"Benoit mon fils : ni fugueur, ni mort mais disparu pour 10 ans ?"

Benoit Lagrée, un Rennais, a disparu en Martinique le 30 novembre alors qu'il s'entraînait pour un trail. Sa mère nous livre son sentiment sur "le statut de disparu" de son fils.
Retrouvez en fin d'article, la vidéo de Jacqueline Lagrée dans notre JT de 19h France 3 Bretagne ce mardi 4 février.

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« IL Y A LES VIVANTS, LES MORTS ET CEUX QUI SONT SUR LA MER… »
 
Ce vieux proverbe grec exprime bien la zone indécise et grise qui, pour les Anciens, caractérisait le sort des marins que l’on voyait partir mais dont on ne savait si, ni quand, ils reviendraient. Ulysse en est le cas exemplaire. A l’image de Pénélope et de Télémaque, j’ai envie de dire « il y a les vivants, les morts et le disparu de la forêt d’Absalon… ». Mon fils cadet, Benoit, a disparu dans cette forêt martiniquaise le 30 novembre 2013 et tous les efforts pour le retrouver sont jusqu’ici demeurés vains.

Ces efforts n’ont pourtant pas manqué :
recherches officielles menées par les forces de police (gendarmes, policiers, pompiers, chasseurs alpins) du 2 au 13 décembre 2013,
• relais pris du 14 au 17 décembre 2013 par une équipe américaine de sauveteurs spécialisés dans les recherches en milieu périlleux (Search&Rescue Team), financée sur des fonds privés, grâce à un exceptionnel élan de solidarité relayé par Facebook,
• mobilisation de nombreux bénévoles sur place, de clubs locaux de randonneurs et canyoneurs (Bureau de la Randonnée de Martinique, clubs Manikou, Tchimbé Raid, Aventures & Canyon et association An Kanion La Madinina) qui ont accompagné les secours privés et organisé une battue avec 80 personnes le 5 janvier 2014,
• puis du 23 au 27 janvier 2014 une nouvelle équipe cynophile privée formée d’un membre de l’équipe SAR Team et d’un chien questeur venu de Floride avec sa maîtresse,
• et enfin reprise de recherches officielles avec chiens questeurs du GNIC (groupe national d’investigation cynophile de la gendarmerie) prévue à partir du  3 février 2014 sur requête du juge d’instruction chargé de l’enquête. 

En dépit du très mince espoir qui demeure de découvrir le corps de Benoit et donc de pouvoir le déclarer juridiquement décédé, la situation actuelle est très compliquée : Benoit a disparu mais il n’est pas encore considéré comme mort ; en même temps, il n’est plus là, il n’a pas repris son travail et donc le dernier salaire versé est celui de décembre. Pour sa famille, pour ses amis, pour son entreprise, il nous faut donc désormais le considérer comme défunt mais cela ne vaut pas pour les institutions financières : le remboursement de son prêt immobilier court toujours et l’assurance souscrite ne fonctionne pas ; sa succession ne peut être ouverte et l’assurance vie qui pourrait servir à payer les impôts ne peut être utilisée. Son compte bancaire fonctionne toujours pour les engagements souscrits mais on ne saurait s’en servir.
Cette situation financière, difficile dans notre cas, mais qui s’est révélée tragique dans d’autres où des familles ont été littéralement ruinées par la disparition d’un proche, appellent de ma part plusieurs considérations.

La non découverte du corps ne permet pas de répondre à l’interrogation sur ce qui s’est véritablement passé le 30 novembre et donc fait obstacle à la prise en compte du réel : Benoit ne sera jamais plus avec nous et il faut avancer sur le chemin du deuil et, au delà, de la vie sans sa présence et son affection, mais chemin de la vie qu’il aurait voulu que nous menions. On connaît les traumatismes liés à la disparition de soldats ou de prisonniers lors des dernières guerres et la famille a besoin, symboliquement, d’un lieu où fixer le souvenir. La forêt d’Absalon, sa végétation luxuriante, ses ravines et ses gouffres, c’est trop vaste pour cela.

