Vivre ensemble. Immersion à la Bigotière, un habitat partagé où douze quinquagénaires se la jouent collectif

Beaucoup en rêvent, eux l'ont fait. Il y a cinq ans, six couples d'une cinquantaine d'années ont vendu leurs maisons pour vivre ensemble et rénover une ferme d’Epiniac. Au fil des ans, la Bigotière est devenue plus qu'un habitat partagé, un éco-hameau où le collectif donne des ailes.

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« Sincèrement, pour moi, on avait affaire à une bande de soixante-huitards attardés. » Bruno Grandière le reconnaît sans sourciller. Quand ses amis se sont lancés dans ce projet d'habitat partagé, il était plutôt distant. « Je me disais 'Oh mon Dieu' mais comment font-ils pour quitter leurs maisons !? » complète sa femme Myriam. « Des maisons qu'ils ont construites quand ils étaient jeunes, quand leurs enfants étaient tout petits, il y a d'énormes histoires dans ces lieux-là... Pour moi, c'était juste incroyable ! »

Des remarques critiques ou admiratives de ce type, les douze habitants de la Bigotière en ont régulièrement. À commencer par leurs parents. « Mon père m'avait dit : 'Vous faites ça avec des amis, mais si ça ne marche pas ? Qu'est-ce-qui se passe ?!' C'était la grosse question ! » se souvient Anne-Marie Toullec, une des douze concernés. Son papa n'est plus là pour en parler, mais le regard de leurs proches a changé.
 

Quand elle vient aujourd’hui à la Bigotière, Maman dit : ‘Mais quelle chance vous avez ! Vous ne souffrez pas de solitude…’ Elle dit que ça donne envie.

Anne-Marie T.

Si cet endroit donne envie -quel que soit l’âge- c’est qu’il interpelle. Le lieu n’y est pas pour rien, mais c’est surtout l’énergie qui s’en dégage, qui ne laisse personne indifférent.

« Quand on creuse un peu, on se rend compte qu'il y a ici un vrai projet de vie : un projet social, un projet économique, un projet écologique… Surtout, l'activité est en lien avec le territoire, analyse aujourd’hui Bruno. Finalement, c'est peut-être des gens de 2050 avancés !... » 

L’ami sceptique fait aujourd’hui partie des douze habitants de la Bigotière. « Le train s'est arrêté à un moment donné, il attendait un couple pour repartir, explique Myriam sa compagne. Nous avons pris le train en route, nous sommes maintenant dans ce voyage. Un voyage humain, vraiment ! »

Un voyage qui a donc débuté quand six couples d’amis ont décidé de changer de vie. S’éloigner de la ville, pour vivre ensemble, autrement. Comment ? Et pourquoi ? Les douze habitants de la Bigotière ont accepté de nous expliquer leurs envies, mais aussi les efforts que cela suppose au quotidien.
 

Objectif : pousser le bouchon du collectif

Avant de s'installer en 2017, au lieu-dit la Bigotière, sur la commune d'Épiniac dans le pays de Dol-de-Bretagne, les douze habitants se côtoyaient déjà régulièrement. « L'histoire remonte à quelques années déjà ! sourit Denis Constant derrière ses épaisses moustaches noires.

L’homme est professeur d’histoire-géographie, ça se sent. Il a l’art de captiver son auditoire. Ce jour-là, nous ne sommes que trois face à lui : Vincent derrière la caméra, Dominique à la prise de sons et moi pour les questions.

Debout dans la yourte qui lui sert de logement provisoire, Denis continue son récit : « C'est quand nos enfants étaient petits, on faisait partie d'un réseau d'amis, de copains, de parents d'élèves qui vivaient au sud de Rennes, dans les alentours de Noyal-Châtillon. On était une dizaine de familles et on ​faisait des week-ends, des vacances à une trentaine, parfois même une quarantaine de personnes... Et puis un jour, chemin faisant -comme on dit souvent- on s'est dit que ce serait peut-être bien d'imaginer quelque chose d'autre ! »

Ce quelque chose d'autre, Denis n’est pas le seul à nous en avoir parlé. En réalité, les douze habitants que nous avons interviewés ont tous fait référence à cette envie « de pousser le bouchon du collectif ». « Quand on voyait des manoirs ou des grandes fermes, à chaque fois on se disait que ce serait trop cool qu'on habite ensemble ! » nous expliquait, dès notre première rencontre, Isabelle Hétier, les yeux pétillants derrière ses grandes lunettes rondes.
 

