"Triste tigre" de Neige Sinno censuré dans un lycée privé. "Une décision injuste qui participe au silence autour des violences sexuelles faites aux enfants"

En lice pour le Goncourt des lycéens, "Triste tigre" a été retiré de la bibliothèque d'un lycée privé de Ploërmel. Le roman de Neige Sinno fait le récit de l'inceste qu'elle a subi de 7 à 14 ans. L'autrice s'est déplacée dans cette commune du Morbihan, le 15 novembre. Elle estime que cette "interdiction s'ajoute au silence qui entoure les violences sexuelles faites aux enfants" estimées à 160.000 chaque année, en France.

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Le déplacement de Neige Sinno à Ploërmel est symbolique. Dans cette commune rurale du Morbihan, le lycée privé catholique La Mennais a retiré son roman Triste tigre des étagères du CDI. L'écrivaine est là pour défendre son texte, en lice le Goncourt des lycéens - dont le lauréat sera révélé la semaine prochaine à Rennes.

Triste tigre revient sur l'inceste que l'autrice a subi entre 7 et 14 ans. Son interdiction au prétexte que le récit "peut heurter les sensibilités", ainsi que l'a justifié la directrice de l'établissement scolaire, a suscité la consternation. Et l'incompréhension d'autant que le lycée s'est inscrit au Prix de la plume lycéenne organisé par la Région Bretagne et le rectorat. Le projet permet aux élèves volontaires de rédiger dix chroniques sur les 16 romans sélectionnés pour le Goncourt des lycéens. À La Mennais, la liste a donc été réduite à 15. Sans hésitation.

"Pour se construire, on a besoin d'avoir accès à tout"

Ce mercredi 15 novembre, les lecteurs se pressent dans cette librairie de Ploërmel où la romancière est invitée. Parmi eux, une élève de première du lycée privé qui, comme d'autres, s'est procuré le livre ailleurs. Elle explique qu'elle a été "touchée" par le récit. "Au-delà du témoignage, il y a toute une réflexion et une invitation à la pensée, confie-t-elle. L'inceste est un sujet dont on ne parle pas beaucoup. C'est touchant que Neige Sinno nous donne accès à ça".

On n'a pas compris cette décision. J'ai trouvé choquant que l'on empêche cet accès à une vision

Une élève du lycée privé Le Mennais

La jeune fille fait du groupe d'élèves volontaires pour le Prix de la plume lycéenne. "Quand le livre de Neige Sinno a manqué à l'appel, on s'est demandé pourquoi, relate-t-elle. Notre directrice nous a expliqué que le rôle du lycée, c'est d'aider les élèves à se construire et pas à se déconstruire à cause de témoignages violents. On n'a pas compris cette décision. J'ai trouvé choquant que l'on empêche cet accès à une vision. Pour se construire, on a besoin d'avoir accès à tout, même si tout n'est pas bon à voir, on doit pouvoir le palper pour y réfléchir".

"Le silence face aux violences sexuelles faites aux enfants"

Quand Neige Sinno demande à la lycéenne si elle est là pour soutenir les enseignants qui se sont mobilisés contre le retrait du livre, celle-ci répond : "On est surtout là pour vous soutenir, vous". L'échange dure quelques instants. D'autres élèves présents ajoutent : "On s'est bien battus".

La romancière se dit "émue. Il y avait d'autant plus de lecteurs et de lectrices car ils sont solidaires de ma démarche dans mon livre, souligne-t-elle. Ils ont été choqués par une interdiction qui vient se rajouter à un silence qui existe déjà autour des violences sexuelles faites aux enfants. Le libraire, les profs du lycée et les élèves qui se révoltent contre une décision injuste, c'est émouvant".

Toutes les stratégies de silenciation autour des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants sont très présentes dans mon texte

Neige Sinno

Autrice de "Triste tigre"

Elle rappelle que "les violences sexuelles faites aux enfants ont lieu dans tous les milieux, dans toutes les cultures, religions et classes sociales".

Neige Sinno n'avait pas imaginé que son livre puisse être interdit. Elle cite Toni Morrison dont les romans ont été "retirés de certains lycées sous la pression de groupes de parents et des directions d’établissements. Toutes les stratégies de silenciation autour des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants sont très présentes dans mon texte, note-t-elle. Les livres doivent être accessibles à tous pour avoir partout et pour tout le monde de la connaissance disponible. C'est un recul que l'on refuse à des gens qui pourraient en avoir envie un texte qui pourrait leur apporter quelque chose".

La Ciivise demande l'imprescriptibilité des faits

En France, 160.000 mineurs sont victimes de violences sexuelles chaque année. Après plus de deux ans d'enquête et le recueil de la parole de près de 30.000 personnes, la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) rend public son rapport ce 17 novembre. "Elle espère que ce rapport sera lu et qu’il suscitera l’intérêt des mouvements et professionnels de la protection de l’enfance et celui des mouvements et professionnels de la lutte contre les violences sexuelles, écrit-elle en préambule. Elle espère qu’il sera lu par tous les citoyens, quel que soit leur métier ou leur engagement, parce que ce dont parle la Ciivise les concerne nécessairement". 

Il ne faut pas passer à côté du fait que la violence, c'est violent : c'est ce que le mot veut dire

Edouard Durand

Président de la Ciivise

La Ciivise formule une série de préconisations et notamment l'imprescriptibilité des faits. "Peut-on opposer le temps qui passe aux enfants enfermés par l'agresseur et par la société complaisante dans le silence ? interroge Edouard Durand, le co-président de la Ciivise, ce vendredi, sur France-Inter. Peut-on reprocher à un enfant à qui on brûle la langue avec un mégot de cigarette de ne pas parler à temps ? Il ne faut pas passer à côté du fait que la violence, c'est violent : c'est ce que le mot veut dire".

La Ciivise demande également à ce que sa mission se poursuive, son mandant étant censé se terminer à la fin de l'année. "Qui peut prétendre sérieusement que trois années auraient suffi pour lutter contre un déni qui est enraciné en chacun de nous depuis tant d'années ? C'est impossible. C'est un engagement, c'est le prix à payer mais c'est le prix de la fidélité à la parole des victimes" dit encore le co-président de la commission.

(Avec Julien Dubois)

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