Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée et porte un regard décalé sur l’actualité.
C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses.
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Comme je l’ai déjà écrit, cette longue période d’isolement forcé conduit à s’interroger sur le chemin parcouru, et sans doute celui qui reste à faire, au niveau personnel, mais aussi professionnel. Voilà maintenant trente ans que je fais ce métier dont l’essence est, pour moi, de transmettre les émotions ressenties lors des rencontres et des découvertes que j’ai pu faire à chaque tournage. Et chacune de ces rencontres m’a apporté quelque chose.
En ces temps de confinement, pour certains de solitude, et pour beaucoup, de questionnement sur le sens de la vie : le souvenir d’une de mes premières rencontres m’est revenu. L’un des tout premiers reportages faits pour France 3, mais qui, en ce moment, résonne différemment. Le fameux Jean, une sorte d’extra-terrestre pour moi à l’époque, n’avait-il pas sa part de vérité ? Je vous laisse en juger. Retour en 1993, quelque part en haute Ardèche, pour le récit d’une rencontre du troisième type…
On m'avait expliqué qu'il avait l'eau courante et, en effet, une source coulait été comme hiver à quelques mètres de sa maison.
Il faisait particulièrement froid ce jour-là. Les hauts plateaux ardéchois étaient recouverts d'une neige fine mais tenace. Le Jean habitait à 25 kilomètres du village de Rochepaul, c’est-à-dire au bout du bout du monde. Il y a bien longtemps, EDF avait tenté d'amener l'électricité jusqu'ici. Mais depuis, les pylônes étaient restés plantés dans le paysage comme autant d'arbres déplumés résistant miraculeusement au blizzard. Et sans le moindre fil. Le Jean n'avait pas l'électricité, car à l’époque les panneaux photovoltaïques étaient encore dans les magazines de technologie futuriste. On m'avait expliqué qu'il avait l'eau courante et, en effet, une source coulait été comme hiver à quelques mètres de sa maison. C'est un gars du pays qui m'avait donné le contact. J'étais en mal d'authenticité, et la perspective d'un reportage en haute campagne (l'équivalent de la haute mer, mais en zone rurale) me motivait particulièrement.
Notre vieille 505 parfumée au tabac froid - et oui, à l’époque on pouvait cloper dans une voiture de reportage - grimpa sans hésiter le chemin de terre gelée qui nous menait au but. Voilà au moins une qualité qu'il eût été injuste de reprocher à notre fidèle péniche sur roues : elle passait partout malgré sa silhouette lourde. Le Jean nous attendait devant sa porte. A moins que cette place ne fût celle de son quotidien, celle des grands et des petits jours. Celle des lundis, des mardis, de l'hiver, de l’été... Il semblait inscrit dans le paysage comme le vieux chêne qui lui offrait un peu d'ombre pendant les chaudes journées. Il ne bougeait pas. Pendant deux secondes, j'ai bien cru qu'il était mort de froid. Mais non.
Son univers se limitait aux allées et venues entre son banc, à l'extérieur, sa cuisine, à l’intérieur, et un vieux lit disposé contre le mur de planches qui séparait la demeure de l'écurie où vivotaient deux cochons, dont le premier semblait ne pas devoir passer l'hiver. J'eus bien du mal à lui expliquer le but de notre visite, encore plus à m’assurer qu'il avait bien compris qui nous étions ? Vu qu’il n’avait pas la télé, et que je doutais même qu’il en connût l’existence. Le Jean ne parlait pas beaucoup, et quand il parlait, c'était pour dire oui, ou non. Côté interview, c’était pas gagné.
Il n'avait pas l'électricité, et ça ne lui manquait pas plus qu'une contrebasse.
Mais côté images, on aurait tout ce qu'il faut. Gérald, l'électro de ma fine équipe installait ses batteries et ses projecteurs. J'observais le Jean, et je me demandais vraiment si nous pourrions parler le même langage, s'il avait l'ombre d'une idée de ce que nous attendions de lui. Des idées, il n'en manquait pas, pour organiser sa vie d'un autre âge en plein désert ardéchois. Les vieilles bouteilles de vin servaient de chandeliers, un bac rempli d'eau devait remplacer l'évier, le lavabo, et la marmite en temps utile. Assis devant une grossière table de bois brut, le regard fuyant, il jouait avec un canif comme un gamin pris sur le vif qui s'attend à être réprimandé. Mon cadreur filmait les détails de l'antre, jouait avec la lumière qui glissait sur les toiles d'araignée, dans l'atmosphère tendue qui caractérise les rencontres impossibles entre des personnes qui ne se comprennent pas. Le Jean n'avait toujours pas dit un mot. J'essayais d'engager la conversation. J'étais mal à l'aise. Ce type ne voyait jamais personne, le facteur lui portait du courrier une fois ou deux par mois, et nous étions là, prêts à livrer à des milliers de téléspectateurs l'essentiel d'une vie discrète et d’une magnifique simplicité, qui n'a jamais dérangé personne.
Peu à peu, le Jean se dérida. Je devais faire les questions et les réponses, mais je finis par en savoir plus sur sa vie : c’est-à-dire rien. Il n'y avait rien d'étonnant dans sa vie. Il n'avait pas l'électricité, et ça ne lui manquait pas plus qu'une contrebasse. L'eau était puisée à la source, son champ de patates lui fournissait à manger, le cochon de l'an dernier finissait de sécher dans la grange et la forêt lui permettait de trouver du bois pour se chauffer. Le Jean n'avait besoin de rien d'autre. Pas même de parler.
J'ai souvent rencontré des personnages comme le Jean au cours de mes reportages. Mais je ne m'étais jamais senti aussi loin, aussi perdu que ce jour-là. Il n'y avait plus d'époque, plus de repères dans la vie de cet ermite qui s'ignorait en tant que tel. Pour lui, la vie, c'était le banc lorsqu'il faisait beau, la cheminée lorsqu'il faisait froid. Et puis c'est tout. Dans cette vie sans histoire, il avait vu débarquer quatre extra-terrestres, avec des fils, des caméras et des lumières, des questions idiotes et un micro déguisé en manche à balai qu'on lui avait tendu sous le nez à chaque fois qu'il voulait bien répondre. Qui d'entre nous était le plus étrange ?
Lorsque j'ai quitté le Jean, il souriait. Il y avait de quoi. Un jour, à je ne sais qui peut-être, il pourra raconter que quatre types sont venus jusqu'ici en voiture pour s'entendre expliquer comment on se chauffe avec du bois.
A suivre...