On avait vraiment envie de faire une partie de notre vie, une aventure humaine, tous ensemble.

Isabelle H.

 « C'était un rêve, une idée qui revenait régulièrement... » confirme Gilbert Leduc. Pour nous parler, lui, a voulu s’installer au bord du ruisseau qui coule en contre-bas, dans le petit bois de la Bigotière. L’eau est un élément auquel beaucoup ici sont attachés.

C’est d’ailleurs en faisant la Loire à Vélo que Gilbert a gentiment provoqué le changement. « On rêvait encore d’habiter plus près les uns des autres pour faire quelque chose en commun, et moi j'ai dit : soit on le fait vraiment, soit on arrête d'en parler, parce qu'à chaque fois ça me rend triste. On en parle depuis des années mais finalement rien ne se fait ! »

Chiche ! Jean-Luc et Gilbert profitent de leur retour en train pour coucher sur papier leurs idées. Le document s’intitule « Eco-village ? Communauté ? Réflexions… pour l’action ? » Autant d’interrogations qu’ils ont soumises, à leur réseau d’amis lors d’une petite réunion.
 

"J'irai n'importe où avec vous !"

C’était en septembre 2012. Une trentaine de copains sont rassemblés, la question est posée : « Qui a envie de se lancer dans l'aventure ? »

« Je crois que j'étais la première à lever le doigt, se souvient Isabelle H. C'était impossible que ce truc se fasse sans moi ! » poursuit-elle enthousiaste. Elle, qui travaille dans la médiation chez Orange, voit dans ce projet l’occasion de « tout remettre en question ».

Sa compagne, qui porte le même prénom, nuance : « Moi, j'étais de ceux qui avaient le plus peur, se souvient Isabelle Nué. Peur que le collectif devienne envahissant. Peur de s’oublier, de ne plus vraiment être soi... La musicienne qui intervient en milieu scolaire avait des craintes « et en même temps je me disais : je ne peux pas ne pas y être, ce n'est pas possible en fait ! »

Douze personnes répondent OK ! Chacun pour ses raisons. « Moi, c'était écologique, explique Anne-Marie T. Ça faisait déjà quelques années que je me disais que ce n'était pas possible de bénéficier, à nous deux seulement, d'un espace aussi grand ! Il fallait éviter de grignoter l'espace rural et agricole. »

Déformation professionnelle ? Anne-Marie est dessinatrice dans un cabinet d’architectes. Leurs enfants ont grandi, leur maison est devenue trop grande. Soit on partait, soit on la partageait. » Henri Duménil, le doyen de cette micro société, lui ne s'en cache pas : « Je voulais aller habiter avec eux ! »
 

Je leur ai dit : j'irai n'importe où avec vous ! Pour moi, c'est vraiment le groupe, les individus qui me motivent.

Henri D.

L’ancien cheminot a vécu avec Christine dans différents logements : maison et appartement, à Rennes puis dans un bourg de 4.000 habitants. « Quel que soit l’endroit où on irait, je n’avais pas de craintes, il n’y avait pas de problème, puisqu’on y allait avec les autres ! »

Une perspective qui motive, même ceux dont les auteurs du projet auraient pu douter : « Quand la question a été posée, moi j’ai dit que j’étais partante, raconte Anne Leduc, la femme de Gilbert. Il ne s’y attendait pas trop, mais ça me donnait envie de rebondir sur autre chose, développe Anne, intermittente du spectacle et famille d’accueil à cette époque. Je me disais qu'on avait encore plein d'années devant nous pour mener de nouveaux projets ! »

« Des projets de transition écologique, sociétale... rebondit une autre Anne, la femme de Denis le moustachu. Moi j'avais envie d'aller vers autre chose en terme de mode de vie, j'avais envie d'expérimenter » complète l’ancienne institutrice.

Pour y arriver, chacun va devoir vendre sa maison, à plus de 50 ans. « Ce n'est pas une paille ! » comme dirait Bruno.

