La Vallée Etroite, ou Valle Stretta, est une vallée alpine d'une dizaine de kilomètres de long aux multiples richesses naturelles : géologique, faunistique et florale. Située près de Bardonecchia, en Italie, et à un peu plus d'une demi-heure de route de la première commune française, ce lieu méconnu est devenu un enjeu entre les deux pays.
"Quand j'emmène des clients italiens dans cette vallée, je leur dis toujours : rassurez-vous, ici on est en France mais les marmottes parlent l'italien !" Piero Bertotto, est guide de montagne depuis 25 ans à Bardonecchia, une petite commune du Piémont. Bien qu'il y emmène chaque été des dizaines de randonneurs, il n'en revient toujours pas de la singularité de cette "Valle Stretta", comme lui et ses compatriotes continuent de l'appeler.
Cette vallée est une originalité franco-italienne. Sa partie supérieure dépend de la commune de Névache (Hautes-Alpes). La partie inférieure, elle, est rattachée au territoire de Bardonnecchia (Piémont). L'ensemble fait le bonheur des locaux et des randonneurs.
"C'est vraiment l'une des plus belles vallées que l'on ait à faire visiter. Même si elle se nomme vallée étroite, c'est l'une des plus larges que l'on ait dans le coin. Elle a de grandes prairies, de belles parois. Entre nous, on la compare même aux Dolomites. Mais en plus belle encore", poursuit le guide italien dans un grand sourire.
Berceau de l'escalade de compétition
Piero Bertotto évoque ce lieu avec une pointe d'humour, doublée d'un zeste de chauvinisme. Cette vallée Stretta, devenue Vallée Etroite française qu'en 1947, est réputée dans le monde des randonneurs transalpins.
"C'est la zone la plus à l'ouest de toute la péninsule italienne, entourée à 270 degrés par la France", explique Alberto Borello, lui aussi guide de montagne et grand habitué de la petite vallée. "Ce qui n'a jamais empêché les Turinois d'en faire depuis toujours, l'une de leurs destinations de randonnée favorites. Elle est facilement accessible par la route ou même le train, à partir de Bardonecchia."
France, ou pas, c'est par exemple ici, sur la fameuse "parete dei Militi", ("paroi des militaires", en français) qu'est née en 1985, une des premières compétitions d'escalade de niveau international.
"Avant cette date, des compétitions internationales avaient déjà été organisées. En France notamment, pour faire participer des athlètes à des compétitions sur le modèle soviétique. Un modèle très compliqué, que l'on a commencé de simplifier lors des premières compétitions sur cette paroi. En conservant seulement deux épreuves : difficulté et vitesse", explique Alberto Borello.
Cette "paroi des militaires" n'avait toutefois pas attendu ces premières compétitions pour entrer dans la légende. Dans les décennies précédentes, des célébrités de l'alpinisme, comme Walter Bonatti, Guido Gervasutti, ou Yannick Seigneur y avaient déjà ouvert des voies, cotées du 4 au 8a.
Italienne jusqu'en 1947
Mais avant de devenir un "spot" d'escalade, la vallée étroite est d'abord un sillon alpin aux richesses naturelles innombrables. Ces richesses sont d'ordre géologique avec ses parois calcaires et la présence de minéraux comme l'onyx. Mais aussi faunistique avec les présences d'hermines, de lagopèdes alpins, de bouquetins... Ou encore florale, avec le pin mugo, le dracocéphale d'Autriche, le sabot de Vénus. Rien d'étonnant à ce que cette vallée soit classée zone "Natura 2000".
En 1947, après la Seconde Guerre mondiale, le statut de ce bijou naturel pose question : "Dans les échanges diplomatiques de l'immédiat après-guerre entre nos deux pays, le cas de la vallée étroite est vraiment singulier", raconte Alberto Turinetti di Priero, un historien turinois, spécialiste des combats entre Français et Italiens lors du second conflit mondial.
"Le président du conseil italien de l'époque, Alcide De Gasperi, était très préoccupé du fait que les Français revendiquaient au sud des Alpes : le passage de La Brigue et Tende, le col du Mont Cenis et surtout de son barrage hydroélectrique, indispensable aux industries du nord de l'Italie. Alors, à un certain moment de la négociation, De Gasperi a dit aux négociateurs français : 'donnez-nous l'électricité du barrage, et en échange prenez la Vallée Étroite et le versant italien du Mont Chaberton'."
Ces frontières, ce sont les diplomates et les militaires qui les ont dessinées, pas les gens qui y vivent.
Mauro Carena, président de l'Union de montagne de la Haute-Vallée de Suse.
Mal vécu pendant les décennies qui suivirent ces tractations, le passage sous pavillon français d'un certain nombre de territoires frontaliers a bien failli provoquer la fin du seul hameau de la vallée étroite.
Longtemps éloignée des premières communes françaises, cette vallée a dû attendre l'avènement du tourisme de masse pour retrouver son éclat. Au début des années 70, l'un des refuges ("I Re Magi"), était reconstruit par un propriétaire privé italien, alors que l'autre ("Terzo alpini") était restitué pour un franc symbolique à son propriétaire originel : le Club alpin italien de Turin (CAI).
Une issue heureuse qui n'a pas forcément été partagée dans tous les autres territoires ayant changé de nationalité. Au Mont Cenis, par exemple, le passage de l'ensemble du plateau et du lac sous pavillon français a pénalisé et continue de pénaliser l'économie du petit village de Moncenisio, dans le Piémont.
"Après la guerre, nos pâturages, nos réserves de chasse, le barrage... Tout est passé sous contrôle français", explique Mauro Carena, le maire de Moncenisio et président de l'Union de montagne de la Haute-Vallée de Suse qui fédère les communes frontalières avec la France. "On ne va pas refaire l'histoire, c'est entendu. Mais pourquoi continuer de laisser fermer le col du Mont Cenis en hiver ? C'est oublier un peu vite qu'en été, sept touristes sur huit qui montent au col sont italiens. Comme à l'époque où il battait pavillon vert, blanc et rouge." Malgré les frontières et les changements de saison, la singularité de cette vallée reste, elle, intacte.