La Bretagne veut installer un millier d’agriculteurs par an, d’ici 2028. Aujourd’hui, à peine 500 parviennent à lancer leur activité chaque année, tandis que d‘énormes fermes se dessinent au détour de complexes montages juridiques. Pour inverser la tendance, le gouvernement compte sur la Safer pour arbitrer l'attribution des terres. En vain. Une enquête de Splann !, le collectif breton d'investigation.
La Safer est l’arbitre du foncier en France mais son sifflet est grippé. Au point qu’elle ne parvient ni à empêcher un accaparement des terres agricoles, ni à installer 1.000 agriculteurs par an comme le souhaite la région Bretagne. Le « clientélisme syndical » renforce la tendance à l’agrandissement et freine l’arrivée de nouveaux agriculteurs.
- La Safer n’a le pouvoir d’intervenir qu’à peine sur la moitié du marché foncier agricole breton.
- Elle maintient les terres agricoles à un prix abordable par rapport au reste de l’Europe.
- Seul un départ à la retraite sur trois est compensé par une installation en Bretagne.
- Les fermes ne cessent de s’agrandir : 14 hectares de plus par exploitation en dix ans.
Une enquête de Splann !, première ONG d'enquêtes journalistiques en Bretagne.
« Le foncier agricole, c’est quelque chose de passionnel », résume le directeur de la Safer Bretagne, Thierry Couteller. Les terres agricoles sont un outil de production ayant une valeur financière, mais elles sont également faites de générations d’agriculteurs qui les ont labourées. La Safer est sur le fil. Elle doit d’une part garantir des prix justes, assurer les transmissions et choisir le bon profil économique et agricole pour les reprises et les installations. Et d’autre part esquiver l’erreur de casting d’un candidat détesté par les vendeurs. Une situation qui peut virer au drame.
Lire : Empires fonciers, intimidations, contournements : pour quelques hectares de plus
La vente de la ferme laitière de Fabrice* et Françoise* avait tout d’une affaire rondement menée. En 2014, cette exploitation d’une quarantaine de vaches laitières est sur le point d’être cédée. Fabrice et Françoise, avec le soutien de leur fille aînée, Stéphanie*, ont trouvé deux agriculteurs du coin pour reprendre leurs 50 hectares, dont David*, leur voisin direct.
* Les personnes nommées uniquement par un prénom ont été anonymisées. C’est le cas de presque tous les témoins. Ces personnes craignent de subir des pressions, des menaces ; elles ou leurs proches. Parce que milieux agricole et rural sont imbriqués, les intimidations viennent jusque dans la cour de la ferme, au pas de la porte.
Le couple décide de passer par la Safer, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, l’organisme départemental chargé de réguler le foncier agricole. Ils auraient aussi pu passer chez le notaire pour signer une vente à l’amiable, mais pour eux, la Safer apporte la garantie que l’opération sera menée dans les règles de l’art. « Alors que tout était sur les rails, patatras », se souvient Stéphanie, leur fille. La candidature de David est rejetée, faute d’un accord de la banque. La Safer a trouvé un autre candidat, Erwan*. La vente va pouvoir se faire. Mais Fabrice et Françoise ne veulent pas entendre parler d’Erwan, un voisin qu’ils détestent. « Tout mais pas lui », Françoise prend sa voiture et fonce chez Erwan dans l’idée de le dissuader. Sa fille et son beau-fils la rejoignent. C’est une engueulade à décorner les bœufs. Une tentative de dissuasion, monnaie courante dans le milieu agricole. Erwan ne dit rien, il ne cède pas.
Lire : La brutalité du marché foncier
La Safer a tranché, ce sera bien lui le repreneur. Serge Le Gall, conseiller foncier à l’époque, en charge du dossier s’en souvient : « Le propriétaire a voulu refuser la signature de la vente. » Fabrice freine des quatre fers, il cache les courriers du notaire, les relances. « Mais ce n’était pas possible, il s’était engagé auprès de la Safer, il devait respecter son contrat. »
Le comité technique de la Safer réunit dans chaque département une dizaine de représentants de la profession et du milieu rural, pour examiner les candidatures d’achat. Il les valide, ou non, pour qu’elles soient en cohérence avec les objectifs du territoire. Certains projets sont jugés prioritaires par rapport à d’autres. L’installation d’un jeune agriculteur prime par exemple sur un agrandissement. Cette instance a notamment pour missions de lutter contre les agrandissements excessifs et les concentrations, de favoriser l’installation et de lutter contre la spéculation foncière.
La vente de l’exploitation de Fabrice et Françoise a lieu en 2015. « Vendre la ferme familiale, c’était dur ; la vendre à cet homme-là, c’était pire que tout, raconte Stéphanie. Mon père ne l’a pas supporté. Il n’a plus jamais été le même. Il s’est mis à boire en cachette. » Il est mort en 2020 d’une cirrhose, cinq ans après la vente, à l’hôpital de la Cavale Blanche, à Brest. Il avait 61 ans.