Ça suppose de lâcher tout ce qu'on avait avant, pour repartir. Faut accepter d'être déstabilisé.

Anne L.

Un déchirement ? Pas vraiment... « Ce sont nos enfants qui nous ont dit : Quoi !? Après tout le travail, toutes les rénovations que vous avez faites dans cette maison, vous voulez la vendre, comme ça ? » se souvient Christine Duménil, orthophoniste de profession. Des réactions qui interrogent leurs motivations, évidemment « mais en fait on s'est rendu compte, que le projet était bien plus fort que ça... »
 


La réflexion individuelle et collective, est lancée autour de trois mots clés : habitat, accueil et activité.

L’idée, c’est de relocaliser, de partir des richesses humaines et naturelles, voir quelles sont les ressources, et comment les utiliser.

Jean-Luc T.

Cela passera notamment par l’éco-construction. Les habitants veulent rénover le plus écologiquement possible leur futur lieu de résidence. La terre et le bois seront privilégiés.

D'autres travaillent depuis des années avec des enfants, en tant qu'institutrice, infirmière ou famille d'accueil. Elles côtoient des jeunes en difficulté. L'idée mûrit de créer un accueil social dédié à de jeunes parents isolés. L'association s'appellera "Trois Petits Pas".

Le changement de lieu de vie pousse chacun à s'interroger sur son métier, sa place et son rôle dans la société. Pour certains, le déménagement sera l'occasion d'exercer dans une autre structure par exemple. Pour d'autres, il sera synonyme de reconversion, à l'image de Gilbert qui, à 50 ans passés veut devenir boulanger. Lui qui avait gravi les échelons au sein de la direction départementale de l’équipement va obtenir un CAP. Encore fallait-il trouver le fournil où exercer ce nouveau métier...
 

De l’ancienne grange à l’éco-hameau

Le défi était de taille : trouver un endroit assez grand pour que six couples puissent y habiter. Ils veulent vivre à la campagne, dans un bâtiment ancien dans l'idéal. Près d'une gare pour pouvoir rejoindre facilement la métropole rennaise où certains continuent de travailler. 
 


Durant trois ans, les douze amis ont donc cherché jusqu'à tomber sur la Bigotière. « Ça n'a pas forcément été le coup de foudre pour tout le monde au départ, se souvient Isabelle H.
 

Moi, j'ai trouvé le chemin vraiment trop long, c'était angoissant. Mais quand j'ai vu la cour, j'me suis dit : Waouh, là on peut faire quelque chose !

Isabelle N.

Au bout d’un chemin long de 500 mètres, une ancienne ferme se dévoile. C’était, au début du 20ème siècle, la propriété du ministre malouin Guy La Chambre. « Mais des écrits datant de 1137 font déjà mention de ce lieu ! » se réjouit Henri, passionné entre autres de généalogie.

À cette époque, la ferme était une grange pour l’abbaye de la Vieuville. « Une dame qui fait une thèse sur les granges des abbayes cisterciennes nous a appris qu'un des bâtiments, est une sorte de rareté en Bretagne, parce qu’il date du 13ème / 14ème siècle, et qu’il n’en reste pas tant que ça ! raconte tout sourire Jean-Luc Toullec.

Quelques siècles plus tard, la Bigotière s’étendait sur près de 50 hectares. « Entre les deux Guerres mondiales, c’était une grande ferme d’Epiniac. Ça aussi on l’a découvert plus tard… »
 


Quand ils la découvrent, la ferme en question n’a plus la même allure. Certains bâtiments commencent à s’écrouler. Il fallait réussir à se projeter. « Tout est fait pour que ça fonctionne, positive Anne-Marie, la dessinatrice qui a décidément le compas dans l’œil : On arrive sur le terrain par un chemin au nord, les deux bâtiments les plus proches du chemin d’accès sont destinés à l’accueil : l'accueil social d'un côté et de l'autre le petit bâtiment qui servait d'anciennes soues, c’était parfait pour le fournil ! Enfin, de l'autre côté de la cour, en second plan, deux autres corps de ferme pour les logements privés : on ne pouvait pas rêver mieux ! »

Outre les bâtiments, plutôt bien orientés, les quatre hectares de la Bigotière offrent un panel de possibilités : bois, bocage, ruisseau... « Le ruisseau, ce n'est pas anodin, insiste Gilbert. L'eau c'est plein de choses : c'est à la fois la vie, c'est l'eau qui bouge, c'est là où on fait des barrages avec les gamins... Tout cela, ça a du sens ! On est tous sensibilisés à l'environnement, et comme on a tous des envies de nature... » Banco !

