De Langolen, où elle est née en 1841, à Montréal puis New-York où elle s'installe avec son fils en 1897, la vie de Marie de Kerstrat a la saveur d'un film d'époque. Et cela tombe bien car cette Bretonne va organiser outre-Atlantique les toutes premières séances de cinématographe français.
Une silhouette vêtue de noir. De petite taille. Une femme que les Canadiens surnommaient "la comtesse des vues animées". Le destin de la Bretonne Marie de Kerstrat s'écrit outre-Atlantique quand, en 1897, elle quitte sa terre natale, direction le Canada. Dans ses malles : un projecteur de 35 kilos, les bobines des films confiées par les frères Lumière. Et avec elle, son fils, Henry qui va lui servir de projectionniste. "Henry était un excellent bonimenteur, raconte l'historien Serge Duigou. Il commentait tous les films muets au fil de leur projection".
L'historien a publié la biographie de cette Bretonne née à Langolen, en 1841. Un livre qu'il a co-écrit avec Germain Lacasse, historien du cinéma au Québec. Les deux auteurs ont reconstitué le parcours d'une femme en avance sur son temps. L'un en Basse-Bretagne. L'autre au Canada. "C'était une femme moderne, souligne Serge Duigou. Elle avait beaucoup d'idées, elle était dans l'innovation permanente".Ils ont été les meilleurs projectionnistes ambulants de l'époque. Ils avaient avec eux de très bons films de qualité française, ceux de Méliès, Pathé, Gaumont etc
C'est elle qui, à sa façon, invente en 1884, les villages vacances. A Loctudy, au lieu-dit Pen An Veur, elle crée un centre de séjour permanent pour les touristes. "Non seulement, elle les accueillait, mais elle faisait aussi l'animation avec des excursions en bateau dans l'estuaire de Pont-L'Abbé et dans la baie de Bénodet, des soirées festives, musicales. C'est ici que le tourisme bigouden est né en quelque sorte, grâce à elle".
De New-York à Saint-Louis, les bobines voyagent
Marie de Kerstrat, comtesse de Grandsaignes d'Hauterives, et son fils Henry débarquent tout d'abord à Montréal. "Ce qui attire l'attention des douaniers, écrivent Serge Duigou et Germain Lacasse, c'est l'étrange appareil qu'ils sortent des caisses sur lesquelles on a imprimé au pochoir : 'Historiographe Cie, Montréal, Canada'. Une étrange dénomination pour l'un de ces appareils qu'on a importés en grand nombre l'année précédente (...), tous dotés d'un nom savant : cinématographe, kinétographe (...)". Le projecteur de "photographies animées" va révolutionner la vie d'une femme qui a compris l'importance de cette nouvelle invention française : le cinématographe.
Ils voulaient mettre le rêve à portée de leurs clients. D'ailleurs, "Dreamworld", c'était leur raison sociale
L'historien finistérien situe l'apogée de "leur gloire" outre-Atlantique de 1906 à 1908. On se boucule pour assister à leurs projections. Marie et Henry possèdent trois cinémas : deux à New-York sur la 6e Avenue et à Broadway, un troisième à Saint-Louis, dans le Missouri. "Ils projetaient souvent les fééries de Méliès. La qualité des films français à l'époque était bien supérieure au cinéma américain. Hollywood n'existait pas. Ils ont en plus montré les premiers films dans les meilleures conditions qui soient".
Retour en France, les films tombent à l'eau
Cette deuxième vie que Marie de Kerstrat se bâtit aux Etats-Unis sonne comme "une revanche à prendre sur le destin qui s'est acharné sur sa jeunesse" note Serge Duigou.
Elle a 10 ans quand le château familial de Trohanet est vendu aux enchères. Son père a dilapidé toute la fortune des de Kerstrat. "C'était un vrai panier percé qui a passé sa vie à dépenser, relate l'historien. Ce ne furent pas des années très heureuses pour Marie qui vivait dans un climat d'insécurité à la fois financière et affective car les problèmes d'argent avaient des répercussions sur le couple que formait ses parents".
Selon lui, c'est dans cette tempête que Marie de Kerstrat forge son caractère. "Elle a toujours trouvé un moyen de surmonter les obstacles". Cette pionnière du cinéma aux Amériques ne pourra toutefois pas contourner la législation protectionniste américaine, défavorable aux petits exploitants.
Elle et son fils partent aux Bermudes en 1910, où elle ouvre une pension de famille. Ils s'installeront également à Saint-Pierre-et-Miquelon, avant de rentrer en France en 1913.
Ironie du sort : c'est dans le port de Saint-Malo que tous leurs films finissent à la mer, lors du voyage retour, après le naufrage de la barge qui transporte leur matériel et leurs bagages. Marie de Kerstrat est morte à Pont-l'Abbé en 1920. L'histoire raconte aussi qu'elle a tenté d'exploiter une salle de cinéma dans la cité malouine.