Entre les exploitations qui grossissent, l'appétit des villes pour les zones pavillonnaires ou commerciales, les outils de régulation ont déjà fort à faire. Mais c'est sans compter les stratégies pour les contourner, y compris celle de la force ou de l'intimidation, dans un milieu agricole qui sait cultiver la discrétion. Une enquête de Splaann!, le collectif d'investigation breton.
Le foncier agricole est limité. Pour obtenir les parcelles désirées, il faut jouer des coudes. Appels téléphoniques répétés, menaces, dénigrement, intimidations, tous les coups sont permis pour éliminer un concurrent. Mais il faut rester discret, pour que, surtout, les services de l’État ne s’en mêlent pas…
- De nombreux témoins rapportent des menaces, pressions et intimidations dans leur processus d’installation.
- Les services de l’État se reposent sur le voisinage pour déclencher un contrôle.
- L’État ne peut intervenir que dans un dossier sur quatre.
- Selon le chercheur Ali Romdhani, les intimidations sont monnaie courante et même systémiques dans le milieu agricole.
Une enquête de Splann !, première ONG d'enquêtes journalistiques en Bretagne .
« On aurait dit un guet-apens. » Ce jour-là, Valérie* n’en mène pas large. Elle veut s’installer en élevage et a rendez-vous avec un propriétaire dont elle convoite les terres. Surprise : deux autres agriculteurs sont présents. Ils veulent aussi ces terres. La candidature de Valérie pour exploiter ces 30 hectares contrecarre leurs plans. Elle nous décrit le rendez-vous : « Ils m’ont dit que je devais retirer ma demande d’autorisation d’exploiter. Sinon ils me feraient une sale réputation. »
* Les personnes nommées uniquement par un prénom ont été anonymisées. C’est le cas de presque tous les témoins. Ces personnes craignent de subir des pressions, des menaces ; elles ou leurs proches. Parce que milieux agricole et rural sont imbriqués, les intimidations viennent jusque dans la cour de la ferme, au pas de la porte.
Lire : Empires fonciers, intimidations, contournements : pour quelques hectares de plus
Trois ans auparavant, Valérie était enthousiaste. Après avoir travaillé dans l’administration, cette fille d’agriculteur veut entamer une nouvelle vie professionnelle en devenant éleveuse de vaches laitières. Elle sait que le préalable à toute installation est de rencontrer les propriétaires des terres à vendre. C’est ce qu’elle fait. Elle en rencontre un, lui parle de son projet professionnel. Grâce à ces trente hectares, elle pourra s’installer, produire du lait avec une trentaine de vaches et le vendre en circuit long. Un projet assez classique, qui rentre bien dans le moule agricole de la région. Quoique. « Quand le projet est trop petit, les anciens pensent que ce n’est pas de la vraie agriculture. » Mais tout va bien, le propriétaire, bientôt à la retraite, lui dit oui. Avec cet accord de principe en poche, Valérie fonce.
En une année, elle se forme en lycée agricole, obtient son diplôme, réalise son stage obligatoire, finance une étude de viabilité économique pour son projet. Valérie suit à la lettre la marche à suivre préconisée par la chambre d’agriculture. Quand tous les signaux sont au vert, en 2022, la future éleveuse rappelle le futur retraité. Mais il a entre-temps changé d’avis et a choisi deux autres laitiers pour reprendre ses terres.
« Je me suis fait balader pendant un an, il n’a pas respecté notre accord. » Valérie décide tout de même de demander l’autorisation d’exploiter. Si elle l’obtient, « peut-être que le propriétaire changera d’avis ». Elle se met donc en concurrence avec les deux successeurs désignés.