Les douze amis mettent en place une SCA, une société civile d'attribution pour acheter et rénover leur futur habitat partagé.
 

Ruche ou fourmilière, les projets fusent à la Bigotière

Dès fin 2016, les premiers couples investissent les lieux. Ils ont du pain sur la planche aux sens propre et figuré. En plus de rendre vivables leurs logements, l’espace d'accueil social est lancé, le fournil est aménagé, le futur verger débroussaillé…
 

  • Vers un jardin pédagogique

Les quatre hectares de terrain offrent de belles possibilités. Très vite, des pommiers ont été plantés dans le futur verger. « On a mis des Rougets de Dol, un pommier local » nous explique Jean-Luc plutôt content d'avoir récupéré un greffon qu'un habitant d'Epiniac leur a donné. 

Quand notre équipe de télé est venue pour la première fois tourner à la Bigotière, une vingtaine de personnes étaient en pleine réflexion entre la mare et le poulailler, joliment prénommé "cocotte palace". Certains des habitants mais également des voisins, des amis et des bénévoles essayaient de se projeter : « Description des plantes présentes, ça va avec interprétation ? » « On pourrait aussi créer un poulailler mobile ?! » 

Autour de Marc, animateur jardin et biodiversité au sein de l'association Des idées plein la Terre, chacun y va de son envie. Que faire de cet espace ? « L'idée, c'est de voir ensemble ce à quoi pourrait ressembler le futur jardin pédagogique. »

Crayon en main et bottes au pied, les uns et les autres imaginent. « Si t'as un groupe de classes qui arrive, il faut quand même un endroit pour les accueillir ! » Entre les poules, les chèvres, les moutons qui ont déjà pris leurs repères, sans oublier les ânes et les chevaux de Pas, trot, vite qui viennent régulièrement se ressourcer à la Bigotière, l'objectif est que chacun, habitant et visiteurs, puisse profiter de l'espace. 

« Ce serait peut-être bien de garder une entrée privée, distincte de l'entrée publique qui pourrait être plus matérialisée ici » suggère Dorian, un des locataires qui réside sur place en ce moment. Pour, contre. Pourquoi ? Comment ? Les échanges sont constructifs. « Ça se dessine, ça va être chouette je pense ! » se réjouit Christine, une des habitants, à l'issue de ce temps de réflexion.
 


« Le jardin c'est un lieu de rencontre ! poursuit-elle. On peut jardiner ensemble ou juste en profiter comme un lieu de passage où on se pose. Cela peut aussi être un lieu d'échange profond. » 

En plus d'un jardin pédagogique, Jean-Luc, ancien professeur en lycée agricole, rêve aussi de développer à la Bigotière un espace de formation agricole, et pourquoi pas aussi un "éco-centre" : « Ce serait une sorte d’école pratique de la nature et des savoirs. C’est une école qui existe déjà en Drôme. Une manière finalement de reconnecter les êtres humains à la nature. » La réflexion fait son chemin...
 

  • Trois Petits Pas, pour reprendre pied

Dans le plus haut des bâtiments, l’association « Trois Petits Pas » a très vite aménagé trois appartements. Au rez-de-chaussée, des cloisons ont été cassées pour offrir un large espace avec un coin cuisine et une salle où les jeux sont aussi nombreux que variés : tapis de sol, tricycle, pots de peinture, jeux de construction… On se croirait dans une crèche, sauf qu’ici les parents vivent avec leurs enfants. « C’est un lieu de vie ! confirme Anne Constant. Des parents y sont accueillis avec leurs jeunes enfants, ou enfants à naître, pendant une période un peu compliquée durant laquelle ils ont besoin de soutien. »

« Il y a toujours quelqu'un avec nous, c'est rassurant, c'est vraiment mieux qu'en foyer ! » témoigne Lauriane, 19 ans. Tout juste rentrée du travail, la jeune maman vient de se lancer dans un atelier peinture avec ses deux fils Nolan et Aaron. Anne Leduc, la permanente de service ce jour-là, n'est pas loin. « C’est une structure à l’échelle humaine, où les mamans peuvent retrouver une ambiance familiale » explique cette autre habitante de la Bigotière impliquée dans cet accueil social si particulier.

