C'est l'une des pages les plus improbables de l'histoire du cyclisme. 12 mars 1984, des manifestants s'invitent sur le parcours de Paris-Nice. En tête de l'échappée, Bernard Hinault sort de ses gonds, et va faire le coup de poing. Quarante ans après, le Blaireau et les ouvriers des chantiers navals de la Ciotat nous donnent leurs versions des faits. On refait le match.
Les images sont entrées dans l’Histoire. 12 mars 1984, 5ᵉ étape de Paris - Nice.
Entre Miramas et La-Seyne-sur-Mer, une échappée s'apprête à attaquer le Col de l’Ange. Sous l'impulsion d'Hinault, dix-huit hommes ont faussé compagnie au peloton. De retour de blessure après une saison blanche, le Breton a soif de revanche. Il veut creuser l’écart quand sur sa route... s’invite une trentaine de manifestants.
"David Millar, leader du classement général, était lâché, raconte Hinault. On était là pour faire la course, et j’avais peut-être l’occasion de gagner Paris-Nice".
"Quand je les ai vus au milieu, je me suis dit, on va rentrer dedans… Et, ou ils s’écartent, ou ça va mal se passer. Et ça s’est mal passé. On est allé à la basta ! "
À la clé, une grosse bousculade, un coup de poing que vont immortaliser photographes et caméras de télévision, et une étape neutralisée.
"Qu'on manifeste au départ, à l'arrivée. Mais pas pendant la course !"
"Je ne savais pas qui ils étaient, poursuit Hinault. Quand on est coureur, on n’est pas tout le temps branché sur les infos. On a la compétition, les entraînements. Alors qu’il y ait des manifs, d'accord. Mais au départ, ou à l’arrivée. Mais pas pendant la compétition ! Nous, c'est facile de nous arrêter, on n’est pas dans un stade, on est sur la route. Qu’on s’en prenne au vélo, c’est insupportable"
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Bernard HInault, sur le coup de poing sur Paris-Nice
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©GLM/TB/FTV
"On n'était pas venu là pour se battre"
En face, ce sont des mineurs de Gardanne et des ouvriers des chantiers navals de la Ciotat qui ont investi le bitume.
"Nos sites étaient en sursis, raconte Gérard Audri, un ancien salarié des chantiers navals présent sur place le jour de la bagarre. On n’était pas venu là pour se battre, c’était seulement médiatique. On savait qu'il y aurait la télévision. Et on voulait alerter. Les chantiers allaient fermer, des milliers de gens allaient se retrouver au chômage."
"Alors des gars sont allés sur la route, il y a eu un entonnoir. Et puis Monsieur Hinault est descendu de son vélo, et il a mis un coup de poing. C'est vrai qu'on l’avait arrêté, mais il n'aurait pas dû faire ce geste, c'est bête. D’ailleurs les collègues n’ont pas répliqué."
"Je comprends la colère de Mr Hinault, le vélo, c'était son gagne-pain. Mais on défendait aussi le nôtre"
À l’époque, Marc Bastide était délégué syndical CGT aux chantiers de la Ciotat. "Je comprends la colère de Monsieur Hinault, dit-il. Lui aussi, c’était son gagne-pain, de courir. Mais il faut comprendre notre situation. On voulait sauver notre industrie navale qui faisait travailler 11 000 personnes, avec la sous-traitance".
"Jusque dans les années 80, les journaux disaient qu’on était les champions d’Europe, on faisait jusqu’à 12 bateaux par an, des pétroliers, des gaziers. Et puis à partir de 82/83, on a commencé à nous expliquer qu’on coûtait trop cher, qu'il fallait construire en Asie. Alors, ça a mis la colère dans le monde du travail. Il y avait des actions, et ce jour-là, on est monté au Col de l'Ange. Pour alerter l'opinion."
Les manifestants convoqués à Paris par Henri Krasuki
"Le lendemain, poursuit Bastide, des collègues de La-Seyne-sur-Mer sont allés au départ de l'étape pour s’excuser. Et nous, les manifestants du Col de l’Ange, on a été convoqué à Paris, par le secrétaire général de la CGT. Il n’était pas content".
"Oui, on défend les emplois, nous a dit Henri Krasuki, mais il nous a rappelé que la consigne, c’est de ne toucher ni au sport, ni à la culture. On s’est pris un savon. Mais notre action, elle était sans arrière-pensée, on ne savait qu’il y avait une échappée, ce n'était pas contre Hinault, pas contre le vélo. On risquait de devenir chômeurs à ce moment-là, même si on est devenu chômeurs quelque temps après, en 1988."
"Cette histoire m'a marqué, on n'oublie pas"
Neutralisée une demi-heure, la course finira par repartir. À l’arrivée à la Seyne-sur-Mer, c’est Sean Kelly qui prendra le maillot de leader et qui deux jours plus tard remportera l’épreuve. Bernard Hinault, 3ᵉ, ne s'imposera jamais sur Paris-Nice, une des rares courses à manquer à son palmarès.
Quarante ans après, chez le quintuple vainqueur du Tour, l’histoire du Col de l’Ange reste une cicatrice. "Je ne regrette rien de ce que j’ai fait ce jour-là, mais cette histoire m’a marqué, souligne Bernard Hinault. Et je leur en veux toujours".
"Je salue le champion, lui répond Marc Bastide. Encore une fois, je comprends sa colère. On regrette d'avoir stoppé Paris-Nice, mais on voulait juste sauver nos emplois. Ici, la fermeture des chantiers a brisé l'équilibre de milliers de salariés, et de leurs familles."