Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée et évoque des souvenirs de tournages.
C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses.
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C’est un long chemin… Et si la pente la plus raide semble devoir s’adoucir après le 11 mai, il semble maintenant acquis que nous ne reviendrons pas d’un jour à l’autre à notre vie d’avant. Déjà, je ne sais pas si tout recommencer de la même façon serait souhaitable, mais quand bien même : il nous reste encore des kilomètres à parcourir, sur une très longue durée, pendant laquelle nos modes de vie seront bouleversés comme jamais ils ne l’ont été en temps de paix. Et si nous semblons tous faire la route avec les mêmes règles et au même rythme, il est un chemin que certains empruntent parallèlement, en solitaire, et ce chemin-là est sans doute l’un des seuls qui pourra permettre un véritable « déconfinement », au moins intérieur. Je vais vous raconter une des plus belles expériences de tournage et peut-être que, pour vous aussi, cette histoire aura une résonance particulière en ces temps difficiles, en ces lendemains incertains.
Ayant eu la chance de voyager dans de nombreux pays pour les tournages de documentaires ou d’émissions par le passé, j’ai pu voir des paysages grandioses, des cultures fascinantes, des climats redoutables et des gens extraordinaires. Et je ne regrette rien. Pourtant… Le plus beau tournage que j’ai fait pour Chroniques d’en Haut, le plus intense, a débuté chez nous, au Puy-en-Velay. J’avais longtemps hésité à faire une série d’émissions sur le Chemin de Compostelle, n’ayant, je le confesse, que peu d’appétence – pour ne pas dire une totale défiance – vis-à-vis des religions. Et pourtant…
(…) Aujourd’hui encore cette émotion est intacte…
Pourtant, c’est sur cette route que j’ai découvert les choses les plus intimes et les plus profondes, les plus simples aussi, cachées juste devant nos yeux, comme quelque chose de tellement énorme qu’on ne le voit même plus. Car passé les premières étapes, encore proches des villes, c’est sur le plateau d’Aubrac que le chemin m’a envahi, submergé et il ne m’a plus jamais lâché. Aujourd’hui encore, cette émotion est intacte et je m’étais dit qu’un jour ce que j’ai compris là-bas me servirait à quelque chose. Et peut-être que ce moment est venu.
Bien entendu, les contraintes techniques et logistiques inhérentes à un tournage d’émission rendent la solitude difficile et la marche fractionnée, par petites touches, par épisodes, bien loin du long chemin que font les véritables pèlerins sur des semaines ou des mois. Mais j’ai cette chance d’être une véritable éponge et d’avoir ressenti au travers de mes rencontres avec la nature ou les marcheurs, à travers cette courte expérience, ce que le chemin pouvait apporter à ceux qui le suivent. Je ne peux pas dire que j’ai fait Compostelle, mais j’ai rencontré ceux qui le font et la nature qui les entoure. Je me suis nourri de leurs mots et de leurs silences.
Sur ce chemin on croise l’humanité…
D’abord, ceux qui entament le Chemin, le « Camino », ne sont pas, comme on le pense souvent, seulement des croyants. Ni des dépressifs, ni des marginaux, et pas vraiment de simples randonneurs non plus. Il y a un peu de tout cela oui, mais ça n’est pas la première chose qui frappe. Ce qui est étonnant, c’est que tout le monde se croise sur ce chemin. La marche ne nécessitant qu’une paire de chaussures et beaucoup de volonté, il n’y a pas vraiment de différence entre les pèlerins, appelons-les comme ça, bien que cette expression religieuse ne soit pas, à elle seule, représentative de l’esprit du chemin. J’ai croisé des chefs d’entreprise, des retraités, des ouvriers, des profs, d’ex-taulards, des jeunes, des riches, des pauvres, des taiseux, des joyeux, quelques cons et des gens formidables. En fait, sur ce chemin, on croise l’humanité.
…Et rien que l’humanité. Aucune bagnole plus grosse que la vôtre, des sacs à dos qui ont toujours le même volume, c'est-à-dire celui qui permet de porter le nécessaire, et seulement le nécessaire - faute de quoi le dos rappelle très vite le sens de ce mot - une paire de pompes dont l’usure permet de savoir où l’on se trouve, encore vaillantes au Puy, mais déjà bien entamées à la sortie du Massif Central, une gourde, un bout de pain et un morceau de fromage. Mais personne ici ne trimballe son identité sociale comme un étendard : un patron est tout aussi trempé après un orage qu’un ouvrier, et sera tout aussi heureux de partager une simple soupe le soir venu que n’importe quel autre affamé. Ici, la pluie mouille tout le monde. La marche, c’est l’expression même de l’humanité et ce fut longtemps le seul moyen de déplacement de notre espèce : un truc vraiment utile, car avec deux jambes et beaucoup de temps, les humains ont peuplé tous les continents.
Donc, le premier enseignement de Compostelle, c’est que chaque personne a le même poids à porter, les mêmes jambes et la même fringale quand vient le soir. L’or ne ferait qu’alourdir le sac et ne se mange pas.