« Pour une infirmière, complète Myriam Grandière qui vit et travaille aussi à la Bigotière, nous sommes ici dans la prévention, mais dans le social, on dirait que nous sommes un peu en amont pour éviter un placement. »  

Jusqu’aux 3 ans de l’enfant, les mamans s’y ressourcent, reprennent confiance, se projettent. À leurs côtés, les permanentes -comme on les appelle- sont présentes mais discrètes : « Nous sommes là en soutien, mais pas dans la prise de décision. » 

Katell acquiesce. La jeune fille aux longs cheveux blonds s’est battue pour faire sa formation en alternance à Trois Petits Pas : « Le fait d’avoir les mamans et leurs enfants en même temps, c’est un accompagnement global, vachement enrichissant pour elles comme pour moi » avoue la future auxiliaire de puériculture.
 


En allant voir les poules et les chèvres par exemple, ces parents et enfants croisent souvent du monde à la Bigotière. « Des gens bienveillants, qui ne vont ni les juger ni les insulter. Il y a là des petits et grands événements qui leur permettent de rentrer en contact avec des personnes extérieures, précise Anne C. Ça peut les aider à se sentir mieux, à passer une étape dans la relation avec l’autre. »
 

  • Des chantiers participatifs tous les mois

Après le bâtiment dans lequel l’association Trois Petits Pas a donc élu domicile, une yourte attire l’œil. C’est là que certains logent, de façon plus ou moins provisoire. C’est le cas, en ce moment d’Anne et Denis : « C’est très insolite ! Quand on est là, on est ailleurs… »  sourient-ils.

Le couple est le seul à avoir gardé son précédent logement, un autre habitat partagé, qu’il leur était impossible de quitter. Parfois ici, parfois là-bas, ils retapent beaucoup eux-mêmes leur prochain nid : « On expérimente des matériaux, on essaie… Pour l’instant, ça rend pas mal ! savoure Denis. C’est stimulant, c’est vivant ! »

Régulièrement, comme sur d’autres bâtiments de la Bigotière, des ‘Twizeurs’ (nom donné aux personnes passées par le réseau social Twiza) viennent leur prêter main forte. Il s’agit de volontaires, logés et nourris en échange de leur participation à des chantiers d’habitats écologiques.

L’occasion par exemple d’apprendre à faire de l’enduit à base de chaux et de chanvre. « Ça permet d’acquérir des connaissances sur les constructions écolos, mais aussi d’échanger, de se rendre utile, et de découvrir, comme ici, des lieux inspirants. On sent qu’il y a là un bel équilibre, ça donne des idées ! » explique Lili, 34 ans entre deux tentatives de projection.

Le résultat, peut être approximatif, peu importe : « C’est l’avantage de ce type de matériau, on peut le retravailler une fois posé, répond Jean-Luc qui joue ce jour-là le chef de chantier. Et ce n’est pas grave si ce n’est pas un super plan, on apprend en faisant ! Le résultat sera le fruit de notre esthétique collectif ! »
 


Si les habitants de la Bigotière sont aussi indulgents, c’est notamment parce qu’ils ont eux-mêmes beaucoup observé avant de passer à l’action. « Avant d’arriver à la Bigotière, on a puisé des idées ailleurs, on s’est nourrit d’autres choses, raconte Denis. Et si ça peut permettre aujourd’hui à d’autres de prendre des petits bouts, c’est chouette ! »

Outre ces Twizeurs qui participent à l’évolution du lieu, une autre jeune volontaire vient elle aussi, de plus en plus régulièrement y puiser l’inspiration. Il s’agit de Nolwen, une voisine attirée par la boulangerie...
 