Fabrice aurait pu réaliser une vente à l’amiable directement chez le notaire, méthode choisie par bon nombre d’agriculteurs, et éviter tout interventionnisme. Certains agriculteurs vont même plus loin et cherchent à esquiver la Safer, quitte à échafauder des montages juridiques complexes.
Lire : Empires fonciers, intimidations, contournements : pour quelques hectares de plus
La Safer, vilipendée en France, enviée en Europe
La Safer a été créée en 1960 avec pour ambition de protéger les espaces agricoles, naturels et forestiers ainsi que de favoriser l’installation des agriculteurs. Sa première mission est de maîtriser le prix des terres agricoles pour qu’elles restent accessibles à ceux qui veulent entamer une activité. Et ça marche. Selon Eurostat, en 2021, le prix moyen de l’hectare breton était de 5.920 €. Aux Pays-Bas, l’hectare peut dépasser les 91.000 €. Les prix les plus faibles se trouvent en Europe de l’Est : en Croatie, Bulgarie autour des 3.000 €. En Italie, les terres s’élevaient en moyenne à 34.000 € par hectare, en 2020.
En France, la Safer est présente dans chaque région. Elle peut gérer une vente à la demande du cédant, comme ce fut le cas pour Fabrice. Elle peut aussi intervenir dans une transaction pour réviser le prix et l’aligner sur le marché, pour favoriser une installation ou pour empêcher une exploitation de devenir trop grande. Cet organisme détient même une carte joker à l’effet massue : il peut préempter un bien. Dans ce cas, la Safer casse la vente et gère elle-même l’ensemble de la transaction, contre la volonté du cédant et du repreneur. Elle peut même acheter les terres et les revendre plus tard au candidat de son choix.
Malgré ces atouts, la Safer ne fait pas pour autant la pluie et le beau temps sur le marché du foncier agricole. Elle intervient en réalité assez peu. Sur les quelque 40.000 hectares de terres agricoles vendues en Bretagne en 2022, la Safer peut intervenir sur seulement 24.000 hectares, le reste étant en dehors de sa compétence juridique. En réalité, elle n’a mené des opérations que sur 5.600 hectares, l’an dernier. Soit environ la superficie de Rennes.
Un marché du foncier parallèle
Les Safer : les dérives d’un outil de politique d’aménagement agricole et rural, titre la Cour des comptes en 2014. Les auteurs du rapport pointent, comme leurs prédécesseurs depuis trente ans, le poids néfaste du syndicalisme agricole au sein des sociétés d’aménagement. Malgré des efforts, « la gestion des Safer reste très contrôlée par le monde agricole, notamment par le syndicat majoritaire (la FNSEA). »
Une dynamique que confirme un ancien cadre de la Safer Bretagne : « Dans les années 1980, les comités techniques Safer, c’était vraiment les copains. Les magouilles étaient à l’échelle de l’humain et des pouvoirs locaux, avec une possibilité de décider à un petit nombre comment allaient être redistribuées les terres. Aujourd’hui, le contrôle de l’État est beaucoup plus important. »
Mais les habitudes ont la vie dure. Cinq jours avant une réunion du comité technique, les avis sont envoyés à ses membres. L’un d’entre eux témoigne : « On se rend bien compte que la FNSEA et la Safer s’appellent avant les comités techniques car quand on entre en réunion, ils ont déjà harmonisé leurs arguments. C’est sûr que ça pèse dans les décisions qui sont prises. »
Chercheur au CNRS au sein de l’université Grenoble Alpes, le géographe Adrien Baysse-Lainé résume : « La Safer reste marquée par un clientélisme syndical. Sur le papier, il n’y a pas de surreprésentation du syndicat majoritaire ; mais dans les faits, oui. Des représentants de la FNSEA sont élus au conseil d’administration de Groupama, du Crédit Agricole, de la chambre d’agriculture. Ils sont ensuite élus par le conseil d’administration de ces organisations pour les représenter dans les comités techniques de la Safer. » Ainsi, dans la Région Bretagne, trois des quatre présidents des comités techniques de la Safer sont adhérents à la FNSEA. Certains sont également élus à la Chambre d’agriculture, elle aussi conduite par la FNSEA.
Dans une étude publiée en 2022, Adrien Baysse-Lainé détaille cette proximité. « Les hebdomadaires départementaux édités par les FDSEA étaient les seuls habilités à publier les annonces légales des Safer, en plus d’un affichage en mairie qui ne bénéficie qu’à des réseaux très localisés. » Ces petites annonces sont le meilleur moyen pour savoir ce qui est à vendre. Sans cette information, impossible de se positionner. Depuis 2016 et la loi d’avenir agricole, ces annonces sont également publiées sur internet, ce qui rend le marché un peu plus transparent.