Cette autorisation est obligatoire pour pouvoir exploiter une parcelle autant pour des cultures que de l’élevage. Par exemple, pour conduire, il faut une voiture et un permis. Dans l’agriculture, c’est la même chose, il faut des terres, en propriété ou en fermage, mais aussi une autorisation d’exploiter. Lorsqu’il n’y a qu’un seul candidat sur une parcelle, il obtient d’office son autorisation. En cas de concurrence, une commission, la CDOA rassemble services de l’État et représentants de la profession. En réunion, elle étudie chaque dossier où il y a plusieurs candidats et les départage en s’appuyant sur le SDREA , un document qui liste les critères prioritaires pour arbitrer entre les concurrents. Ainsi, la priorité doit aller à celui qui s’installe plutôt qu’à celui qui s’agrandit. Entre un élevage conventionnel et un en bio, la priorité ira à la personne en bio et ainsi de suite.
Lire : La Safer, l'outil rouillé de la régulation foncière
Valérie veut s’installer, les deux autres s’agrandir. Ils perdront en CDOA. Pour éviter la débâcle, mieux vaut éliminer la concurrence et se partager les 30 hectares entre eux, avec l’accord du propriétaire.
L’éleveuse raconte avoir reçu des appels téléphoniques tous les jours. « C’était le propriétaire, il me demandait de retirer ma candidature. Il a même mobilisé son réseau. Un retraité de la FDSEA racontait à qui veut bien l’entendre que les banques ne me suivaient pas, que mon projet n’était pas viable, que je devais de l’argent à l’entreprise qui m’a fait mon foin. » Le syndicaliste serait venu chez elle pour la convaincre d’abandonner. Un des candidats à la reprise serait également passé pour la persuader d’abandonner son projet.
Valérie nous assure avoir alerté la direction départementale des territoires et de la mer, la DDTM, qui supervise l’organisation de la CDOA, la commission en charge de l’attribution des autorisations d’exploiter.
Elle aurait expliqué avoir subi des pressions, mais ces alertes n’auraient rien changé selon elle, les appels et ragots se seraient poursuivis. Valérie tient bon quatre mois. Mais elle finit par retirer sa demande d’autorisation d’exploiter auprès de la DDTM. Elle estime que le propriétaire a obtenu ce qu’il voulait. Pourtant, il lui fait signer un document qu’elle nous montre : « En aucun cas le vendeur n’a imposé à Valérie de retirer son dossier de demande d’autorisation d’exploiter. Il s’agit d’une décision que seule Valérie a prise. »
Ces intimidations sont-elles anecdotiques ? Le chercheur en sociologie Ali Romdhani publie une thèse en 2020 sur les conflits d’usage dans l’élevage breton et y décrit la notion d’ordre social : « Un ensemble de normes et de rôles affirmant la primauté du modèle agricole breton. Ce n’est pas une organisation formelle, mais plutôt une imbrication de réseaux d’acteurs qui se mobilisent quand leurs intérêts, leur identité, leurs privilèges ou leurs routines sont remis en cause. » Un ordre social dont le fonctionnement repose sur « un système d’impunité, d’exclusion, de déni, de pression et de censure ».
Contacté, le chercheur estime que « les intimidations et les pressions sont systémiques. C’est ce qui m’a choqué : au fil des entretiens que j’ai menés, chaque interlocuteur, qu’il soit issu du milieu agricole ou non, a connu de près ou de loin des intimidations et des pressions. C’est quelque chose qui revient à chaque fois ». Ali Romdhani évoque le livre-enquête du journaliste Nicolas Legendre, Silence dans les champs , paru en avril 2023, dans lequel les témoignages de menaces sont très nombreux.
Malgré nos sollicitations, les services de l’État Draaf et DDTM refusent de s’entretenir avec Splann ! sur les pressions et intimidations que les agriculteurs ont pu leur signaler.
Une enquête de Splann !, première ONG d'enquêtes journalistiques en Bretagne .
Des agriculteurs hors-la-loi
Il y a les pressions directes comme celles que Valérie nous raconte avoir subies, mais on peut également constater que les autorisations d’exploiter, délivrées ou refusées, ne sont pas non plus toujours respectées.
