soit on a trop, ou pas assez d’une molécule, par rapport à un individu sain. Et bien quand on trouve un de ces biomarqueurs, d’énormes quantités d’argent sont utilisées pour cibler ces molécules… et on trouve des médicaments très chers pour, soit faire baisser ce signal biologique, soit le booster s’il est trop bas, dans le but annoncé de guérir le patient ! C’est totalement faux ! L’utilisation de ces médicaments est dans la plupart des cas stupide, car on va juste artificiellement maintenir le bon niveau de ce biomarqueur sans pouvoir soigner la cause de la pathologie. Au mieux, on va rallonger la durée de vie d’un patient -et parfois ses souffrances- de quelques mois grâce à un traitement qui coute 100 000 euros par an… C’est d’une naïveté qui devrait être punissable lorsqu’il s’agit d’un scientifique ! C’est un problème moral et de l’argent mal placé dans la recherche. »
Promesses et déceptions
« Aujourd’hui, ajoute le Pr Bhargava, les gens pensent qu’avec « la science », on peut tout guérir avec une pilule… Même si on ne fait pas attention à sa propre santé et qu’à cause de mauvaises habitudes, on tombe malade, peu importe ! On prend une pilule et on est guéri ! Peut-être est-ce à cause des politiques qui, par exemple, affirment depuis des années qu’on va « mettre fin au cancer »… C’était une promesse de Joe Biden, alors vice-président en 2016 : un plan d’action américain avait prévu qu’on aurait atteint cet objectif en 5 ans… Nous sommes en 2022 : il y a eu des progrès en terme de rémission de certains cancers, mais on n’a certainement pas guéri tous les cancers… Au contraire, il semble y en avoir de plus en plus ! Je pense que cette surenchère de promesses, cette vente excessive de la science est aussi un énorme problème. »
FL : Certains scientifiques estiment que vous êtes trop alarmiste… que la triche a toujours existé dans les publications, mais que c’est extrêmement minoritaire, et que la science avance vite
« Je ne le crois pas », réagit le Pr Radman. « Pour moi, les plus grandes découvertes ont été faites entre la fin du 19e siècle et la moitié du 20e… Une époque où l’on découvrait beaucoup, avec très peu de chercheurs et très peu d’argent. Aujourd’hui, malgré les sommes colossales investies, et les millions de scientifiques, les résultats sont moins importants pour la santé humaine. Si on compare la recherche à une voiture, alors pour moi, elle roule beaucoup trop vite en prenant d’énormes risques. Oui, je suis de ceux qui pensent qu’il faut appuyer sur le frein… Et, je le répète, il faut arrêter de suivre des directions pointées par l’industrie, la finance ou les politiques ! Laissez la liberté au scientifique d’emprunter le chemin qu’il veut suivre, de chercher d’abord pour la connaissance… Je suis persuadé que c’est là que se trouvent les découvertes les plus inattendues et les plus révolutionnaires. »