Ce que confirme Thierry Couteller, directeur de la Safer Bretagne. « Nous transmettons toutes les notifications de ventes aux différents syndicats et à leurs représentants locaux depuis une dizaine d’années. Ces représentants donnent ensuite ces informations à leurs adhérents et aux agriculteurs de leur secteur, s’ils le souhaitent. Ils n’ont pas d’obligation de le faire. »
La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) a été créée en 1946 et a longtemps été le seul syndicat de la profession. Forte de son histoire, elle possède un vaste réseau de représentants locaux, capables de transmettre à ses adhérents les offres de vente. Ce n’est pas le cas des autres syndicats, plus jeunes, avec une présence plus faible sur le territoire. La Confédération paysanne a vu le jour en 1987 ; la Coordination rurale en 1992. Adhérer à un syndicat est le sésame pour avoir accès aux petites annonces et bons plans fonciers.
C’est le mur auquel se heurte Chantal, 60 ans, dans les Côtes-d’Armor. Elle cherche des terres depuis plusieurs années pour son exploitation de vaches laitières. Elle s’étonne de ne jamais voir passer d’annonce de vente. Elle contacte la Safer, puis la chambre d’agriculture et finalement la FDSEA. La personne au bout du fil lui explique qu’elle doit être syndiquée pour les recevoir. Chantal, éleveuse depuis quarante ans, aime son métier « mais pas le milieu agricole où il faut copiner avec les bonnes personnes, se syndiquer au bon syndicat. »
1.000 agriculteurs installés par an, un vœu pieux
Ceux qui partent à la retraite n’ont pas forcément comme objectif de transmettre leur ferme à un agriculteur, mais de vendre au meilleur prix. « [Ce qui peut] parfois conduire à privilégier la cession à un exploitant établi, et donc à l’agrandissement, à la cession à un jeune qui s’installe », constate la Cour des comptes dans un rapport d’avril 2023.
« Il est plus facile, plus rapide et plus rentable de se tourner vers un »voisin » pour récupérer rapidement un capital, le plus important possible, parce que l’allocation retraite qui sera perçue est trop basse », convient la Safer.
Les statistiques le confirment : la Bretagne a perdu un quart de ses fermes en dix ans. Les surfaces des 26.000 exploitations restantes ont augmenté, en moyenne, de 14 hectares, tandis que les montages juridiques se sont complexifiés. L’association Terre de liens décrit en 2023 le développement d’entreprises financiarisées dont certains associés ne sont pas des agriculteurs, au point qu’« un tiers de ces sociétés n’est pas contrôlé par des associés exploitants ».
Leur construction juridique et financière est de plus en plus élaborée et leur transmission de plus en plus difficile. Pour s’installer, il faut acheter les terres, les bêtes, le matériel, les bâtiments. En moyenne, il faut compter 270.000 € par associé, selon la Chambre régionale d’agriculture de Bretagne. Dès que l’on va sur des modèles plus complexes avec des grandes surfaces et d’autres activités comme un méthaniseur, les prix explosent encore plus.
Dans la région, seul un départ sur trois est compensé par une installation. Le déficit de renouvellement des générations est visible dès le lycée agricole avec 14 % d’élèves en moins depuis dix ans. Cette réduction du nombre d’agriculteurs et de fermes n’est pas le fruit du hasard mais « d’une politique qui a longtemps visé à moderniser le secteur agricole et à augmenter sa production par la mécanisation et la hausse des rendements, précise le rapport de la Cour des comptes. Ce mouvement de réduction de la population active agricole et des exploitations est aujourd’hui questionné. » Pour l’enrayer, la région Bretagne veut installer 1.000 nouveaux agriculteurs par an à partir de 2028, avec le soutien de la Politique agricole commune (PAC). Ce serait un rythme deux fois plus soutenu qu’à l’heure actuelle.
« La concentration excessive des exploitations conduit souvent à la monoculture et à des pratiques agricoles qui appauvrissent les sols, écrivent les auteurs du rapport parlementaire Sempastous de 2021, consacré à la régulation du foncier agricole. La diversité des productions et in fine la souveraineté alimentaire en pâtissent, avec des conséquences non négligeables sur la biodiversité. Le Parlement européen a évoqué une menace pour le modèle agricole européen qui est fondé sur une agriculture multifonctionnelle, reposant en priorité sur des exploitations familiales. »
Mais aujourd’hui, promouvoir l’image d’Épinal d’une Bretagne, terre d’élevage aux exploitations familiales de 62 hectares s’apparente à une vue de l’esprit. En réalité, la région a bel et bien mis un pied dans les grandes fermes de plus de 1.000 hectares, des holdings agricoles où une véritable ingénierie juridique est mise au service d’une optimisation foncière.
Une enquête de Splann !, première ONG d'enquêtes journalistiques en Bretagne.
Julie Lallouët-Geffroy