  • À l'Escale Pain, des pains vivants et du lien

La première fois que nous l’avons rencontrée, en novembre dernier, la jeune femme de 27 ans hésitait à s’inscrire en CAP. Gilbert lui a ouvert son fournil. Ils ont tous les deux très vite oublié nos micros et caméra. « Alors, petit épeautre… Il m’en faut 6 ! »

Un œil sur ses commandes, l’autre sur la température du four, Gilbert enchaîne les fournées, tout en continuant d’expliquer : « 625 grammes chacun, et ça c’est le petit pâton, que je mets de côté pour le levain de mardi. »

Nolwen pèse, sans en perdre une miette. Le boulanger a choisi de ne travailler qu’avec du levain et des blés anciens. « C’est un peu une forme de non dépendance au commerce, acquiesce Nolwen. La levure, t’es obligée de l’acheter alors que le levain, c’est comme des graines que tu ressèmes. Personne n’a le même ! »

Issue du milieu paysan, la jeune femme voudrait valoriser la matière brute qu’elle voit pousser. « En tant que boulanger, y a autre chose, ajoute Gilbert. T’es en lien avec les gens qui ont cultivé la farine, respecté la nature, mais t’es aussi en lien avec les gens qui vont consommer : c’est tout ça que je trouve super ! »
 


Ces deux-là sont visiblement sur la même longueur d’ondes. Nolwen prendra-t-elle la suite de l’Escale Pain ? L’avenir nous le dira, en attendant Gilbert voit les gens défiler dans son fournil. Parfois pour un café. Parfois pour acheter du pain.

Parfois juste pour regarder et discuter. « C’était l’idée ! De créer un lieu où les gens peuvent venir. Pour moi, travailler des blés anciens, ça avait du sens… Si en plus cela peut être un tremplin, c’est un grand bonheur ! »

L’homme n’a pas choisi la facilité. Il fait de grosses journées, a vu son revenu largement diminué, mais c’est un homme heureux : « La richesse, c’est vraiment de rencontrer, de faire des choses avec des gens, d’avoir des sourires, d’écouter la nature… La richesse pour moi, ce n’est pas la monnaie ! »
 

  •  Rencontre autour des Paniers du Ruisseau

C’est précisément en allant vendre ses pains sur les marchés des alentours que Gilbert a tissé de nouveaux liens. Pour faire ses brioches, il a acheté des œufs à Séverine, puis a rencontré Alcide, un éleveur qui travaille dans les parages…

De fil en aiguille, l’idée de paniers locaux et bio a fait son chemin, pour devenir très concrète en mars 2020, au moment du premier confinement. « Faute de marchés, des producteurs nous ont appelés » se souvient Nathalie Uguen, la coordinatrice des Paniers du Ruisseau qui ont vu le jour dans la foulée.

L’idée : faire le lien entre ceux qui produisent et ceux qui consomment. Autant dire que le vendredi après-midi, le long chemin qui mène à la Bigotière est très emprunté ! Entre ceux qui amènent leurs légumes, viandes, ou encore produits laitiers… Ceux qui viennent filer un coup de main à la constitution des paniers… Et ceux qui viennent les retirer : « C’est un point de rencontre, certains s’y donnent rendez-vous. Ça papote, commente Nathalie. Les gens passent un bon moment, tout en achetant local et bio, on est content ! »
 


Les habitants de la Bigotière voulaient du mouvement, de l’activité, un lieu ouvert : c’est gagné ! Au point, que pour ne pas perdre le fil, le blog de leur association peut être utile...


Écouter et lâcher prise

Mais comment, avec tous ces projets, ne pas perdre pied ? Comment ne pas « s’oublier » comme le craignait au début de l’histoire Isabelle Nué ? Le risque est grand de ne plus se sentir chez soi. « Globalement, c’est super sympa, mais des fois… reconnaît Anne Leduc. Il y a une telle énergie parmi nous douze, des fois, oui : on est fatigués ! » 
 

  •  Ne pas s'oublier

« D’où l’importance d’avoir son coin perso ! renchérit Myriam. Ça, c’est indispensable, on a tous besoin de notre bulle ! Le collectif nous fait grandir, mais quelquefois on n’en a pas envie ! On veut être seul, en couple ou en famille. » D’autant, complète Isabelle N. que « le collectif ne peut pas fonctionner, si on n'est pas bien soi-même et dans son couple. On se l'est dit dès le début. »