Quentin Sergent est un agriculteur du Finistère sud, installé auprès de ses parents sur un élevage de truies , vaches laitières, comptant des cultures céréalières et un méthaniseur. Quentin Sergent est le fils d’André Sergent, le président de la chambre régionale d’agriculture de Bretagne, membre de la FNSEA, le syndicat majoritaire. Avec un père à la tête de l’instance agricole régionale, il a probablement déjà entendu dire que lorsqu’une autorisation d’exploiter est refusée à un agriculteur, cela signifie qu’il n’a pas le droit de cultiver la parcelle. Il le sait d’autant plus sûrement puisque Quentin Sergent participe, en tant que suppléant, à la CDOA de son département, cette commission qui délivre les autorisations d’exploiter.
Au printemps 2022, il demande une autorisation d’exploiter pour 16 hectares. Autorisation refusée. Ce qui ne l’empêche pas d’entrer dans le champ. La direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf), rattachée au préfet, lui tape sur les doigts au moyen d’un courrier de mise en demeure. Il a un mois pour quitter la parcelle, chose qui est faite. Contacté, Quentin Sergent n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Comment savoir si un agriculteur du haut de son tracteur est bien autorisé à labourer la parcelle sur laquelle il se trouve ? Impossible pour les agents des DDTM d’effectuer des rondes régulières sur chaque parcelle du territoire. La vigilance du voisinage est sollicitée. C’est grâce aux signalements que les DDTM déclenchent ensuite des contrôles et, éventuellement, des mises en demeure, amendes et régularisations.
La DDTM des Côtes-d’Armor explique : « En général, l es situations irrégulières sont contestées par un tiers lésé. » Comment savoir si le contrevenant quitte bel et bien la parcelle ? « Nous recevons des informations fournies par la personne lésée qui avait dénoncé » la situation. Les services de l’État semblent donc compter sur les dénonciations du voisinage pour déclencher un contrôle, exposant ces citoyens à autant de représailles, sans cadre légal ni procédure pour les protéger.
La Draaf affirme avoir reçu 400 signalements depuis 2020 sur l’ensemble de la Région Bretagne. La DDTM des Côtes-d’Armor parle de 36 cas d’exploitations illégales en 2022.
En 2021, près de 4.000 demandes d’autorisation d’exploiter ont été déposées en Bretagne. Seulement un quart est examiné en commission, en CDOA. La raison : la CDOA n’examine les demandes qu’en cas de concurrence pour départager les candidats. Alors, quand on veut éviter les services de l’État, mieux vaut éliminer la concurrence en amont. C’est ce que Valérie nous raconte avoir subi.
Il en est de même pour les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) qui se chargent d’examiner et arbitrer les candidatures pour les achats de terres agricoles. En 2022, 40.000 hectares de terres agricoles ont été vendus. La Safer n’était en capacité juridique d’intervenir que sur la moitié de cette surface ( Lire le deuxième volet de cette enquête « Des empires bâtis à l’abri des regards ») , et concernant essentiellement des transactions sur des lots de moins de 3 hectares.
« Il n’y a plus de règles, c’est la jungle »
Soizig* et Hervé* acceptent de nous recevoir dans leur salon. « Nous n’avons plus rien à prouver, on est agriculteurs depuis longtemps, propriétaires de nos terres », lance celle qui contient sa colère. Une colère accumulée au fil des histoires agricoles, des coups et des affaires des uns et des autres. Et puis, il y a la goutte d’eau du printemps dernier. Un agriculteur a semé du blé dans sa parcelle. « J’ai appelé Germain* et lui ai demandé : tu peux m’expliquer pourquoi il y a ton blé dans mon champ ? ». Soizig est furieuse, très remontée même. Quelques mois auparavant, elle obtenait l’autorisation d’exploiter ce terrain, contrairement à Germain.