L’autre question pressante concerne la possibilité d’obtenir rapidement une « déclaration judiciaire de décès ». L’article 112 du Code civil prévoit un délai de 10 ans entre la déclaration d’absence et la déclaration de décès. On comprend bien, quand on n’est pas concerné, les raisons d’un tel délai : un disparu n’est pas forcément mort et on sait des disparitions qui sont en fait des fugues pour changer de vie, abandonner sa famille, etc. Le film de François Ozon, Sous le sable, exprimait bien cette ambiguïté.
Mais le temps prévu par la loi, de 10 à 20 ans, n’est pas le temps de la vie réelle, quotidienne. Dans dix ans, les enfants de Benoit ne seront plus de jeunes enfants mais des adolescents ou de jeunes gens. D’ici là, il faudra bien assurer leur éducation, les faire grandir, garantir une sécurité matérielle à cette famille où le salaire principal était celui du père. La jurisprudence réduit ce délai mais dans le cas de catastrophes, avec mort constatée et incertitude sur les victimes, comme pour les crashs d’avion ou les naufrages en mer. Ce n’est pas le cas ici.
Je ne demande pas le changement de la loi, même si toute loi est imparfaite étant trop générale par définition, et peut être améliorée. Il me semble plutôt nécessaire de recourir ici au modèle aristotélicien du juge en équité. Quand l’application mécanique de la loi est contraire à l’esprit de la loi, le juge équitable doit rendre un jugement qui ne fasse pas jurisprudence mais qui prenne en compte la spécificité ou la singularité du cas et préserve l’esprit de la loi, c'est-à-dire, dit encore Aristote, de la raison libérée du désir. En termes actuels que le juge fasse « une interprétation raisonnablement compréhensive de la règle » (art. 88).

Dans un cas comme celui-ci, une enquête policière montrera facilement qu’il ne peut s’agir d’une fugue. Indépendamment de tout ce qu’on sait de sa personnalité et de son attachement pour sa famille, Benoit avait enregistré son circuit sur un site de planification de parcours d’entraînement, il a tenté un appel aux secours par téléphone, on a retrouvé sa caméra près du sentier qu’il avait prévu de suivre et on ne saurait fuguer d’une île. Même si l’on ignore l’heure et le lieu précis de son décès, il ne saurait y avoir d’autre hypothèse plausible que celle de l’accident.
Comme je l’ai déjà écrit, un tel jugement ne réglera pas tout mais il n’ajoutera pas des difficultés financières déraisonnables au poids du chagrin. En outre, une déclaration de décès, toute brutale qu’elle soit, aidera la famille et les proches à commencer le travail de deuil et permettra à sa femme et à ses enfants de mener une vie sinon normale, du moins apaisée et libérée de troubles inutiles et injustes.
Une disparition, ce n’est pas seulement l’absence éternelle, dénuée de sens, la solitude et le silence, la présence en creux du disparu par tous ces objets qui l’évoquent, tous ces lieux parcourus ensemble, toutes ces habitudes de la vie courante, tous ces amis désormais amputés, c’est aussi un imbroglio juridico-financier, la contradiction entre l’interdit de toucher à ses comptes et l’obligation d’assurer les remboursements auxquels il s’était engagé. Le poids du chagrin est assez lourd pour que ne s’y ajoute pas celui du mur des finances.

Nous attendons donc :
• de la Direction de la sécurité publique de Martinique qu’elle délivre un certificat de vaines recherches une fois que les dernières recherches de l’équipe cynophile de la gendarmerie nationale seront achevées.
Puisque, suivant l’article 88 du Code civil « Peut être judiciairement déclaré, à la requête du procureur de la République ou des parties intéressées, le décès de tout Français disparu en France ou hors de France, dans des circonstances de nature à mettre sa vie en danger, lorsque son corps n'a pu être retrouvé »,
• du parquet de Fort-de-France qu’il constate que Benoit a effectivement disparu dans des conditions de nature à mettre sa vie en danger (sentier dangereux, pluies abondantes ayant rendu le sol glissant, ravines, absence totale de tout signe de vie et notamment de moyens de subsistance), que son corps n’a pu être retrouvé en dépit d’efforts multiples, intenses et prolongés de plus de deux mois, et donc qu’il requière rapidement du Tribunal de Grande Instance un avis déclaratif de décès, transcrit dans le registre de décès et dès lors opposable aux assurances souscrites en ce cas.
Nous ne demandons pas la lune ni une exception à la loi, mais simplement un jugement compréhensif et rapide, respectueux de l’esprit de la loi.

Jacqueline Lagrée,
Professeur émérite de philosophie, Université de Rennes1


Retrouvez l'intervention de Jacqueline Lagrée sur notre plateau TV lors du JT de 19h ce mardi 4 février :

 

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