Une des solutions pour que le collectif dure et fonctionne, serait donc de savoir dire non. Oser lever le pied et s’éloigner. « On n’est pas toujours ensemble, et heureusement, commente Bruno. « Quand je viens ici, poursuit Denis, ça m’arrive de ne pas bricoler, même si le chantier est en cours. On s’interroge sur notre alimentation, nos déplacements, mais il faut aussi penser au rythme ! Si la Bigotière est synonyme d’emballement, ça pose question !... »
 

  • Respecter les espaces public / privé

Pour réussir à couper, l’organisation de l’espace s’avère cruciale. La cour joue le rôle de frontière que le public ne dépasse pas. C’est d’autant plus important pour ceux qui travaillent sur place : « Les espaces sont assez clarifiés. Il y a le cadre de travail et celui du temps libre, décrit Myriam. Si on est au jardin, ce n’est pas interdit de se côtoyer, mais il y a un respect. » « On ne se comporte pas comme chez nous partout ! complète Henri. On est chez nous dans les espaces communs, et dans nos espaces à nous. Pour le reste, on n’est plus chez nous ! » 
 

  • Ne pas tout compter

Un des sujets de fâcherie tourne évidemment autour de l’aspect financier. Dès le départ les douze habitants se sont mis d’accord. Pour les travaux : « Tout le gros œuvre (aménagement des murs, couverture...) est partagé quel que soit la taille des logements, détaille Jean-Luc. Par contre, le second œuvre (l'intérieur, les cloisons,…) cela relève de l'aménagement que chacun fait. »

Si chaque habitat partagé a son propre fonctionnement, à la Bigotière, les habitants ont décidé d’alimenter un pot commun qui sert aux dépenses du hameau. « Cela nous sert pour les repas que l’on fait ensemble, ou encore pour l’achat de matériel nécessaire à tous » explique Christine.

Surtout, ici, les habitants ont choisi de ne pas tout compter. « En terme de consommation d'énergies par exemple, on partage les factures. On n’est pas dans une logique de compter tout au détail près : le nombre de jours passés sur le chantier, le nombre de lessives faites dans notre buanderie commune, on ne compte pas tout, on partage selon les coefficients établis ! poursuit Jean-Luc. Parce que ce serait une énergie folle ! Il faut accepter de faire confiance. »

« Ici, on s'est libéré de compter, complète Gilbert. Il y a des gens qui ont des compétences et qui les mettent au service des autres. Des gens qui ont de l'énergie, d'autres qui en ont moins. Chacun fait à sa mesure ! »
 

  • Parler et écouter

Et quand il y a désaccord, car ici aussi ça arrive…  « Oui, ça pète, ça peut arriver… Ben on essaie de se réconcilier ! répond avec malice Anne L. C’est un gros boulot ! Et si un jour cela devient insupportable ? Ben, on vendra, ou on se côtoiera comme de simples voisins, mais j’y crois pas en fait, parce qu’on a déjà fait beaucoup de choses sans se fâcher ! »

Depuis ses débuts, le groupe travaille en effet sur les points de tension éventuelle : gestion des conflits, place du je dans le collectif, importance de l’argent… Régulièrement, les douze se réunissent pour échanger, parfois avec un coach qui leur apprend à mieux se connaître et s’écouter.

« Notre défi c’est de faire de nos différences, des forces ; du moins que ces différences n’empêchent pas la démarche collective » explique Jean-Luc. En cours de route, un des couples a décidé de partir : « une vraie rupture » selon Isabelle H. « C’est une expérience qui a nourri le groupe au final. On sait maintenant qu’il faut prendre les questions et les doutes le plus tôt possible. »
 


Voilà pourquoi, les douze habitants n’ont qu’un mot à la bouche quand on leur demande quelle est la clé : « Il faut parler ! Si y a un truc qui gratte, on le dit ! » résume Isabelle N. Parler et s’écouter : « Quand on se réunit, on commence par faire le tour de chacun pour voir quoi traiter en priorité » commence Gilbert. « Chacun met sur table ses arguments, on écoute... » commence Christine. « Et on donne tous notre avis ! poursuit Myriam. Ça permet d’éclairer, d’avoir le point de vue de l’autre. »
 