« Son père avait déjà une mauvaise réputation, celle de celui qui n’a pas de scrupule, qui fonce et qui met la pression. Pour le fils, Germain, je lui ai laissé une chance, je suis partie du principe qu’il était honnête. » En discutant avec les agriculteurs du coin, Soizig découvre que deux autres éleveuses ont été lésées, elles aussi.
Elles ont toutes les trois obtenu des autorisations d’exploiter sur plusieurs parcelles voisines, mais elles nous expliquent que c’est Germain qui est entré le premier dans les terres. Sans autorisation. « Avec les filles, on ne se connaissait pas avant », raconte Justine*. Mi-avril, elles se rendent toutes les trois à la gendarmerie déposer une main courante. « J’espère qu’en étant trois, ça va faire bouger les choses », explique Charlotte*. Jeune éleveuse en vaches laitières, elle cherche des terres pour consolider la viabilité de son exploitation. « On veut mettre l’État en demeure de faire son boulot », tonne Soizig. « Si des gens agissent dans l’impunité comme ça, alors il n’y a plus de règles. C’est la jungle. Et c’est souvent que ça se passe comme ça. »
Justine avait obtenu une autorisation pour 1,9 hectare, suffisant pour développer son élevage de poules. Quand elle a su que Germain et son père étaient entrés dans les champs, elle est allée voir le père et a enregistré la conversation. « Le père a la réputation d’être impulsif alors je me suis méfiée. Si ça part en cacahuète, il y aura la preuve que je n’y suis pas allée avec agressivité. » Le père de Germain lui lâche : « C’est moche pour vous. »
Un jeu aux dés pipés
Déposer des demandes d’autorisation d’exploiter, mener une veille sur les terres à vendre, rencontrer les propriétaires, monter des dossiers, se mettre en concurrence avec d’autres agriculteurs : respecter les règles implique autant de démarches longues, laborieuses et pas forcément gagnantes. Les histoires de Valérie, Soizig, Justine, Charlotte le montrent.
Le blé est en train de sortir de terre, il pousse bien, la parcelle est belle. Les quatre agriculteurs regardent le spectacle, impuissants. « C’est une grosse famille qui continue de s’agrandir en mangeant des terres. Et elle prend des terres pour faire quoi ? Même pas de l’élevage, s’agace Charlotte. C’est toujours la course aux plus gros. » Toutes les trois regardent le père et le fils agrandir inlassablement leur exploitation qui atteint près de 136 hectares aujourd’hui. Justine avait demandé 1,9 hectares, Soizig 5 hectares, Charlotte 18 hectares.
Cette sensation désagréable d’avoir perdu dans un jeu où les dés sont pipés ne passe pas. « J’ai l’impression que ces règles, le SDREA et tout ça, c’est pour se foutre de nous », assène Justine. Une sensation d’autant plus tenace que certaines règles les mettent hors-jeu. Par exemple : on peut acheter des terres, sans passer par la Safer, lorsque l’on a un lien de parenté, jusqu’au quatrième degré inclus, celui des cousins germains et des grandes tantes. Avec des familles implantées dans la région depuis plusieurs générations, difficile de rivaliser : « On n’aura jamais accès aux terres à cause de ce genre de critères, s’agace Justine. On parle d’installer des jeunes, mais comment faire ? »
Le géographe Adrien Baysse-Lainé s’est penché sur la question. Il écrit en 2020 : « En cas de concurrence, les [autorités] donnent la priorité aux repreneurs familiaux, sans prendre en compte les surfaces déjà exploitées. »
Justine en a marre : « J’ai l’impression que les gens comme Germain et son père nous disent : » vous, vous êtes des petits, vous êtes de la merde » . Je refuse de me laisser envahir par des gens qui pensent qu’ils sont les rois. »
Une enquête de Splann !, première ONG d'enquêtes journalistiques en Bretagne .
Julie Lallouët-Geffroy