Mais le sac n’est pas la seule chose que certains pèlerins emportent avec eux. Il est des fardeaux qui n’ont aucun poids, mais qui pèsent si lourd. J’ai rencontré beaucoup d’histoires qui s’entrechoquent, des destins brisés, des vies cassées, la leur, ou celle de leurs proches. Car oui, Compostelle est aussi pour beaucoup un nouveau départ après un drame, une maladie, un échec, une séparation. Et ce chemin peut aussi se faire pour quelqu’un d’autre… C’est dire combien d’histoires humaines hantent cette route depuis plus de mille ans, avec la bienveillance de l’espoir porté par les pèlerins. Combien de cairns - ces amas de pierres bâtis par les marcheurs - combien de croix abritent des messages aussi simples qu’émouvants, pleins d’espoir, parfois d’une bouleversante naïveté, mais qui m’ont tiré les larmes lorsque je les ai lus ? Combien de prières pour une maman malade, un être cher disparu, un enfant parti trop tôt… Ne croyez pas que cela soit triste. Je n’ai croisé que des sourires sur le chemin. Que des sourires, et de l’espoir.
Et puis il y a tous les autres, les plus nombreux, qui ne sont ni croyants ni en recherche de résilience après un drame, mais seulement des gens qui font une pause, une parenthèse de déconnexion, histoire de se retourner, de se demander où ils sont, et vers quoi ils vont. Et c’est peut-être ceux-là qui me sont les plus proches, ayant expérimenté ces conditions de déconnexion lors d’un trek dans les montagnes du Ladakh, puis étant revenu bouleversé – mais pas encore assez, je l’avoue - pour changer de vie et perdre mes mauvaises habitudes.
L’Aubrac, donc… Faire le vide, ce n’est pas rien.
L’Aubrac, donc…
Cette étendue de hauts plateaux aux confins du Massif Central est l’endroit où je me suis senti le plus loin. Le paysage est médiéval, les villages rares, les maisons sombres aussi rudes que les vents d’hiver et les chemins, entourés par des murs de pierre qui n’ont pas bougé depuis le Moyen Âge, ramènent immédiatement à cette condition d’itinérance. Pas un pylône électrique, pas d’autoroute ni même de nationale : ici, rien ne rappelle le monde dans lequel nous vivons. A moins qu’il ne s’agisse, justement, de notre monde, celui que l’on a oublié mais qui constitue nos racines communes et séculaires.
Ici, le rythme des pas n’a rien en commun avec un jogging, ni même avec une balade. On marche pour aller à un endroit que l’on quittera dès le lendemain pour un autre, et ainsi de suite, jusqu’aux confins de la Galice au Cap Fisterra, en Espagne. On muscle sa capacité à ressentir, à réfléchir, à méditer et tant mieux si on perd aussi des kilos. Mais ce chemin n’a pas d’autre objectif que lui-même. Ou plutôt si : un objectif très lointain, tellement lointain - la ville de Compostelle - qu’y penser ne ferait que décourager les plus volontaires. Non, sur ce chemin, on marche pour aller dormir ailleurs. Et demain, on recommencera. Et c’est tout. Comprenez : et c’est TOUT ce qu’il nous faut pour respirer, être attentif au moindre détail, aux moindres senteurs, à la terre humide après une averse, au son des cloches qui annoncent la fin de l’étape. Se vider la tête avant de la remplir d’autres choses, c’est comme faire un reset sur une de nos cochonneries numériques. On efface le superflu pour pouvoir inscrire de nouvelles données qu’on espère plus utiles que les précédentes, parce que le disque dur est plein de merde, et ça finit par nous faire tourner en boucle. En fait : c’est vider la poubelle, mais dans la tête. Et la marche, au rythme d’un long chemin, est un des moyens, sans doute le meilleur, pour se vider l’esprit de toute considération inutile. Drôle d’expression pour parler de quelque chose d’aussi essentiel ! Vider n’est pourtant pas un mot très glorieux… Je suis vidé, mon compte en banque est vide, un vide intersidéral : tous ces mots qui parlent du vide pour exprimer le rien. C’est tout le contraire lorsqu’il s’agit de vider le superflu. Faire le vide, ça n’est pas rien.
L’Aubrac, encore…
C’est donc l’esprit disponible, sur ces plateaux d’Aubrac, que j’ai eu mes plus étranges émotions, occupé à observer l’incroyable travail d’une araignée en train de faire sa toile, mise en valeur par la rosée du matin. Pardon d’y revenir, mais avec cent mille soucis dans la tête, on a tous autre chose à faire qu’à se demander si ses huit yeux lui servent à quelque chose lorsqu’elle fait sa toile. Et, pour la première fois : ni l’envie de l’écraser, ni de répulsion phobique. Juste cette question qui reste en suspens : qu’avait donc fumé le Bon Dieu pour créer une bestiole avec huit pattes, huit yeux, et qui crache de la soie avec son cul ? Au-delà de ces considérations entomologistes, le chemin laisse le temps de s’étonner sur tout, sans aucune limite, ni de temps, ni d’espace. Un bourgeon qui annonce la renaissance, une vache Aubrac qui regarde paisiblement passer les pèlerins à défaut de pouvoir regarder les trains, absents de cette campagne millénaire comme tout autre signe de civilisation. Et c’est une richesse plus précieuse qu’une montre suisse. Car l’heure, sur ce chemin, n’a de valeur que lorsque le jour tombe. Seule, la nuit empêche d’avancer. Et la nuit retrouve sa fonction première : dormir, et se reposer pour mieux repartir demain.
La suite de ce récit, à suivre…