  • Consentir et lâcher prise

Et pour trancher ? Pas de chef, pas de vote : « Le vote fait des déçus, non, nous, on travaille sur le consentement, explique Christine. On se rallie à quelque chose de consensuel. C’est du temps à passer. Parfois on repart sans avoir décidé ! Mais ça mûrit, chacun avance, on en rediscute et finalement une décision finit par se prendre par consentement. »

D’où l’importance aussi… de lâcher-prise. Une autre clé, selon eux, dans un habitat partagé : « Je pense qu’on a trouvé notre mode de fonctionnement, conclut Bruno. Aujourd’hui, on arrive à communiquer facilement, même s’il y a désaccord, mais sans crier. Pour que les choses avancent, il faut que tout le monde soit entendu. » « Il faut toujours s’ouvrir ! C’est le dialogue, sourit Anne L. pour finir. La communication, c’est du boulot ! »
 

  • Faire la fête

Des moments intenses, on l’imagine bien, qu’il faut, c’est leur dernier conseil : compenser par des moments de convivialité. « Non pas que nous sommes de gros fêtards mais cela fait partie de la vie. C’est le cœur du projet : Vivre ensemble, vivre avec, ça passe par des moments de fête. »
 


Trois générations, bientôt quatre, et après ?

En quelques années, la Bigotière serait donc devenue une sorte de laboratoire, où douze motivés tentent d’appliquer au quotidien plein de belles idées : réduire son impact sur la planète, tisser du lien, écouter…

Ensemble, ils expérimentent une autre façon de vivre, en partageant. Ça pourrait paraître douze ou six fois plus compliqué… « En vrai, on s’complique pas du tout la vie, au contraire, réplique Isabelle H. On se la simplifie ! » « Ça ne multiplie pas la difficulté, complète Myriam, ça multiplie l’énergie et les idées… »

Certains, comme Bruno et Henri, se sont découverts un vrai goût pour le collectif : « Pour que je me sente bien, il faut que je fasse des choses pour les autres » reconnaît Bruno. « Ici, j’ai vraiment le sentiment d’œuvrer pour le collectif, complète Henri, le doyen de la Bigotière qui est aussi pour l’instant le seul retraité. « Je me suis rendu compte, même si je n’en ai pas l’étiquette, que j’étais un peu communiste. »

De là, à dire que leur projet de vivre ensemble est militant… Certains l’assument clairement : « Pour moi, oui : j’avais envie de prouver que c’était possible ! De monter qu’on pouvait porter une vie collective, reconnaît Jean-Luc pour qui l’approche environnementale et écologique est aussi très importante. On cherche juste à être cohérent entre ce qu’on pense et ce qu’on vit. »

« Moi, le militantisme c’est pas ma tasse de thé, rétorque Bruno. Peut-être que certains ici ont un peu déteint sur moi, je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que ce choix de vie bouscule certaines habitudes. Nous vivons dans une société très individualiste. Là, on remet en cause plein de choses ! »

Aujourd’hui, en plus des douze habitants, des locataires ainsi que trois familles hébergées par Trois Petits Pas, vivent à la Bigotière. Cela représente au total 21 personnes âgées de 60 ans à quelques mois. Trois générations, et bientôt une quatrième : « Maman ne pouvant plus rester chez elle, la question s’est posée, explique Henri, un peu gêné.

Comme à l’accoutumée, les habitants en ont discuté, tous ensemble ouvertement : est-ce qu’accueillir à temps plein une personne âgée est souhaitable et réalisable ? « Je ne voulais surtout pas l’imposer et là, ça a renforcé encore plus le groupe : ils étaient tous d’accord pour l’accueillir, c’était comme une évidence, poursuit Henri visiblement touché. Ça fait vachement chaud au cœur. »

Des travaux vont être effectués pour rendre le logement en question plus accessible aux personnes handicapées.

Une nouvelle étape dans leur habitat partagé. Quelles seront les prochaines ?  « L’avenir du lieu, ça se décide un peu chemin faisant, répond Gilbert au bord de l’eau. Peut-être qu’on fera de l’accueil de migrants, c’est une autre vraie question de société !... »
 

 

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